Le monde plane sur une feuille détachée

Critique par András Kányádi

Attila József : Ni père ni mère. Traduit et présenté par Guillaume Métayer. Editions Sillage, 2010.

Nombreux sont les traducteurs à avoir abordé les poèmes d’Attila József (1905-1937), le poète hongrois peut-être le plus influent de ce dernier demi-siècle dans la littérature magyare, auteur qu’on n’arrête pas de redécouvrir sans jamais l’avoir vraiment oublié. Rappelons brièvement les dates, les traducteurs et les lieux des volumes parus en français: 1948 (Lallemand, Hongrie), 1955 et 1961 (collectifs, France), 1997 (Kardos, France), 1998 (Timár, Hongrie), 2005 (Kassai-Sicre, France et Gorilovics-Andréoli, Hongrie), 2008 (Rády, France). Parmi ceux qui ont essayé de le traduire (transposer, adapter, transcrire), on distingue quatre catégories : les Français, n’ayant aucune ou très peu de connaissances du hongrois mais se servant des versions brutes des magyarophones ; les Hongrois, ayant un excellent niveau de français mais préférant le contrôle d’un locuteur natif ; les Hongrois, croyant avoir un excellent niveau de français au point de ne plus ressentir le besoin de ce contrôle et enfin, des Français ayant de bonnes connaissances du hongrois et une excellente maîtrise de la langue maternelle.

La plus importante entreprise – une sorte de synthèse – est sans conteste celle de Georges Kassai (épaulé par Jean- Pierre Sicre, aux éditions Phébus) qui a réuni autour de 400 poèmes, en reprenant aussi des traductions déjà existantes ; le volume Aimez-moi comporte également un appareil critique considérable. Si l’utilité majeure de cet ouvrage réside dans le fait qu’il rend accessible aux lecteurs français l’essentiel de l’œuvre « attilienne » (adjectif cocasse institué par la préface, comme si on disait, au lieu de « baudelairien », charlien ; flatteur, si l’on pense au dantesque), c’est la grande hétérogénéité du recueil qui peut gêner, car une montagne sépare Tristan Tzara d’un André Prudhommeaux et d’un Georges Timar, réunis pourtant parfois au sein d’un même poème (Médaillons).

C’est donc probablement ce besoin fort juste d’uniformiser le discours qui a poussé Guillaume Métayer, traducteur déjà d’István Kemény (aux éditions Caractères, 2008), à ne s’intéresser qu’à un seul recueil du poète hongrois : le troisième, intitulé Ni père, ni mère (Nincsen apám, se anyám, 1929).

La préface souligne la nouveauté de la démarche : traduire directement à partir de l’original et rendre ainsi un Attila József à son public francophone dans toute sa splendeur de jeunesse.

Après avoir taquiné les milieux littéraires hongrois (vraisemblablement budapestois), le traducteur esquisse l’univers thématique de son auteur : amour, Dieu et la misère. C’est une lecture intéressante et peut-être pertinente que de percevoir les images poétiques à travers l’optique d’une poésie de la faim, en tant que « sublimation lyrique », même s’il y a le piège d’un rattachement facile à la psychanalyse auquel Métayer ne peut échapper (« la berceuse n’est jamais loin de la brisure »). Mais, après tout, le topos Ferenczi et l’ancrage dans la culture française (le « Villon surréaliste ») sont de mise quant on présente en France un poète hongrois ; le lecteur aura probablement une plus grande envie de le découvrir. Surtout quand la traduction est bonne.

Il serait inutile ici d’expliquer l’impossibilité de la traduction de la poésie hongroise ; toutes les préfaces en parlent. Aussi, c’est en comparant la version de Guillaume Métayer aux précédentes qu’on peut mieux se rendre compte de la qualité du travail. Dans un premier temps, une comparaison statistique : Gorilovics a retenu 10, Timár 8, Kardos 5 et Rády 3 poèmes du recueil de 1929, alors que l’édition de Phébus nous en donne la totalité, avec Lucien Feuillade et Jean-Paul Faucher en tête comme traducteurs. Le choix très important que Métayer a fait et assumé, dans le sillage de ses prédécesseurs : traduire en rimes, pour faire passer au mieux la mélodie des poèmes hongrois, recourir même à l’assonance et, surtout, être près du texte. La prosodie hongroise étant difficile, les octo- et décasyllabes deviennent quelquefois des alexandrins, les rimes plates se muent en rimes croisées mais en général, le rythme finit par s’acclimater (cf. le cas de la Berceuse/Ringató). C’est la simplicité qui se traduit le plus difficilement ; aussi, les Coraux/Klárisok ont tenté le plus grand nombre de traducteurs. Et là, Métayer nous offre l’une de ses plus belles réussites, arrive à garder la répétition et l’atmosphère de ballade populaire : « Jambe et jupon en mouvement/comme la cloche au sourd battement/comme dans l’eau vive/le silence des feuilles tombants ». Trouver les mots expressifs, éviter les périphrases : au lieu de « s’y agitant, s’enlisent » dire « tanguent » (pour hánykolódik, dans Plaine hongroise/Magyar Alföld), à la place de « on le voit pleurer et embrasser » utiliser « en larmes enlace » (sírva öleli át dans Médailles/Medáliák) ou « le ciel s’éteint » devient « ciel se fait cendre » (elhamvad az ég, dans Depuis ton départ/Mióta elmentél) – voilà quelques-unes des trouvailles méritantes du « transcripteur » face à Timár ; quant au mystérieux « trois jours que je ne mange/ni plus ni moins qu’un ange » de Kardos et de Rády, ce sera « trois jours déjà sans manger/ ni bombance, ni bouchée » pour désigner la faim dévorante (harmadnapja nem eszek/se sokat, se keveset dans Cœur pur/Tiszta szivvel). Et que dire du couple Gorilovics-Andréoli : « et au levant, et au couchant » de Métayer, outre le nombre identique des syllabes, est bien plus direct que la géographie alambiquée de « que ce soit en l’un ou l’autre hémisphère » (napkeleten, napnyugaton dans Je serai jardinier/Kertész leszek). La « dame svelte aux reins solides » nous semble aussi plus concis que « femme à la taille élancée mais robuste » de Kassai-Sicre (erősderekú, karcsú asszony dans Elle se lève à l’aube avec les boulangers/Hajnalban kel föl, mint a pékek), de même que « le vent aussi nous fait des avances » rend mieux l’intention de l’original que « voici le vent, qui tourne autour de nous, farceur » (kelleti magát a szél is dans Le chant des jeunes femmes/Fiatal asszonyok éneke). Deux traducteurs peuvent sans doute plus difficilement trancher qu’un seul.

Métayer fait donc partie de la catégorie que tout Hongrois souhaite pour le grand bien de la poésie magyare en France : précis, expressif, souple, sensible.

Attentif, il lui arrive néanmoins de se tromper sur quelques finesses – ça et là une conjonction (holott peut avoir le sens de « tantôt »), un verbe préverbé (befut n’est pas elfut) ou un dérivé d’onomatopées (puffan n’est pas ricaner, même si sa forme est trompeuse). « La cerise halète, la lèvre fendue », nous dit le poète traduit : on ne peut donc qu’espérer que le cerise sur le gâteau sera un deuxième recueil d’Attila József, par exemple le Ca fait très mal, les poèmes de maturité. Et le monde ne planera alors peut-être plus sur une feuille détachée.

András Kányádi

Volumes parus en français :

Poèmes choisis – trad Marcel Lallemand, éd. Cserépfalvi, Bp, 1948, 28 p.

Hommage des poètes français à Attila József, adapt. par vingt-deux poètes [Paul Éluard, Pierre Abraham, Daniel Anselme, Alain Bosquet, Jean Cayrol, Georges-Emmanuel Clancier, Jean Cocteau, André Frénaud, Guillevic, Loys Masson, etc.] d’après les trad. d’Albert Gyergyai, Claire et Ladislas Gara, Paris, Seghers, 1955. 

Poèmes choisis, adapt. par Guillevic, Jean Cocteau, Jean Rousselot, Pierre Abraham, Charles Dobzynski, Alain Bosquet, Pierre Emmanuel, Pierre Seghers, Paul Éluard, Tristan Tzara, Vercors et al., Paris, Éditeurs français réunis, 1961. 

Le Miroir de l’autre / trad. et présentation Gábor Kardos. – Édition bilingue. – Paris :
La Différence/UNESCO, 1997. – 191 p. – (Orphée ; Collection Unesco d’oeuvres
représentatives)
ISBN 2-729-110-410

Complainte tardive, poèmes choisis, adapt. par Georges Timár, Budapest, Balassi, 1998.
Aimez-moi : l’oeuvre poétique / édition réalisée sous la direction de Georges Kassai et
Jean-Pierre Sicre ; présent. Jean Rousselot. – Paris : Phébus, 2005. – 703 p. : couv. ill. –
(d’aujourd’hui/étranger, ISSN 1157-3899)
ISBN 2-85940-588-7

Attila József, a coeur pur : poésie rock [multisupport] / trad. et choix établis par Krisztina
Rády ; mise en musique Serge Teyssot-Gay ; interprété par Denis Lavant. – Paris : Seuil,
2008. – 115 p. + CD
ISBN 978-2-02-096799-0