Entretien avec Aurélia Guillet et Gérard Watkins autour de leur travail en cours, l’adaptation théâtrale de Thésée universel (Vagabonde 2011) de László Krasznahorkai
réalisé par Ákos Cseke
A. Cs. Le 2 et 3 février 2024, au Salon Roger Blin de l’Odéon 6ème, vous avez mis en scène un des plus beaux textes de László Krasznahorkai, Thésée universel, paru aux éditions Vagabonde en 2011, qui n’est toutefois pas le texte le plus connu de l’auteur hongrois. Comment avez-vous découvert cette œuvre de Krasznahorkai ? Pour quelle raison avez-vous choisi ce texte et non pas, par exemple, celui, plus connu, de La mélancolie de la résistance?
A. G. J’ai découvert László Krasznahorkai grâce à Béla Tarr. J’étais curieuse de lire le scénario des Harmonies Werckmeister, surtout pour la théorie sur l’harmonie du professeur qui m’intriguait. J’ai cherché le scénario du film que j’ai trouvé sur Internet, et par là, j’ai compris qu’il y avait un grand auteur derrière que je ne connaissais pas. J’ai lu le roman dont était tiré le film puis, de fil en aiguille, tout ce que j’ai pu trouver de cet auteur qui m’a fascinée. Et je suis tombée sur Thésée universel : il est très rare de trouver des textes pour monologue de grande qualité, je me suis dit que ce texte était idéal pour une proposition théâtrale. Et c’est le seul texte, il me semble, de Krasznahorkai qui peut être directement mis en scène, sans trop d’adaptation (même si on est obligés de couper pour des raisons de temps de concentration, de jeu et de possibilités de travail). Par ailleurs, Thésée universel est une conférence et c’est même une situation assez intéressante à mettre en scène. László Krasznahorkai y a pensé d’ailleurs puisqu’il a lui-même des rêves de mise en scène sur ce texte.
A. Cs. Vous avez découvert Krasznahorkai à travers Béla Tarr, mais la perspective du cinéaste a-t-elle pu vous inspirer ou influencer ? Avez-vous pu vous inspirer de l’art de Béla Tarr pour ce spectacle ? Ou avez-vous essayé justement, tout au contraire, de trouver une autre manière de représenter l’œuvre écrite ?
A. G. On s’est nourri quand même des images de Béla Tarr, bien sûr (notamment de celles très émouvantes des émeutes dans Les Harmonies). Toutefois, le rapport aux images au théâtre n’est pas le même qu’au cinéma. Au cinéma, c’est l’image qui suscite l’invisible, alors qu’au théâtre, c’est la parole qui le suscite, avec seuls quelques éléments scéniques et le son. Au théâtre, une reconstitution réaliste est toujours en-deçà de la réalité et, même dans un strict réalisme, avec beaucoup de moyens, il y a toujours une part d’artifice qu’on assume à un moment, on voit l’artifice tout de suite, il fait partie de notre langage.
Par ailleurs, je dirais de Thésée Universel qu’il est une sorte de commentaire de La mélancolie de la résistance qui a été écrit après l’adaptation pour Béla Tarr. Et donc il y a une espèce de continuité de la vie des personnages et de la méditation qui ne cesse de s’écrire une fois les œuvres finies. En fait, et c’est ça qui est très beau chez Krasznahorkai, on sent une espèce de centre qui s’écrit et qui prend une forme toujours différente. Son œuvre se conjugue et se prolonge en différents formats et histoires.
A. Cs. Le texte de Krasznahorkai, justement, est sans doute très théâtral, mais il n’était quand même pas écrit directement pour le théâtre. Dans quelle mesure fallait-il le « théâtraliser » ? Comment peut-on « théâtraliser » un texte qui est un monologue et que je tenterais d’imaginer, en tant que simple lecteur, avec un ton plutôt monotone, presque impersonnel ?
A. G. Pour moi, il n’y a jamais d’« impersonnalité ». Même quand je lis pour moi-même, je perçois souvent la voix de l’auteur derrière, j’entends un souffle. J’entends un corps qui respire et, parfois, crie en silence. Et au théâtre, il s’agit de rendre vivant le texte à travers le corps de l’acteur. Nous cherchons la respiration pour traduire le texte sensiblement. Je crois en la puissance de la présence que nous avons encore à approfondir en dialogue avec la densité de ce texte afin de la faire entendre, résonner sensiblement. Il y a une espèce d’écho du corps de l’écriture dans celui singulier de l’acteur. L’acteur fait exister l’imaginaire du texte dans l’espace concret, en trois dimensions. Il donne vie à l’énergie dormante dans les sillons de l’écriture, il fait vivre, en quelque sorte, son « esprit » avec ses silences. Si l’acteur visualise l’image décrite avec précision il peut la faire exister de manière invisible, en présence. Et il y a là, comme dit Hannah Arendt, une sorte de compréhension par l’imagination, par le sensible qui constitue le théâtre, au-delà du visible.
A. Cs. Gérard, est-ce que vous êtes d’accord ?
G. W. Oui, bien sûr. Mais j’ajouterais que c’est aussi un mélange entre ce que fabrique l’auteur et ce que fabrique le spectateur en l’écoutant. C’est une espèce de rencontre qui se passe entre les deux, qui forme un espace, une espèce de nuage.
A. G. En tout cas, la théâtralité, pour moi, elle existe quand même en premier lieu par le texte éprouvé par l’acteur. Ce que je veux dire, c’est que Krasznahorkai a une sorte de théâtre ou de cinéma intérieur en quelque sorte en écrivant. Dans ses romans, on voit, son « cinéma » intérieur, et en fait, il est même plus baroque que celui de Béla Tarr. Ça va à toute allure, on voit des travellings qui vont très vite avec des personnages qui pensent et perçoivent des situations à la lisière de la conscience. C’est un stream of consciousness, il y a une espèce de flux d’images entre l’image extérieure que perçoit un personnage et l’image intérieure de sensations qui le traverse.
A. Cs. Gérard, vous avez incarné ce personnage de Krasznahorkai de manière tout à fait convaincante. Il est difficile d’imaginer une incarnation plus adéquate et vivante à cette figure. Mais qui est, finalement, selon vous, cet homme qui parle dans Thésée? Est-ce qu’un « intellectuel », est-ce qu’un clown ? Est-ce qu’il est proche de Krapp dans La dernière bande de Beckett, ou est-ce que c’est un héros kafkaïen ou même hrabalien ? Tragique, sage, serein, comique, déprimé ? Quel est l’adjectif le plus adéquat pour le décrire ?
G. W. En fait, il y a quelque chose de multiple sur ce personnage, parce que, évidemment, on peut dire que c’est une mise en abyme de Krasznahorkai même, dans ce sens qu’il va aller creuser dans des endroits où précisément on a peu l’habitude de voir les artistes s’aventurer, c’est à dire dans une fragilité absolue et au plus profond de leur syndrome d’usurpation. Ce qui traverse tous les artistes, c’est cette impression d’être un usurpateur, de ne pas être la bonne personne. C’est pour ça qu’il y a une situation burlesque qui me plaît beaucoup dans cette proposition, qui fait qu’il s’agit de demander au personnage principal de faire quelque chose qu’il n’est clairement pas capable de le faire. Et à partir de ce moment-là, on voit une espèce de transformation dans son corps, suscité par sa peur d’être là. C’est une espèce de Zelig – je ne sais pas si vous connaissez ce film de Woody Allen, dont le personnage se révèle tellement fragile qu’il est prêt à prendre plein de fois de formes différentes. Je crois qu’il y a quelque chose de semblable chez Krasznahorkai, et que le corps du personnage, finalement, va trouver quelque chose qui a à voir avec ça, que ça advient en fait au fur et à mesure de la représentation. Comme s’il se jouait malgré lui des postures. Et puis je crois aussi que c’est pareil avec la question du « pourquoi moi ». Il aura vraiment beaucoup de mal à y répondre. Et je crois que cet homme a aussi un rapport très particulier avec le spectateur, qui révèle aussi l’humour et le caractère burlesque et désespéré de ce texte qui pour moi est très important.
A. G. Oui, et pour retourner à Béla Tarr, je dirais que la seule chose qu’il y a en plus, peut-être, dans ce texte de Krasznahorkai, c’est l’humour qu’on entend moins chez le cinéaste. Ce n’est pas du tout une critique, c’est juste qu’au théâtre, l’absurde est plus marqué, plus clair, plus évident, donc, l’humour ressort, et le ridicule aussi, au sens de Dostoïevski (une forme d’idiotie).
A. Cs. Gérard, est-ce que vous voulez dire que le personnage que vous incarnez est plus proche de Woody Allen que de Beckett ?
G. W. Non, je pense que c’est quand même nettement plus proche de Beckett. Mais il y a aussi beaucoup de surréalisme latent. Ce personnage me fait penser à Jacques Prévert qui faisait la queue devant un cinéma, mais lorsqu’il arrivait à la caisse, il n’allait pas au cinéma, il disait que c’était juste pour faire quelque chose. Il y a quelque chose de particulièrement émouvant aussi dans sa manière de tenter l’impossible de sa pensée, et c’est pour ça que oui, Beckett est au rendez-vous. Mais pour moi, il y a aussi du Swedenborg, du Joyce même, par moments. Et puis l’art de se dérober et l’art de se défiler, l’art d’aller à l’essentiel en se débinant. Et ça, c’est quelque chose qui est assez rare. Parce que je crois que si on assiste à une conférence où la personne nous impose un savoir, on va être devant un rapport habituel, et dominant, et le spectateur ne va pas avoir d’empathie par rapport à ça. Mais ici, comme il se met tout le temps en vulnérabilité et en gaucherie, comme s’il était gauche, tout le temps, maladroit aussi, je crois que ça, c’est une clé d’accès à sa pensée qui est essentiel. Ça me fait penser aussi à Bartleby, de Melville. Parce que le burlesque, c’est quelque chose où les gens, finalement, ont peur. Le déclenchement du rire, du burlesque, c’est la peur que quelque chose va tomber sur sa tête. C’est pour ça qu’on rit. Il y a une terreur qui est derrière et je trouve qu’il est à cet endroit-là, le personnage de Krasznahorkai.
A. G. Moi, je rajouterais juste une chose sur le fait de se dérober. Je pense que c’est ça, la sincérité, c’est lorsque la pensée se dérobe. Ce n’est pas quelque chose de calculé. C’est quelque chose de vrai. Et pour moi, c’est ça, être dedans. Ce n’est pas jouer à esquiver. C’est accepter que quelque chose dérape toujours forcément et vivre avec.
A. Cs. Il s’agit encore une fois de la vulnérabilité.
A. G. Oui, c’est ça. La vulnérabilité n’est pas quelque chose de calculé. Et c’est ce qui fait que la parole est l’endroit d’un dénuement. On évoquait l’image de l’oignon de Peer Gynt lors des répétitions : quand on enlève toutes les pelures de l’oignon une par une, au centre, il n’y a plus rien. L’image qu’utilise Ibsen est absolument vraie pour ce texte parce qu’il renvoie tout le temps à cette espèce d’approfondissement qui va jusqu’au rien, jusqu’à défaire tous fondements apparents. Et à partir de cette expérience du vide, quelque chose d’autre peut advenir mais, au-delà. Et on ne sait pas très bien ce que c’est. C’est pour ça que je tiens au fait que ce ne soit pas si maîtrisé que ça. Même si ça exige finalement un extraordinaire contrôle, une grande ténacité et honnêteté. Et au fond, une immense solidité.
A. Cs. Dans la présentation générale de votre spectacle, vous avez écrit que Thésée universel est un « récit de l’Est ». Est-ce que c’est dans ce sens précis que, selon vous, il s’agit d’un récit de l’Est, au sens de ce point de fuite vers le vide qui se manifeste dans le texte ?
A. G. Je vais répondre par ce que j’entends en tant qu’occidentale (peut-être n’est-ce qu’un fantasme ?) : par Mélancolie de la résistance, j’entends une mélancolie de gauche malgré tout. Excusez-moi, ça peut n’être pas du tout vrai pour un Hongrois, mais moi, je l’entends comme l’échec d’une utopie, celle d’une révolution qui a donné lieu à un régime totalitaire, contraire aux intentions premières de vouloir rétablir une justice sociale. Dans la jeunesse de Krasznahorkai, avant la chute du mur de Berlin, c’était la fin d’un régime qui dysfonctionnait. La carcasse de la baleine évoquée dans le texte, fait pour moi écho la fin d’un régime communiste à l’agonie. J’ai des souvenirs de voyages, enfant, en Hongrie, qui font écho dans ma mémoire à cette atmosphère du fin fond de la plaine hongroise : je me souviens des gamelles de nourriture que l’on allait chercher au restaurant collectif, des files d’attente de ces magasins où il manquait de tout dans ces petits villages. Il y avait quelque chose qui ressemblait à une certaine tristesse, une émotion, que j’ai retrouvée ici. Pour moi, cette métaphore de la baleine renvoie à ces souvenirs même si elle peut aussi raconter autre chose pour un occidental aussi. Il y a, à l’Est, une histoire qui n’est pas la même qu’en Occident. Une madeleine, un souvenir, qui n’a pas le même goût. Quand je parle de l’Est, c’est donc plutôt l’expérience de la fin des régimes communistes à laquelle je pense : celle d’un monde avec un régime en fin de règne (comme on le voit très bien dans les images de Béla Tarr), images qui portent l’échec d’une utopie qui pourtant en attend certainement une autre. Donc oui, une forme de mélancolie de gauche qui pense ses échecs différemment encore qu’à l’Ouest.
A. Cs. Qu’est-ce que, au fond, la tristesse dont parle Krasznahorkai ? Dans Thésée universel il met en scène un homme qui doit tenir une conférence face à un auditoire qui lui a demandé de venir discourir sans savoir exactement pourquoi il doit parler. Ses trois discours portent sur la tristesse, la révolte et la possession. Comment interpréter la tristesse chez Krasznahorkai, qui, dans un entretien, affirme que pour lui la tristesse, bien différente de la mélancolie, est l’émotion « la plus fondamentale », « un élément vital » ? Est-ce que c’est un état moral ou existentiel, ou s’agit-il plutôt, comme vous semblez suggérer, d’une énergie « politique », au sens large du terme ?
A. G. Ce que ça raconte d’un point de vue allégorique, c’est qu’on en passe tous par la tristesse, qu’on a tous un deuil à faire, personnel et politique, et que ça met au jour quelque chose de secret qu’on partagerait ici, avec cette première conférence, et c’est ce partage de quelque chose d’un peu impartageable qui devient politique. Pour moi c’est une des fonctions de l’art. La tristesse est un chemin de blessure singulière et la partager peut avoir une fonction politique, puisque si l’on tente de la refouler, elle peut rejaillir individuellement ou collectivement avec ressentiment et haine et frayer le chemin du totalitarisme. Passer par la tristesse, l’effleurer, c’est, selon moi, mieux la déplacer et mieux s’en accommoder et pour aller au-delà, pouvoir la distancer. Pour moi ce rapport à la tristesse raconte comment pour distancier, il faut identifier, sinon, on ne fait qu’esquiver.
Par ailleurs, même si je ne crois pas du tout en Dieu et que j’ai reçu une culture on ne peut plus athée, il me semble que la religion pouvait avoir pour fonction de partager cette impartageable tristesse (même si cela n’a pas empêché les inquisitions et le pire de la religion) et que les arts peuvent avoir une affinité avec cet espace.
Il y avait cet espace rituel de pouvoir communément partager les deuils, les naissances, les émotions premières de la vie. C’est un peu osé ce que je dis là, mais si je grossis les traits de ma pensée, pour moi, Krasznahorkai par son écriture cerne un endroit où Dieu est mort mais qui était celui de la religion : celui où l’on dépasse la tristesse, la possession, et on tente de penser ce que la vertu ou l’amour a de volatile, de « jamais acquis » mais engage à remettre chaque jour « sur le métier ». Krasznahorkai épuise le thème de la tristesse, les thèmes du texte pour les montrer dans toute leur contradiction humaine, vivante, créer une forme de distance à partir de soi, pas une distance a priori qui refoule et se mettrait en surplomb pour se croire maître en la demeure, au contraire, une distance qui regarde la puissance vitale comme échappant toujours un peu à la conscience et que cette dernière doit reconnaître.
Il s’agit d’une sorte de secret vital que le langage peut cerner comme une « zone de vibration » qui, une fois éprouvée, permet de dire, créer, agir, vivre et cherche à poursuivre la part de la vérité fuyante de la vie.
On est dans une société qui refoule la tristesse, qui n’a plus d’espace de partage de la tristesse, et avant, malgré tout, la religion avait cette fonction-là mais nous inventons peut-être des formes contemporaines à cet espace sacré à travers ce type de proposition.
A. Cs. Il s’agit donc finalement non pas d’une dimension religieuse, mais plutôt politique, mais au sens large, si je comprends bien.
A. G. Oui, exactement. C’est politique, mais vraiment au sens large : non pas politique au sens de dire comment et qui dirige le pays (qui est du ressort de l’action de la vie quotidienne), mais au sens de ce qu’on peut partager collectivement à travers l’art. Quelque chose qui est plus irrationnel et existentiel. Souvent on veut évacuer la tristesse. On veut la régler, on veut s’en débarrasser alors que c’est en la traversant qu’on va retrouver quelque chose, une lumière plus concrète, plus réelle. Et je crois que le théâtre peut avoir une affinité avec ce phénomène.
A. Cs. Lorsqu’on parle de partage, il faut aussi évoquer le partage réel que les spectateurs et les acteurs expérimentent au cours du spectacle. Il y avait des moments de tension lors du spectacle, où, soudain, tout le public se concentrait, se sentait peut-être touché, presque palpablement. Un de ses moments était lié, il me semble, au discours concernant la guerre, l’autre concernant la possession. Le dernier mot du spectacle était aussi, il me semble, le mot possession. S’agit-il des thèmes les plus actuels de ce texte qui n’hésite pas, d’ailleurs, d’évoquer toutes les grandes questions classiques de l’humanité (les idéaux, le bien et le mal, comment changer le monde etc.) ?
G. W. Il y en a plusieurs, des moments de tension, parce que je crois qu’il y a quelque chose qui est tissé dans le fil, depuis le début jusqu’à la fin, qui est aussi tissé avec art, depuis l’histoire de la baleine et l’histoire de sa tristesse du monde au moment où son monde disparaît. Donc j’ai senti, moi, plusieurs moments de tension et d’écoute qui sont aussi des moments où finalement ces métaphores arrivent à faire sens. Font mouche. Et je crois qu’il y a quand même trois très grandes métaphores ou trois histoires à raconter, trois contes qui se mêlent, qui racontent parfaitement notre époque. Et un pont entre le XXème siècle et le XXIème. Et pour moi le mystère de la baleine va représenter autre chose encore, la nature assassinée qu’on exhibe, ce qui donne toute cette colère et toute cette guerre qu’on voit partout dans le monde, l’insécurité et tout ça. La destruction du monde comme une force inarrêtable. Et je crois que cette espèce de rencontre entre le policier et le clochard raconte aussi beaucoup de choses sur les mises en tension dans les sociétés actuelles. Je crois qu’il y a quelque chose qui se tisse de façon très forte sur ce que vivent les gens à travers ce que raconte Krasznahorkai dans ces trois histoires. Je les trouve emblématiques de notre époque. Les retours que j’ai eus après étaient vraiment aussi beaucoup là-dessus.
A. G. En ce qui concerne la fin, sur la possession, c’est moi qui ai coupé comme ça. C’est délibéré. On a rediscuté des coupes en interne ensemble parce que c’est une question de l’incarnation de la pensée, de comment on arrive à telle idée. Ce sont des choses autour desquelles on est vraiment en dialogue avec Gérard. Mais à la fin, c’est moi qui voulais finir comme ça pour plusieurs raisons : je voulais, quoiqu’il en soit, clore par l’idée de possession et de la vanité. On voit bien qu’il y a une réactualisation de thèmes « classiques », presque éternels puisqu’on peut penser à L’Ecclésiaste par moment (la critique de la vanité humaine – de la même manière que Duras peut le faire avec la puissance poétique de ce texte biblique). Et ces questions fondamentales classiques, à l’origine du fondement de notre civilisation occidentale, se réincarnent et résonnent avec les questions d’urgence de notre monde contemporain. L’écho se produit surtout sur l’écologie, nous nous demandons comment freiner notre consommation, nos manières de vivre et de produire mais aussi on entend un lien avec les guerres des mondes, des territoires qui malheureusement reprennent de plus belle ces temps-ci.
Pour moi, Krasznahorkai prolonge l’idée d’Hermann Broch des Irresponsables (que je viens de monter) qui critique la posture victorieuse et appelle à la vulnérabilité comme une puissance qui déjoue la toute-puissance dominatrice. Broch ne dit pas qu’il ne s’agit pas de combattre, il dit simplement que la position « victorieuse » est à questionner. C’est là notre espoir mais comment ? C’est là aussi où ce Thésée universel à la fois cherche son fil et a profondément besoin d’Ariane que la légende dira qu’il a abandonnée. Mais si Ariane avait été la plus forte au fond ?
C’est elle qui le tient en un sens et ici, le personnage peut également s’identifier à elle, alors il devient singulier et dépasse le mythe, en s’étant servi. La femme du bureau de poste qui le bouleverse par sa nécessité d’écrire sans destinataire et en disant « à quoi bon », tente de dépasser la question justement et de la possession et de la guerre. Elle fait une sorte d’« acte gratuit » qui le bouleverse, du moins le perçoit-il ainsi et c’est cette émotion dont il ne comprend pas tout qui est « révolutionnaire » pour lui. Pour moi, c’est là l’espoir du « féminisme », comme position mineure qui ne cherche pas à reproduire la position de domination qu’elle dénonce. C’est le « devenir femme » chez Gilles Deleuze, qui n’est qu’un devenir, qui assume et demande une très grande force, au fond, en s’assumant comme « mineur ».
A. Cs. J’allais évoquer justement le mythe dont vous avez parlé. La légende la plus célèbre de Thésée est son combat et sa victoire contre le Minotaure, mi-homme mi-taureau. Dans quel sens ce récit labyrinthique de Krasznahorkai, Thésée universel, s’insère-t-il, selon vous, dans la tradition mythique ou légendaire de l’Antiquité grecque ?
A. G. Il parle du labyrinthe à plusieurs reprises. C’est très évocateur. Il s’agit de sortir du labyrinthe. Le combat contre la bête, c’est le combat contre la bestialité de l’homme, son fascisme potentiel. Mais le fil conducteur reste celui d’Ariane, celui d’une forme d’amour.
A. Cs. Effectivement, les trois discours portent sur trois sujets très divers, la tristesse, la révolte et la possession. Mais peut-être s’agit-il finalement d’un seul sujet, notamment par exemple celui de l’amour dont on apprend que c’est « la plus profonde des tristesses » ?
A. G. Oui, il m’a semblé en creux que c’était le silence de l’amour qui agissait comme moteur de la parole. L’amour au sens du dépassement de la haine. Et qui dépasse l’amour romantique un peu illusoire qui fait croire à une toute-puissance narcissique momentanée mais, au contraire, celui de la dépossession qui suppose de dépasser son ego dans le rapport à l’autre et de positionner son « minimum d’être » vital vers l’autre et ce qui échappe. Amour qui permet d’être en désir au-delà de la jouissance de la destruction. Donc cela peut impliquer de la tristesse, peut pousser à la révolte lorsqu’on constate la puissance du mal et sa banalité, sa facilité de règne mais implique nécessairement la dépossession. J’ai mis dans le spectacle des bribes samplées de commentaire de Vladimir Jankélévitch et de son Traité des Vertus dont je reprends ici les termes, et cela a été pour moi, une porte d’entrée pour faire entendre sensiblement le texte : « faire tenir le minimum d’être dans le maximum d’amour », équation à toujours rééquilibrer, qui n’est pas une résolution acquise.
A. Cs. Gérard, voulez-vous ajouter quelque chose à ce qui vient d’être dit ?
G. W. Pour moi, évidemment, Thésée universel, l’art de Thésée, c’est quelque chose qui est très proche de l’acteur parce que l’art du fil, c’est un art très funambule. C’est bien cela, l’art de la pratique de l’acteur en fait, qui avance sur un sur un fil et qui, à partir du moment où il est sur ce fil, il ne peut pas tomber parce que s’il tombait, il ne serait pas sur le fil.
Biographies
Aurélia Guillet / Mise en scène, lumières et scénographie
Après un DEA d’Etudes Théâtrales, Aurélia Guillet entre à l’école du TNS en section mise en scène. Elle est ensuite assistante de Daniel Jeanneteau et Stéphane Braunschweig, et collaboratrice artistique de Claude Duparfait, Antoine Gindt, Célie Pauthe, Blandine Savetier, Jacques Nichet et dernièrement de Felix Prader. Elle est Professionnelle Associée – maître de conférence PAST- à l’université de Nanterre après avoir été chargée de cours pratique de théâtre à l’Université de Strasbourg, Poitiers, Amiens, et Paris X- Nanterre. Elle a dirigé un atelier intensif à l’université de Paris I en partenariat avec la Colline (où elle monte des textes de Büchner, Kane et Müller, un montage documentaire). Elle a dirigé de nombreux ateliers en direction d’amateurs et de lycéens en option théâtre et enseigné au cours Florent. Elle a obtenu le Diplôme d’Enseignement de Professeur de Théâtre et a suivi une formation du CFPTS en lumières. Elle met en scène Paysage sous surveillance (Heiner Müller, TNS – Festival Premières, 2005), Penthésilée Paysage (Heinrich von Kleist/Heiner Müller, TNS et TGP, 2006), La Maison brûlée (August Strindberg, TNS, 2007), Déjà là (Arnaud Michniak, Comédie de Reims, Théâtre national de la Colline, Festival Neue Stücke aus Europa, Wiesbaden, 2012), avec Jacques Nichet Pulvérisés (Alexandra Badea, TNS, Théâtre de La Commune, 2014), Quelque chose de possible, d’après Minnie & Moskowitz de John Cassavetes (CDN Thionville, Besançon, Reims, L’Onde, MA Scène Nationale, 2016), avec Ricardo Lopez Munoz Là, Je parle (Centre Culturel de Kourou – Théâtre de l’Encre Guyane, 2016), Le Réveil d’un Homme (d’après Fédor Dostoïevski, Festival des Caves, 2019), Le Train Zéro (Iouri Bouïda TGP, La Criée, 2020) et Les Irresponsables (Hermann Broch, TNP de Villeurbanne, 2022).
Gérard Watkins/ Acteur
Né à Londres en 1965, il grandit en Norvège, aux USA et s’installe en France en 1974. Il écrit sa première chanson en 1980, et sa première pièce un an plus tard. Depuis il alterne entre acteur, auteur, metteur en scène, et musicien. Il travaille au théâtre avec Véronique Bellegarde, Julie Beres, Jean-Claude Buchard, Elizabeth Chailloux, Michel Didym, André Engel, Frederic Fisbach, Marc François, Cedric Gourmelon, Daniel Jeanneteau, Philipe Lanton, Jean-Louis Martinelli, Lars Noren, Claude Régy, Yann Ritsema, Bernard Sobel, Viviane Theophilides, Guillaume Vincent, et Jean-Pierre Vincent, et au cinéma avec Yvan Attal, Julie Lopez Curval, Jérome Salle, Yann Samuel, Julian Schnabel, Hugo Santiago, Peter Watkins, et Rebecca Zlotowski. Depuis 1994, il dirige sa compagnie, le Perdita Ensemble, pour laquelle il met en scène tous ses textes, La Capitale Secrète, Suivez-Moi, Dans la Forêt Lointaine, Icône, La Tour, Identité, Lost (Replay), Je ne me souviens plus très bien, Scènes de Violences conjugales, Apocalypse Selon Stavros, Ysteria. Navigant de théâtres en lieux insolites, du Théâtre de Gennevilliers à l’Echangeur, du Théâtre Gérard Philipe de St-Denis, au Colombier, de la Ferme du Buisson, à la piscine municipale de St-Ouen, de la comète 347 au Théâtre de la Bastille. Du Théâtre du Rond Point au Théâtre de la Tempête et au Teatro di Roma, ou il met en scène Non mi ricordo iu tanto bene. Il est lauréat de la fondation Beaumarchais, et de la Villa Medicis Hors-les-Murs, pour un projet sur l’Europe, repris à Avignon In au Cloitre Saint Louis et à Reims Scènes d’Europe. Scènes de Violences Conjugale, lui a valu d’être nominé meilleur auteur francophone vivant 2017, et il a obtenu le prix du syndicat de la critique meilleur comédien 2017. Il est lauréat du Grand Prix de Littérature Dramatique 2010. Ses textes sont traduits en Allemand, Anglais, Suédois, Argentin, Chinois, Italien, Polonais, Portugais, Roumain, et Serbe.