Le prochain film d’Ildikó Enyedi (Ours d’argent pour Corps et âme) sera une adaptation du roman « L’histoire de ma femme » avec Léa Seydoux et Louis Garrel. En attendant sa sortie, nous vous invitons à découvrir le livre et son auteur. Interview d’une spécialiste de l’écrivain, Judit Szilágyi, parue en hongrois dans la revue Héviz et réalisée par Olga Szederkényi.
Olga Szederkényi : Quand avez-vous lu pour la première fois L’histoire de ma femme ?
Judit Szilágyi : À l’université, car Milán Füst ne fait pas partie du programme de l’enseignement secondaire. Il ne figure sous aucune forme dans les manuels des collèges et des lycées. Il faut être chanceux ou passionné pour tomber sur lui. De la période de Nyugat, les élèves étudient Móricz, Babits, Karinthy, Kosztolányi, Ady qui sont probablement plus accessibles. Füst est plus complexe. De son œuvre, ce qu’il serait éventuellement possible d’enseigner, ce serait justement L’histoire de ma femme, quoique ce roman puisse se révéler peu adapté aux adolescents.
OSz : Les débuts de Milán Füst ne sont pas faciles : il est élevé par une mère tyrannique dans la minuscule cuisine d’un bureau de tabac. La pauvreté et l’éducation au sein d’une famille monoparentale ont-elles eu des répercussions sur sa vie ?
JSz : Il est né au 6 rue Hársfa comme l’indique la plaque commémorative posée il y a quelques années. Son père est un employé de bureau plutôt bohème qui baptise son fils Milán en hommage à son légendaire compagnon de beuverie, Milan Obrenović, héritier du trône de Serbie. Le petit garçon a six ans quand ce père peu fiable décède. Par la suite, sa mère autoritaire le traîne de bureau en bureau pour qu’il interprète sa « scène de pleurs ». À force d’insister, ils obtiennent un bureau de tabac rue Dohány. Leurs conditions de vie sont vraiment misérables : l’arrière de la pièce est séparé de la boutique par un rideau, tous deux y dorment sur des paillasses. Il faut toutefois préciser qu’au bout de quelques années, ils déménagent dans un appartement situé dans le même immeuble. Ce n’est pas le grand luxe, mais leur quotidien devient plus confortable. La mère n’arrête pas de réprimander son fils quand ce bon à rien écrit de la poésie, allongé sur son lit. Quand le premier recueil de poèmes de Füst paraît, elle le jette sans le regarder et reproche à son fils de n’être pas devenu un honnête employé de bureau avec une carrière tracée d’avance. Entretemps, Milán Füst termine ses études, obtient un doctorat en droit et un poste de professeur au sein de l’École supérieure de commerce pour jeunes filles. Toute son ambition se résume à faire ses preuves devant sa mère. En 1916, ils arrivent enfin à louer un meilleur appartement, mais la mère de Füst, gravement malade, meurt six mois plus tard.
OSz : « Toujours exténué, toujours malade, déjà un vieillard tout jeune, il n’attendait que la mort miséricordieuse. » Voici ce que Péter Nádas dit de Milán Füst. Ne serait-ce pas un peu exagéré ?
JSz : Il est certain que Füst n’est pas très débrouillard. Son journal intime révèle plusieurs exemples de sa maladresse. Il travaille dans une banque quand le téléphone sonne, il décroche. Il est censé prononcer le nom du directeur qui se trouve justement derrière lui. La personne à l’autre bout du fil ne comprend pas le nom. Füst reprend : « Vous ne comprenez pas ? Je vais vous l’épeler : M comme Mort… » Il était comme ça. Complètement détaché de la réalité. C’était de surcroit, un grand hypocondriaque, non sans raison toutefois. Ayant grandi dans des conditions très modestes, il attrape une bronchite aiguë. Jeune adolescent, il crache déjà du sang. La communauté juive et des organisations charitables unissent leurs efforts et l’envoient à Opatija pour une cure d’un mois. D’où la conscience d’être malade, son hypocondrie, sa peur de la mort. Il passe en revue, prend soin de ses maladies de manière obsessionnelle. Âgé, il avait l’habitude d’appeler Erzsi, sa femme, pour qu’elle énumère devant ses visiteurs ses vingt-trois maladies. C’était un rôle dans lequel Füst se sentait bien, car, de son point de vue, l’accumulation de maladies était le signe qu’il avait été choisi, une preuve de sagesse, d’expérience.
OSz : En même temps, sa carrière de poète, d’écrivain démarre très tôt, la revue Nyugat l’adopte.
JSz : Après avoir terminé l’université, Füst se lie d’amitié avec Kosztolányi dans un café. La revue Nyugat existe déjà. Kosztolányi l’encourage à montrer ses poèmes à Ernő Osvát. Il suit son conseil, se présente devant Monsieur le rédacteur tout en s’excusant de ne pas avoir apporté les poèmes que Monsieur le rédacteur attendait sans doute. Osvát commence à s’énerver. Il lui demande ce qu’il veut et ce qu’il sait faire. Füst répond que ce qu’il veut et sait faire, c’est penser. Comme preuve, il remet à Osvát une étude sur Peter Altenberg, dramaturge autrichien célèbre de l’époque. Ce fut sa première publication, parue en décembre 1908. Il signe déjà du nom de Füst, mais ne magyarise officiellement le Fürst original que quelques années plus tard.
OSz : Au début, ses poèmes provoquent l’aversion de beaucoup. Ses vers libres sont appréciés par Karinthy et Osvát, mais les critiques acerbes sont bien plus nombreuses.
JSz : Le grand axiome de la poésie hongroise veut que Milán Füst et Lajos Kassák soient les pionniers du vers libre. Pourtant chacun d’eux est parti dans deux directions complètement différentes. Les vers de Füst sont terriblement longs, ils possèdent un rythme intérieur particulier et parfois des rimes — c’est une poésie insolite, inclassable. Il a beaucoup de chance qu’Osvát aime ce qu’il fait. Le rédacteur en chef est la porte qui mène à Nyugat. Avec le temps, leur relation devient de plus en plus étroite, Füst disait qu’ils étaient « mortellement amis ». Le jugement d’Osvát était son principal repère, même après la mort de celui-ci : il cherchait en permanence à répondre à ses exigences.
OSz : Ce jeune homme maladroit devient une cible. Pourquoi ?
JSz : Ce qui donne la mesure du caractère novateur et surprenant de son écriture, c’est la réaction du camp adverse. Dans le cercle de Nyugat, personne n’essuie autant d’attaques qu’Endre Ady et Milán Füst. Chez Ady, c’est le contenu, l’attitude qui provoquent des réserves. Chez Füst, le côté insolite, irrégulier. On ne sait que faire de lui. Dans le journal satirique Borsszem Jankó, le camp anti-Füst tient une rubrique pendant des années sous le pseudonyme de Üsd Titán (« Frappe-le, Titan »). Des parodies, des critiques pleines de cynisme lui sont consacrées presque chaque semaine. Ce qui représente également une publicité énorme pour Füst. Il raconte dans son journal intime comment son coiffeur rit à gorge déployée en apprenant qu’il coupe les cheveux de Üsd Titán. Füst trouve la situation profondément humiliante, mais cette anecdote prouve bien sa notoriété. Le poète est récompensé par l’admiration d’un petit groupe à la tête duquel se trouve Osvát. Déjà de son vivant, beaucoup le considéraient comme le poète des poètes. Ce qui signifiait que les initiés le tenaient en haute estime, tandis que le commun des mortels ne retenait que son nom étrange.
OSz : Quel est votre vers préféré de Füst ?
JSz : C’est une question difficile, car la poésie de Füst n’est pas construite à partir de bons mots faciles à citer. Je choisirais probablement les premiers mots de Reményelenül (« Sans espoir ») : « Oh, mes pensées, jardin aux mauvaises herbes… ».
OSz : Soudain, l’idée lui vient de se marier. En 1923, il la réalise. Est-ce raisonnable de la part d’une personne si extravagante ?
JSz : Sa femme, Erzsébet Helfer était auparavant son élève. D’après son journal intime, il se marie, car « Erzsi est bonne » et non par amour. À vrai dire, Erzsébet Helfer n’est pas seulement bonne, elle est également riche. Très riche. Une fois marié, l’écrivain n’a plus de problème matériel. Ses œuvres commencent enfin à être publiées, la plupart éditées à compte d’auteur. Dans ce processus, l’épouse fortunée a sans doute son rôle à jouer.
OSz : Milán Füst est en mauvais termes avec l’Histoire, sa carrière est souvent brisée par des conflits sanglants.
JSz : Sa pièce Les malheureux est sur le point d’être présentée à Berlin, mais la première du spectacle est emportée dans la tourmente de la Première Guerre mondiale. En 1932, c’est l’entrée en scène d’Hitler qui empêche la première d’Henri IV. Bien qu’à l’époque, il soit naturel de jouer des pièces hongroises à Berlin et à Vienne, lui n’y parvient pas. Entretemps, il ne cessera jamais de travailler. Il vit à l’ère des guerres mondiales et des révolutions, mais ces événements ne se reflètent pas dans ses œuvres. Il évolue sur une voie complètement différente.
OSz : L’histoire de ma femme paraît en 1942 à Budapest. La critique ne sait pas comment aborder le roman, le public ne le comprend pas non plus.
JSz : Il passe sept années à écrire ce roman, de 1935 à 1942. Rien ne l’oblige à terminer ce travail. Curieusement, dans un contexte pourtant sanglant, un grand roman paraît sur lequel l’époque ne laisse aucune empreinte. Il est complètement intemporel. À la fin de sa vie, il dira à ce sujet : « Ma vie n’a pas d’histoire, seul mon travail a une histoire. Car toute ma vie a été absorbée par le travail ». Cela signifie plutôt que la vie qui l’entoure ne l’intéresse pas du tout. Ses contemporains ne parviennent pas à digérer ce fait : Füst semble insaisissable. Et le nouveau régime qui se met en place après la Deuxième Guerre mondiale ne trouve dans son œuvre aucune sorte d’enseignement sociohistorique. En réalité, on ne peut le classer dans aucun courant de la prose hongroise du 20e siècle.
OSz : Et qu’en est-il de ses pièces ?
JSz : Il est également en dehors du cercle en tant que dramaturge : ses pièces ne sont pas jouées. Füst demande même une fois au directeur du Vígszínház : « Tu n’es disposé à faire un bide qu’avec de mauvaises pièces ? Tu ne veux pas essayer avec une bonne ? » Avec le recul, on voit que Milán Füst était l’un des plus grands dramaturges hongrois, mais ses grandes pièces ne seront présentées que peu de temps avant sa mort.
OSz : Les Français s’intéressent pourtant à L’histoire de ma femme. Le livre est soudain publié à Paris, en 1958. Pour quel motif ?
JSz : Les versions française et allemande sont préparées simultanément. Füst trouve enfin de très bons traducteurs avec lesquels il arrive à coopérer. Les Français aiment que l’héroïne, la femme, Lizzy, soit française, que l’histoire se déroule en partie en France, que le roman parle d’amour. Le mariage, l’amour, la jalousie sont des thèmes éternels de la littérature. Pourtant, le véritable personnage principal du roman n’est pas la femme, mais le mari, Störr. La magie de l’histoire du capitaine hollandais réside dans le fait qu’elle va bien au-delà du drame de la jalousie ordinaire : elle touche au caractère insaisissable, incompréhensible de l’amour et du bonheur, et même à l’impossibilité de connaître le monde.
OSz : Le livre commence par la confession de Störr : « Ma femme me trompe. Bon. Je m’en doutais depuis longtemps. Mais vraiment, avec celui-là… Moi, je suis haut de six pieds, un pouce, je pèse deux cents livres, je suis donc, comme on dit, un authentique géant : si je crache sur ce type-là, il en claquera. »* Pourquoi Fust choisit-il le monologue ?
JSz : Il écrit toujours comme ça ! Il est intéressant de noter qu’il recourt toujours à la première personne du singulier, sauf si l’œuvre contient des éléments autobiographiques évidents. Et c’est un cas de figure assez rare. Il a écrit une nouvelle sur la mort, sur l’enterrement de son père. L’un des parents emmène l’enfant à la cérémonie, mails il l’oublie. Tant bien que mal, le petit garçon finit par rentrer. La nouvelle s’intitule La jeunesse de M. Constantin. (Milán Füst est né Milán Konstantin Fürst.) Dans ce texte, il utilise la troisième personne du singulier. Ce genre d’éloignement lui est très caractéristique. Il déteste donner un caractère référentiel à ses écrits.
OSz : « J’aurai cinquante-trois ans à l’automne, je ne suis donc plus de la dernière couvée. Et bien que je tienne cette lettre dans ma main, je ne crois toujours pas qu’il en soit ainsi. Mais (et que personne ne tente de m’en dissuader), je suis fermement convaincu qu’un beau jour, un jour de soleil radieux, elle me réapparaîtra quelque part, au coin d’une rue, dans un quartier désert et que, même si alors elle n’est plus jeune, elle trottinera tout aussi gentiment qu’autrefois de son pas qui m’est familier. Et les rayons du soleil transperceront son noir manteau. Sur mon âme, ce sera ainsi. Sinon, à quoi bon vivre ? Moi, je n’attends plus que cela et je l’attendrai tant que je vivrai. Cela, je le promets. À qui ? Je n’en sais rien. C’est la fin. »* Probablement, c’est la phrase la plus fameuse du roman : « c’est la fin ».
JSz : Non seulement les premières phrases sont géniales, mais les dernières le sont aussi. C’est le récit d’un mariage que le capitaine raconte comme pour lui-même, histoire de tirer tout au clair après son divorce. On apprend également que la femme était morte des années avant cette introspection. Störr croit l’apercevoir un jour à Paris, il ne découvre qu’après que Lizzy était déjà morte. C’est alors qu’il se rend compte que cette femme étrange, coquette, infidèle s’avère être la relation la plus importante de sa vie. C’est en vain qu’il a pendant des années tenté de l’oublier, en vain qu’il a cherché à se remarier, il ne lui reste désormais rien d’autre à faire qu’espérer un miracle, la réapparition de son « fantôme ». Au début du livre, Störr sait quelque chose, à la fin, il ignore tout. Le livre parle de la perte de la connaissance, de l’impossibilité d’expérimenter l’omniscience. C’est probablement l’une des clés de son succès.
Osz : Il faut bien admettre que le titre en soi est assez attirant…
JSz : C’est vrai. Au début, tout le monde pense qu’il s’agit de la femme de Füst. Mais Erzsébet Helfer n’était ni rousse ni svelte et n’avait pas non plus les yeux bleus. Pourtant, ce genre de personnage démoniaque figure dans tous les livres importants de l’auteur. La description évoque plutôt son grand amour de jeunesse, la sœur d’une camarade de classe, Erzsébet Jaulusz. Ils entretenaient une relation douloureuse « ni avec toi, ni sans toi » qui a beaucoup évolué au fil des années, mais ne s’est jamais interrompue. Füst a vécu 44 ans aux côtés d’Erzsébet Helfer à Budapest sans jamais arrêter de correspondre avec Jaulusz, et ce jusqu’à sa mort. On peut la considérer comme sa muse mystérieuse. Elle est également le modèle du personnage de Lizzy dans L’histoire de ma femme.
OSz : À un âge certes avancé, il finit par connaître le succès et la reconnaissance. Il peut par exemple recommencer à enseigner. Il paraît qu’il adorait se tenir sur l’estrade. Est-ce vrai ?
JSz : Oui. Et cette fois, il n’enseigne pas au lycée, mais à l’université. En 1948, dans le cadre des conférences qu’il donne à l’université ouverte, il reconstruit de mémoire son esthétique perdue qui sera publiée sous le titre de Vision et passion dans l’art. Sur le rapport de György Lukács et Gyula Korniss, il est habilité professeur d’esthétique à l’Université de Budapest. Il fait paraître de nouveaux recueils de poèmes et de nouvelles. Il est récompensé par le prix Kossuth. À partir de 1951, il commence à proposer ses fameuses conférences Shakespeare à la faculté de lettre de l’Université de Budapest. Elles seront également publiées sous forme d’études. Il traduit Le Roi Lear : ce travail sera sa proposition (quelque peu provocatrice) pour le 60e anniversaire de Mátyás Rákosi. Il participe aux événements révolutionnaires de 1956 : le 2 novembre, son Discours commémoratif sur les tombes des héros tombés dans le style de Thucydide paraît dans Irodalmi Újság et sera également lu à la radio. Le 4 novembre, il se fait conduire au Parlement : il veut y adresser un appel à Khrouchtchev qui était censé être traduit en quatre langues, mais le temps lui manque pour prononcer son discours.
OSz : À la fin de sa vie, les témoignages de reconnaissance sont de plus en plus nombreux. Le Milán Füst âgé parvient-il enfin à la satisfaction ?
JSz : Le début de sa vie est une folle accumulation de manques. Son ambition éternelle sera de prouver son talent, d’être reconnu par les personnes qui comptaient dans sa vie. Il veut surtout faire ses preuves devant sa mère, Erzsébet Jaulusz et Ernő Osvát. Mais la reconnaissance tant attendue, le succès mérité arrive trop tard. En 1965, il est nominé au Nobel et il est sélectionné pour le premier tour. Un de ses anciens étudiants qui vit en Suède rentre en Hongrie pour réaliser une interview avec l’écrivain pour la radio suédoise. À ce moment-là, L’histoire de ma femme a déjà été traduite en plusieurs langues européennes. Dans les années 1960, il remporte d’immenses succès dans le domaine du théâtre également : on joue ses pièces Catullus et Henri IV. Cette dernière avait attendu trente-trois ans au fond d’un tiroir avant d’être présentée sur les planches (au théâtre Madách, avec Miklós Gábor dans le premier rôle). Füst est pourtant infiniment aigri, car le succès lui semble tardif. Il meurt en 1967, son enterrement, conformément à son vœu, se déroule dans un silence absolu.
* L’histoire de ma femme, Gallimard, 1958, 1991, 2016
Traduit par E. Berki et S. Peuteuil. Préface par Albert Gyergyai.
Source : Üsd Titán avagy a költők költője, Hévíz, 2019/2
Traduction : Anne Veevaert
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