Comme des rats morts Interview avec Benedek Totth

Conversation avec l’écrivain hongrois dont le premier roman (trad. Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai) sort chez Actes Sud

Votre roman a remporté en Hongrie le prix Margó 2015 du premier roman. Il a été accueilli par des critiques presque unanimement enthousiastes, à quelques rares exceptions près lui reprochant de s’inspirer à outrance des modèles anglo-saxons : « le roman se situe dans un espace envahi par des échos tant littéraires que cinématographiques, mais je n’y perçois pas une énergie poétique susceptible de surpasser les modèles convoqués ou d’évoquer autrement, plus intensément ou d’une manière distincte la vie tragiquement aride de cette jeunesse qui a pour seule ambition de vivre au jour le jour. » (1) Cela ne vous dérange pas d’être continuellement comparé à Bret Easton Ellis et à Nick McDonell ?

Très franchement, je vous répondrais que non, et je me sens même plutôt flatté. J’ai été fortement influencé par Bret Easton Ellis et le minimalisme littéraire américain, autant comme lecteur que dans mon travail de traducteur, et il est donc logique qu’en tant qu’écrivain, je ne veuille ni ne puisse me détacher de cette influence. Le premier travail de traduction qui m’a été confié, en 2003, était le premier roman de Nick McDonell, un livre que j’ai beaucoup aimé. Mais il n’en est pas moins vrai que les différences peuvent se révéler au moins aussi importantes que les similitudes. Dans l’une des premières critiques parues en langue française, l’auteur soulignait « la parenté avec Bret Easton Ellis, l’humour en plus » . Je dirais qu’il y a aussi de l’humour chez Ellis mais je pense être moins cynique.

« Si somme toute vous n’êtes plus un adolescent, il est très difficile de parler comme si vous en étiez un. Heureusement, Totth évite cet écueil en inventant un langage cru, puissant et surtout cohérent qui sait convaincre le lecteur et qui, même s’il n’est peut-être pas réaliste, semble véritablement crédible. La plus grande audace de l’œuvre est la force créatrice de son langage et sa langue obscène et brutale qui, par moment, prend paradoxalement des accents lyriques […] » (2) Comment est née cette langue qui n’existe pas mais qui semble pourtant extraordinairement naturelle ?

Inventer cet argot représentait pour moi le plus grand défi et c’est aussi l’aspect que j’ai le plus travaillé. Cette relation de proximité que j’entretiens avec la langue se nourrit probablement de ma pratique de la traduction littéraire. J’ai consacré à peu près dix ans à l’écriture de ce roman et j’ai passé à peu près la moitié de ces dix années à retravailler encore et encore les premiers chapitres. Je n’ai pas compté mais je pense que je les ai remaniés une bonne cent cinquantaine de fois, produisant autant de versions différentes. Dans l’une des versions initiales, la première phrase tenait en deux mots, dans le texte final, elle fait cinq lignes. Je n’ai pas essayé d’imiter le langage des jeunes, je n’ai pas collecté les expressions, simplement, ce que j’entendais dans la rue et qui me restait dans la tête s’invitait dans le roman pour, en fin de compte, produire une langue fortement stylisée, bourrée de slang et d’expressions familières.

Le titre original du livre [Holtverseny] est un jeu de mot intraduisible. Contrairement aux exemples américains évoqués ci-dessus, vous ne situez pas votre récit à New York mais dans une petite ville hongroise dont le nom n’est pas précisé et qui, grâce à quelques indices, peut nous évoquer votre ville natale, Kaposvár. Dans les interviews, vous soulignez souvent que Comme des rats morts n’est pas une étude sociologique ; au-delà des interférences venant de la littérature mondiale et des références cinématographiques et musicales internationales, vous esquissez néanmoins un portrait de la Hongrie (rurale). C’était important de situer l’intrigue dans un environnement très familier ?

Le lieu ou plus exactement le choix de l’espace où situer le récit résulte de critères à la fois personnels et pratiques. Comme mon travail principal de traducteur littéraire m’occupait 8 à 10 heures par jour et même parfois 12 à 14 heures à l’approche de l’échéance, je n’avais pas réellement le temps de procéder, disons, à des recherches ou même simplement de lire à fond les informations intéressantes, et même si ce n’était pas complétement conscient, j’ai choisi un contexte que je connaissais bien. Quand j’étais enfant, je pratiquais la natation en compétition, faire de mes personnages des nageurs s’est donc imposé à moi comme une évidence. L’autre question importante portait sur le choix du point de vue, l’histoire est racontée par l’un des personnages, l’univers du roman s’ouvre au lecteur au travers de sa conscience déformée et altérée. J’aime raconter des histoires par la voix de narrateurs douteux, dans Comme des rats morts, j’avais le sentiment que cela contribuait à renforcer la tonalité satirique, à justifier les outrances. S’agissant du titre, je trouve la version française bien plus expressive.

Le texte est traversé de métaphores associées à l’eau, des visions chimériques, les protagonistes sont des nageurs. Le narrateur se compare souvent au requin, qui doit être continuellement en mouvement pour pouvoir respirer. Comme si l’eau représentait l’environnement naturel des héros même si leur angoisse récurrente est l’étouffement / l’angoisse de l’immobilité. Comment est née cette symbolique de l’eau et d’où vient votre confiance en vous avec laquelle, en tant qu’écrivain, vous évoluez dans l’univers de la natation ?

Pendant de longues années, la piscine était ma seconde maison. Je n’ai jamais obtenu beaucoup de résultats mais ces dix entraînements hebdomadaires représentent une charge physique et mentale qui marquent pour toujours une personne, surtout s’il s’agit d’un adolescent en construction. Cela peut sembler curieux mais, malgré les séances souvent éprouvantes, j’aimais bien aller aux entraînements. J’y retrouvais des copains, nous faisions des tas de conneries, d’une certaine manière, les choses semblaient si cool. Lorsque j’ai décidé que dans mon roman les protagonistes seraient des nageurs, ces images et ces métaphores se sont imposées naturellement. Pour la plupart, elles étaient déjà présentes dès le début mais bien sûr, à mesure que je remaniais le texte, je m’assurais d’utiliser ces motifs de manière cohérente. Pour vous donner un exemple concret, le sanglier, certes pas directement relié à l’eau ni à la natation, est pourtant devenu l’un des « personnages » importants du roman. Dans la première version du texte il n’apparaissait qu’une seule fois, dans le premier chapitre, mais un très bon ami à moi, après avoir lu le manuscrit, m’a suggéré de « saupoudrer » le récit de références au sanglier, et je l’ai heureusement écouté.

Pendant longtemps je me suis demandé pourquoi ces personnages horriblement cyniques m’étaient familiers et j’ai finalement trouvé la réponse dans l’une de vos interviews : « Un jeune aujourd’hui peut faire sans arrêt l’expérience qu’il est possible de commettre n’importe quel acte et de se sortir de tout sans conséquence. Il suffit de regarder la vie politique actuelle. » (3). Vous pensez qu’il s’agit d’une tendance internationale ou plutôt d’un particularisme hongrois ?
Je n’ai malheureusement pas passé beaucoup de temps à l’étranger mais j’ose toutefois affirmer qu’il ne s’agit pas d’une spécificité hongroise. Imiter un modèle est une tendance ordinaire et compte tenu de l’usage que les jeunes font des médias, cette affirmation ne me semble pas trop audacieuse. Évidemment, cela relève de la généralisation. Depuis la parution de Comme des rats morts, j’ai participé à de nombreux échanges avec les lecteurs et j’ai plutôt rencontré des jeunes curieux, ouverts d’esprit et indépendants, bien loin des personnages de mon roman. Le simple fait qu’il prenne un livre dans ses mains en dit long sur un adolescent.

Philip Zimbardo, psychologue américain rendu célèbre par l’expérience de la prison de Stanford a déclaré dans une interview (4) que « les hommes ont plus que jamais besoin des femmes qui peuvent les sauver de leur dépendance aux jeux vidéo et à la pornographie ». Que pensez-vous de cette affirmation ? Visiblement, les personnages féminins du roman n’ont aucun problème avec la pornographie…

Nous voyons les figures féminines du roman au travers de la conscience largement déformée du narrateur, distordue également par les films pornos et les jeux vidéo, la part entre la réalité et le fantasme héroïque dans ce qu’il raconte laisse donc une large place au doute. Une fois on m’a demandé de réécrire l’un des chapitres du roman du point de vue de l’un des personnages féminins, cette question était alors abordée de manière bien plus nuancée. La question s’est alors posée de savoir s’il était possible ou nécessaire d’écrire le pendant de Comme des rats morts mais je ne me sens pas la force de me replonger dans cet univers.

Bien que toujours plus de thrillers soient publiés, il n’existe aucune tradition sérieuse dans ce domaine en Hongrie. Avez-vous trouvé dans la littérature hongroise classique ou contemporaine des écrivains qui seraient pour vous des repères importants ?

Ce que je vais dire peut paraître curieux mais du point de vue du genre, je n’ai été inspiré par aucune œuvre de la littérature hongroise ni même internationale. Je lis volontiers des romans policiers, parfois même des thrillers, mais le choix du genre pour Comme des rats morts est plutôt le fruit du hasard. Je n’ai pas un esprit analytique, je me laisse plutôt guider par mon instinct lorsque j’écris. À vrai dire, pendant que j’écrivais mon livre, mes lectures n’étaient pas présentes à mon esprit, j’étais occupé par les personnages et leurs péripéties, le déroulement du récit et ses petites exagérations venaient spontanément mais je suis content de toute cette tension qui imprègne le roman.

Si je ne me trompe pas, les traducteurs, Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai, ont joué un rôle essentiel dans la parution de l’édition française de votre roman. Pouvez-vous nous dire quelques mots de l’histoire de sa publication en France ?

Ce projet a mobilisé de nombreux acteurs dont la maison d’édition Magvető, et l’institut Balassi s’est également montré très actif, mais ce sont les traducteurs du livre qui ont joué un rôle majeur. Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba avaient déjà traduit des textes d’écrivains hongrois tels que le prix Nobel Imre Kertész, Antal Szerb ou István Örkény. C’est un grand honneur pour moi qu’ils aient accepté de transposer Comme des rats morts en français. Mais leur rôle dans la publication française de mon roman ne s’en est pas tenu à celui de traducteur. Les lecteurs français ont un accès limité aux œuvres contemporaines hongroises ; ce n’est pas une tâche facile pour les écrivains et les traducteurs de convaincre les maisons d’édition de publier les œuvres des auteurs hongrois, qu’ils soient connus ou non. J’espère vraiment que Comme des rats morts pourra trouver sa place sur le marché du livre français, parce que peut être qu’ainsi la littérature contemporaine hongroise dans son ensemble suscitera davantage d’attention. Une hirondelle ne fait pas le printemps mais ce roman a déjà connu tant de miracles que peut être cet espoir aussi deviendra réalité. Je serais de toute manière très heureux si davantage d’écrivains hongrois pouvaient se faire connaître du public français à l’avenir.

 

(1) Gábor Szabó, Enyhe légszomj, kezdő úszóknak [Le souffle court des nageurs débutants], Műút, 2015/5
(2) Orsolya Kolozsi, A brutális üresség regénye [Le roman du vide brutal], Bárka 2015/2
(3HVG, 4/12/2014
(4HVG, 12/10/2017

 

Interview : Gábor Orbán
Traduction : Anne Veevaert
Photo : Réka Bogdán