Interview avec Barnabás Tóth, réalisateur du film “Ceux qui sont restés” (2019), adaptation d’un roman de Zsuzsa F. Várkonyi.

Sa carrière d’acteur commence dès l’enfance: très jeune, il est doubleur de voix et amateur de culture française. Plus tard, il obtient un diplôme d’économiste, de producteur et de réalisateur. Il est fondateur et membre actif de la compagnie de théâtre d’improvisation Momentán. Après avoir réalisé une vingtaine de court-métrages – Újratervezés (Reprogrammation), Susotázs (Chuchotage) – son premier long métrage, Akik maradtak (Ceux qui sont restés, 2019) récolte un incontestable succès. De nos jours, l’ensemble des critiques, la presse internationale parle de lui, il a été l’invité du festival Telluride et il est d’accord avec Wenders : des histoires, il n’y a que dans des histoires.

Votre film, Ceux qui sont restés, n’appartient ni à la catégorie du film sur la Shoah, ni à celle des films sur les années cinquante, même si, thématiquement, il s’apparente aux deux. Avez-vous quand même pensé pendant la préparation à certaines œuvres „similaires” dans l’histoire du cinéma hongrois – notamment à ceux de Zoltán Fábri? Ont-ils influencé votre vision?

Bien sûr! Zoltán Fábri est un de mes réalisateurs préférés, mais cette fois-ci, ma référence était Bizalom (Confiance) de István Szabó (avec ses deux personnes enfermées dans un appartement) et Angi Vera de Pál Gábor. Le thème de l’amitié entre un homme mûr et une jeune fille évoque Léon de Luc Besson et Le beau-père de Bertrand Blier.

Mais ce qui est particulier à ce film, c’est qu’il nous présente des survivants du génocide sans les questionner sur leur passé : on sait très peu de choses, surtout en ce qui concerne la vie antérieure de l’homme.

Je souhaitais attirer l’attention sur le rôle des sentiments, sur la force thérapeutique de l’amour et montrer la possibilité de surmonter le passé, même quand la situation est totalement désespérée. À quoi bon présenter une énième histoire d’échec, même si nous, les Hongrois, sommes très forts pour ça ? Le roman met l’accent là-dessus. Mon film lui donne une portée universelle comme récit d’un traumatisme et de son dépassement.

En lisant le roman de Zsuzsa F. Várkonyi Roman de jeune fille pour temps masculins, qu’est-ce qui a suscité votre intérêt ? Avez-vous tout de suite décidé d’en faire un film ?

Oui. J’ai repéré immédiatement les caractéristiques cinématographiques de l’histoire : les personnages et les dialogues étaient complexes et développés. Il me semblait que les quatre premiers chapitres étaient utiles, mais pas le dernier. Il y avait trop de flash-back, les personnages étaient trop nombreux et il fallait en supprimer certains. C’est le travail classique d’un scénariste, parce que la littérature et le cinéma sont deux domaines artistiques différents. Ma complice pour adapter le texte était la dramaturge Zsuzsi Várady. À un moment donné, je n’avais plus d’idée pour la deuxième partie du film quand l’adolescente grandit, elle devient une jeune adulte et la sexualité fait son apparition… Afin de pouvoir développer l’histoire, j’ai fait appel à la scénariste Klára Muhi qui m’a montré certaines possibilités à explorer : la surveillance paranoïde de l’époque qui juge cette relation, les sentiments plus profonds de l’homme. Elle m’a donné beaucoup d’impulsion et nous avons terminé ensemble le scénario. Mais tous les ingrédients se trouvaient déjà dans le roman, il fallait les remarquer.

Vous et l’auteur avez tous les deux raconté des anecdotes : les indispensables débats entre vous au cours de l’élaboration du scénario, votre choix le plus déterminant qui consiste à suggérer une suite plus positive et à ne pas parler du futur malheureux du héros principal et des destins tragiques des autres personnages. Sur quels points avez-vous le plus débattu ?

Zsuzsa a accepté facilement le dénouement moins négatif du récit. Elle n’aime pas non plus la déprime totale. Par contre, elle a trouvé le scénario trop maigre, elle n’avait pas conscience des informations cinématographiques qui le complètent : le montage, les gros plans, la musique. Selon elle, la culture juive aurait dû jouer un rôle plus important mais finalement elle a accepté ma décision. Elle se montrait très généreuse, et en même temps, se méfiait de moi. Je la comprends : son roman est son unique « progéniture » littéraire.

Une psychologue praticienne se débrouille-t-elle plus facilement quand il s’agit de construire des personnages ? Ses dialogues sont-ils plus crédibles ?

J’en suis sûr et certain. Elle me dit souvent de ne pas voir mais entendre ses caractères. Il est fort probable que la plupart des psychologues seraient des écrivains médiocres tout comme les écrivains ne comprennent pas non plus forcément la psyché.

Votre choix d’auteur à propos de la relation entre les deux héros est exceptionnel : montrer d’une manière extrêmement sensible la manifestation du double caractère du lien qui les réunit : une relation paternelle et une relation amoureuse qui s’entremêlent et ne se séparent plus. Est-ce qu’il y a des dissonances entre la représentation de la vie du « couple » dans votre film et dans le roman ? Si je ne me trompe, vous avez décidé d’adapter l’œuvre après avoir lu la situation délicatement choquante : l’interaction sexuelle qui outrepasse une limite.

Oui, c’est exactement à ce moment-là que je suis tombé amoureux de ce roman. J’ai un faible pour l’audace : en effet, à la suite de cette interaction marquante, un simple roman pour fille se transforme en une œuvre moderne et intéressante. Par ailleurs, c’est ce qui caractérise bien le travail complexe de l’adaptation, puisque j’ai partiellement abandonné cette scène, celle qui m’avait attiré et donné envie de faire ce film… Il faut dire que sur l’écran, la sexualité explicite est plus brute que dans un roman (dans le roman, sa description est très éthérée). Aussi, la représentation crue de ce moment crucial aurait détruit la structure fine et fragile de l’ensemble du film. Pour moi, c’était très stimulant de montrer la relation d’un quadragénaire renaissant psychiquement et d’une fille de 17 ans dont le corps s’éveille. Ils s’aiment plus que tout. Mais Aldo est très honnête et d‘une sagesse exemplaire : il s’interdit d’approcher la fille de trop près, et se sacrifie en prenant une autre compagne, Erzsi, qui n’est rien qu’un moyen de le séparer de la petite et de la « mettre en sécurité ». Dans le roman, sa vie avec Erzsi est heureuse, tandis que la petite Klara ne reste, par la suite, qu’une âme-sœur. Moi personnellement, je préfère le romantisme mélancolique : les sentiments de Aldo me paraissent plus complexes.

La dramaturgie chromatique est extrêmement bien réfléchie, l’évolution dramatique de la couleur rouge est signifiante.

Vraiment? Je ne l’ai pas remarquée, mais ça me plait beaucoup! Avec le chef-opérateur Gábor Marosi, on avait l’intention de laisser entrer la lumière dans l’histoire (avec de plus en plus de scènes de jour et en extérieur), ainsi que les couleurs bleue et verte. Le rouge se manifeste dans le rouge à lèvres, dans le bonnet de Klára, dans les accessoires féminins.

Ceux qui sont restés ne peut être considéré comme un film sur les années 1950 car la période reste en arrière-plan, sans analyse. L’Histoire est représentée en filigrane, par des signes visuels très discrets. On pense à Szerelem (Amour) de Károly Makk… Comment vous êtes-vous préparé pour évoquer cette époque ? Qu’est-ce que vous pensez du nouveau film de Kristóf Deák, Foglyok (Prisonniers), qui se déroule également dans les années 1950 ?

J’ai regardé Amour, évidemment. Là aussi, l’Histoire apparaît d’une manière implicite. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas tellement l’époque mais les relations, les sentiments. Les points communs avec Foglyok sont nombreux : il a été tourné avec le même budget, sur les mêmes lieux ! J’aime les films de Kristóf et j’aime bien Kristóf. Il m’a invité à jouer dans son prochain film. Je crois qu’on se sent proche l’un de l’autre. Nos univers, notre façon de travailler se ressemblent.

Vous avez un parcours très hétéroclite : en tant qu’enfant-acteur, vous excellez dans le film Gyerekgyilkosságok (Infanticides) d’Ildikó Szabó ; vous êtes diplômé à la fois de l’université d’Art dramatique et cinématographique et de l’université d’Économie ; votre propre troupe de théâtre Momentán existe depuis 18 ans ; vous avez signé d’excellents court-métrages et deux longs. Quel regard portez-vous sur votre passé et quels sont vos projets pour l’avenir ?

Actuellement, je me concentre sur la réalisation. Je prépare mon prochain film : un drame riche en péripéties se déroulant dans un train en 1956. Et j’ai également un projet en cours sur l’humoriste Géza Hofi. Ce sont des commandes, mais j’ai mes propres projets de films et de séries pour la Hongrie et pour l’étranger. Je crains que, dans un avenir proche, je doive mettre en veille Momentán et je risque d’arrêter l’enseignement au département cinématographique de l’Université ELTE. Ça me plaisait bien d’avoir plusieurs fers au feu, mais la réalisation est l’une de ces passions incompatibles avec d’autres activités parallèles. Il faut foncer tant qu’on a le vent en poupe, car un obstacle imprévu peut surgir à n’importe quel moment.

Votre lien étroit avec la France s’explique-t-il par une attache familiale ? Vous êtes né à Strasbourg, plusieurs de vos films ont été réalisés en coproduction française, dans l’un de vos court-métrage, Jeanne Moreau fait une apparition… Comment vous avez réussi à la convaincre ?

Mon père est professeur de français, il a travaillé pendant quatre ans en France. J’étais encore petit quand on est retourné en Hongrie. La culture française imprégnait mes premières trente années. La télévision (des Inconnus à la chaîne Arte), les BD (de Gaston Lagaffe à Jean-Claude Tergal), la littérature (de Tournier à Houellebecq), la musique (de Gainsbourg à MC Solaar) et naturellement le cinéma français m’ont énormément influencé. Il est impossible d’énumérer tous les films que je regardais en boucle. Par exemple, j’ai traduit et doublé Les Valseuses, car à l’époque, il n’en existait pas de version hongroise. Jeanne Moreau était ma mentore lors d’un atelier de cinéma français en 2005. Le film Autogram (Autographe) a été réalisé pour la masterclass de Krzysztof Zanussi.

Les courts-métrages Terepszemle 1-2 (Reconnaissance du terrain) réserve des moments hilarants au public avisé. On peut, dans le deuxième volet, entendre la phrase suivante : « La critique hongroise passe à côté de mes films comme deux droites parallèles qui se rejoignent à l’infini ». Comment la critique vous perçoit après avoir figuré, à deux reprises, sur la shortlist des Oscars ? Qu’est-ce qui s’est passé au festival Telluride ?

Je ne me plains pas. L’indifférence, l’incompréhension, qui m’avaient tant dérangé ces derniers 10-15 ans, ont disparu. Il fallait le succès international de Susotázs et de Ceux qui sont restés, ainsi que – « grâce » à l’époque Vajna – la disparition du film d’art et d’essai pur et dur et de la critique qui le promouvait. Le nouvel Institut national du film de Hongrie, Netflix et la crise économique à venir vont favoriser le cinéma à narration plus classique, basée sur l’histoire, que je privilégie en tant qu’artiste et spectateur. Telluride, c’est le paradis (cinématographique) terrestre et le film Ceux qui sont restés y a été accueilli très positivement. J’ai trouvé des amis, des sympathisants parmi les meilleurs cinéastes américains avec lesquels je suis toujours en contact. Heureusement que Linda Lisztes, ma femme et collaboratrice m’y a accompagné. Ainsi, elle peut me confirmer ce qui s’est passé, sinon je ne pourrais pas y croire. Seuls nos enfants en ont assez d’entendre des histoires de Telluride. C’est un véritable cadeau de la vie d’assister à ce festival. Y retourner est un véritable objectif.

Vous avez dit récemment qu’il fait bon être cinéaste hongrois. Où vous vous positionnez parmi les différentes vagues de réalisateurs ? Vous sentez-vous proche artistiquement de l’une d’entre elles ?

Gábor Reisz est probablement une âme-sœur, j’apprécie le style et l’esprit de Márk Bodzsár, et l’engagement professionnel de Kristóf Deák. On a tous à peu près le même âge. Parmi les plus jeunes, c’est la sensibilité de Hajni Kis qui me touche davantage. J’ai hâte de voir son film. Malheureusement, groupes, vagues, générations n’existent plus, comme auparavant le Studio Béla Balázs ou la nouvelle vague roumaine. Ou bien c’est moi qui ne m’en suis pas rendu compte. Probablement, je n’ai pas été prévenu. La profession est très fragmentée, atomisée. Les réalisateurs sont mi-artistes, mi-managers, souvent réunissant les pires caractéristiques des deux métiers.

 

Interview de Dóra Börcsök

Traduction : Dóra Börcsök, Gábor Orbán 

Relecture : François Lalliard

Photo : Zoltán Dévényi