Empathie poétique, empathie humaine

Interview avec Dorottya Szávai, auteure d’une monographie de János Pilinszky à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance du poète hongrois

« Le véritable problème d’Auschwitz est qu’il a eu lieu, et avec la meilleure ou la plus méchante volonté du monde, nous ne pouvons rien y changer. En parlant de “scandale”, le poète hongrois catholique János Pilinszky a sans doute trouvé la meilleure dénomination de ce pénible état de fait ; et par là, il voulait à l’évidence dire qu’Auschwitz a eu lieu dans la culture chrétienne et constitue ainsi pour un esprit métaphysique une plaie ouverte. », écrit Imre Kertész dans son discours dit Discours de Stockholm prononcé devant l’Académie Nobel pour la réception de son prix. Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer que ce « scandale » fut une expérience fondatrice, tant pour la poésie de Pilinszky que pour Kertész, survivant de l’Holocauste. En empruntant les mots de Mátyás Domokos, j’aimerais vous interroger sur ce qui, de votre point de vue, « a incité Pilinszky à s’intéresser essentiellement aux victimes des camps de concentration alors que son existence, son destin, n’avaient pas été directement brisés par la bête émergeant du néant, ainsi qu’il percevait la menace perpétuelle de l’Histoire, incarnée par le fascisme.(1)» Une extraordinaire empathie poétique ?

Oui, il s’agit bien de cela. J’ajouterais que cette « empathie poétique » est aussi chez Pilinszky une « empathie humaine » et que chez lui, de manière exceptionnelle et dans une certaine mesure, les deux sentiments coïncident. Il convient d’évoquer tout d’abord l’attitude poétique qui en fut le résultat et la conséquence, avant de devenir le fil conducteur de toute l’œuvre de Pilinszky.

Sans avoir été frappé personnellement par le conflit mondial, sans avoir connu les camps de la mort (« Un camp d’internement est un territoire délimité de forme incertaine »(2), écrit-il dans le poème Poésie, dans les années 1970), il a néanmoins participé à la Seconde Guerre mondiale en tant qu’appelé du contingent. Comme le dit Ágnes Nemes Nagy, tous les membres de la génération de la revue Újhold (« Nouvelle Lune ») se sont mués en poètes sous l’effet du traumatisme indélébile de la guerre.

Pilinszky a traversé toute la souffrance humaine, la misère et le cataclysme de l’histoire avec une empathie tout à fait hors du commun : à la fois en tant qu’homme et en tant que poète.

Dans le cycle intitulé Sur le mur d’un camp de concentration de son recueil Au Troisième jour, toujours considéré par certains critiques comme le sommet de son œuvre sur le plan esthétique, le poète apporte, selon ses propres termes, le témoignage éternel que « ce qui a pu se passer est un scandale absolu et ce qui s’est passé est également porteur d’une sacralité absolue ». Pilinszky a ainsi résumé sa perception d’Auschwitz dans une phrase célèbre et « scandaleuse », maintes fois citée. Kertész a d’ailleurs lui aussi intégré ce paradoxe — au sens existentiel ou kierkegaardien du terme — dans sa propre interprétation d’Auschwitz (de la culture) en évoquant « la grâce » inhérente à Auschwitz » ou Auschwitz comme un « soleil noir ». (Il est important de souligner que le cycle Camp de concentration réunit nombre de grands poèmes qui encore aujourd’hui comptent parmi les plus célèbres de Pilinszky : Le Prisonnier français, Passion de Ravensbrück, Au troisième jour, Le Désert de l’amour, Apocryphe, La Quatrième ligne.)

Comment est-il possible de parler de sacralité dans un contexte de fin du monde ? (« Ce qui s’est produit est sacré. ») Cette déclaration hautement provocatrice n’a jamais été retenue contre le poète ; au contraire, elle est considérée par le public littéraire, d’avant et d’après Kertész, comme l’une des lectures hongroises d’Auschwitz les plus originales et les plus profondes. Une autre déclaration notable explique pourtant partiellement (tout) cela : « Auschwitz est le plus grand traumatisme de l’humanité depuis la croix ». Son idée de l’histoire de l’humanité culminant autour de trois grands éléments fondateurs : la Croix, Auschwitz et le Jugement dernier (qui dans la conception de Pilinszky s’imbriquent les uns dans les autres) va dans le même sens. C’est l’un des principaux traits de caractère de sa poésie : ces deux images, celle de la victime des camps et celle de la victime du Golgotha, qui, comme dans le cycle Camp de concentration, se superposent, s’entremêlent, chacune donnant à l’autre son sens.

De mon point de vue, le lien qui unit Pilinszky et Kertész est déterminant. L’interprétation d’Auschwitz par Kertész ne peut être pleinement comprise sans prendre en compte l’influence de Pilinszky. En fait, le poète a fortement marqué toute la pensée de Kertész, dans sa vision d’Auschwitz et au-delà. Je donnerai deux exemples : ce que Kertész appelle la « longue ombre noire », la grâce « inhérente à Auschwitz », ou le « soleil noir » d’Auschwitz qui éclaire notre culture — ces formulations et les idées qui les sous-tendent ont été profondément imprégnées par le cycle poétique Camp de Concentration de Pilinszky et par sa conception générale d’Auschwitz, son interprétation de la culture et de l’histoire.

« Refusant toute ostentation, tout habillage : dans l’art, ce qui m’intéresse véritablement, c’est le dépouillement absolu, la parole des enfants, des vieux et des morts »(3), a déclaré Pilinszky dans une interview donnée en 1968. La simplicité formelle, l’austérité, le « trouble du langage »(4) sont de mon point de vue, plus caractéristiques de la dernière période de Pilinszky. Ses premiers recueils, notamment Trapèze et barres parallèles (1946), s’ils laissent déjà entendre une voix singulière et personnelle, semblent avoir été écrits dans le contexte de rigueur formelle instauré par la revue Nyugat. Qu’est-ce qui est à l’origine de ce changement ?

Oui, je suis plutôt d’accord, et je vous rejoins complément sur la voix personnelle qui s’exprime déjà dans Trapèze et barres parallèles, bien que je ne parlerais pas de période tardive à propos d’Éclats, d’ailleurs on parle en général de la poésie des années 70. Dans le processus créatif d’une œuvre, tout se déploie progressivement, et nous pouvons déjà observer des prémisses conceptuelles (peut-être pas nécessairement formelles) très convaincantes de cette contraction de la forme, de ce « dépouillement » (comme dit le poète), dans Trapèze et barres parallèles. À mon avis, le premier recueil de Pilinszky est relativement peu influencé par le langage poétique de la première génération de Nyugat, surtout s’agissant du premier livre d’un jeune poète. C’est pourquoi on souligne souvent que sa poésie aurait dès le premier instant affiché une maturité hors du commun, et que Trapèze et barres parallèles n’aurait pas les caractéristiques typiques d’un premier ouvrage, et ne serait donc pas un véritable « premier recueil ».

Pilinszky est l’un des rares grands poètes hongrois à n’avoir pratiquement jamais écrit de mauvais poèmes (contrairement à nombre d’autres plus grands encore, de Ady à Attila József). Bien sûr, c’est aussi parce qu’il a très peu écrit, toute son œuvre lyrique pouvant entrer dans un volume de taille modeste.

Mais ce qui est certain, c’est que dans Trapèze et barres parallèles, son discours poétique est plus traditionnel à tous égards que dans les recueils qui suivront (et que dans le poème Au troisième jour), il s’exprime avec une voix que nous pourrions qualifier de « post Nyugat ».

L’important, c’est ce qui change pendant cette période dans la vision de Pilinszky, dans ses aspirations et son langage poétique. Je soulignerais les éléments suivants : l’éloignement graduel, continu et très conscient du sujet/de l’individualité, la transformation, la déformation du rapport au péché et à Dieu, l’évolution de sa conception artistique et poétique vers l’engagement immobile, l’esthétique évangélique, etc. Sa poésie s’imprègne fortement de certaines influences artistiques, philosophiques et littéraires déterminantes (à travers ses voyages en Europe occidentale essentiellement), en particulier celle de Camus, de Beckett, de Simone Weil, etc.

Pilinszky est né un siècle plus tard que Dostoïevski et s’est éteint 100 ans après l’écrivain russe. Cette étrange coïncidence ne susciterait sans doute pas l’étonnement si l’auteur des Frères Karamazov ne jouait pas un rôle de premier plan dans le « canon »(5) de la poésie de Pilinszky. Il écrit ceci dans À la place d’un art poétique : « Dans Le mythe de Sisyphe, Albert Camus accuse Dostoïevski de ne pas avoir reconnu l’absurdité du monde, mais d’avoir trouvé refuge et consolation dans la foi. Pourtant, au-delà de la reconnaissance de l’absurdité du monde — et justement dans une perspective de fuite — il y a un pas encore plus important, encore plus absurde, si l’on veut, qui consiste à accepter l’absurdité du monde. En ce sens, certes la réponse de Dostoïevski est l’humiliation, mais cette humiliation — prendre sur soi le poids de l’incapacité du monde, comme pour, en quelque sorte, se revêtir du poids de notre propre existence et de nos propres contradictions — est tout sauf un repli. » Quels autres écrivains ont exercé une influence sur le poète ?

Cette question me touche particulièrement. Tout d’abord, parce qu’à l’époque, j’ai traité de ce sujet dans ma thèse de doctorat, et plus tard dans ma monographie sur Pilinszky dont la moitié porte sur le dialogue Pilinszky-Camus, avec un long chapitre consacré au texte sur « Le Christ et Sisyphe » (1967) qui selon moi, se trouve également au cœur de la question.

Pas plus tard qu’en janvier dernier, j’ai abordé le point que vous soulevez dans le discours d’ouverture de la conférence Dostoïevski 100 organisée par le groupe international de recherche comparative. J’ai évoqué le couple Pilinszky – Dostoïevski, plus précisément le caractère remarquable de cette coïncidence de date : 1821-1881-1921-1981. (Depuis, le livre a également été publié aux éditions Gondolat : Dosztojevszkij 100. Dosztojevszkij kelet-közép-európai kontextusban, 2021(6).

Ce n’est évidemment pas un hasard si, dans la réception des deux œuvres, l’interprétation ci-dessus de la tradition métaphysique et mystique chrétienne revêt une importance fondamentale.

Dans l’histoire de la littérature, le précurseur principal de la poésie de Pilinszky pourrait être la prose de Dostoïevski.

En la matière, nous ne devrions néanmoins pas seulement parler de relation d’influence, mais aussi d’une sorte de « congénialité » : Pilinszky se reconnaissait complètement dans Dostoïevski, et ils partageaient la même profondeur de pensée.

Dostoïevski fut la « seule lecture » qui accompagnera Pilinszky depuis sa prime adolescence jusqu’à sa mort. S’agissant de Pilinszky, nous ne devrions pas parler de ses poèmes dostoïevskiens, mais de ses rares « poèmes non dostoïevskiens », à commencer par Éclats.

Pilinszky a trouvé dans Dostoïevski presque tout ce qui était essentiel pour lui en tant qu’homme et en tant qu’auteur : « la sacralité positionnelle de la pauvreté », le sens évangélique de l’enfance, la sensibilité infinie envers les déchus et les misérables, le scandale de la souffrance des innocents, la possibilité de la grâce « dans le bric-à-brac de la misère », le don de la conversion qui s’ouvre dans les profondeurs de la damnation, du péché, voire du meurtre, lorsque « la pénombre des yeux peut être plus précise que la lumière d’une lampe ». Dans ses écrits et chroniques, le poète confronte souvent Dostoïevski et Camus, polémiquant avec ce dernier et évoquant d’un ton critique sa théorie de l’absurde : « Un siècle plus tôt, Dostoïevski esquissait déjà avec une précision magistrale la question posée aujourd’hui par Camus. Il n’a pu le faire que parce qu’il avait déjà vu au-delà, il avait perçu précisément ce que Camus appelle la contradiction naïve. La vérité est que même Kafka n’est pas encore sorti du “giron” de Dostoïevski, et que notre époque n’est toujours qu’en chemin dans sa direction(7). »

Mais sa relation avec Camus (c’est dans les années 1960 que leurs échanges ont été les plus nourris) est considérablement plus complexe s’agissant de sa poésie : en effet, la question de l’absurde inscrite dans le sillage du tournant poétique des années 1970 (approchant d’une démarche religieuse de plus en plus élaborée et relié à la découverte de la philosophie mystique de Simone Weil) entraîne une mise à distance de la logique sisyphéenne. Néanmoins, la conception d’une condition humaine fondamentalement absurde a laissé des traces qui traversent l’ensemble de son œuvre. Cette influence s’explique probablement par l’extrême proximité de son mode de pensée avec la philosophie existentialiste moderne. Ceci essentiellement en raison de la lutte permanente et, à la fin de sa vie lorsque son expérience religieuse devient plus affirmée, incessante, qui l’attachait à la foi.

Lorsqu’on demandait à Pilinszky s’il était un poète chrétien ou catholique, il répondait généralement quelque chose comme « Je ne suis pas un poète chrétien, mais j’aimerais l’être »(8). Comment interprétez-vous cette réponse ?

J’ai également réfléchi à cette question pendant de nombreuses années lorsque je rédigeais ma thèse sur Pilinszky, ma monographie (Le péché et la prière). Cet aspect est incroyablement complexe, mais incontournable pour comprendre l’œuvre.

Par toutes ses qualités et affinités humaines, poétiques et intellectuelles, Pilinszky est enraciné dans la tradition chrétienne. En même temps, il entretenait une relation ambivalente, ou plutôt paradoxale, avec le statut de « poète chrétien ou catholique ». C’est sans doute qu’il avait un esprit beaucoup trop ouvert et beaucoup trop créatif pour supporter (d’être rangé dans) ce genre de case.

Au-delà des raisons historiques (et bien plus qu’historiques) évoquées au début de l’interview, le scandale planétaire, Auschwitz, au-delà de l’ébranlement métaphysique complet de l’Europe chrétienne, des motivations personnelles, propres à sa personnalité ou encore spirituelles ont probablement joué leur rôle. Il est né dans une famille catholique et a été élevé dans la religion catholique, il a fréquenté les Piaristes, il est donc né dans cette tradition. Même sous le régime de Kádár, il a conservé sa foi, il est resté catholique, ce qui était loin d’aller de soi. Et du fait de cette appartenance affirmée, au sein de la catégorie des « trois T (9)», il faisait partie des « tolérés ». Il est vrai que, comme ses illustres contemporains Sándor Weöres, Ágnes Nemes Nagy et Miklós Mészöly, pendant dix ans, jusqu’en 1958, il n’a pas été autorisé à publier. Ses nombreux centres d’intérêt intellectuels (je ne citerai que les exemples les plus marquants : Dostoïevski, Simone Weil, Pierre Emmanuel) ont encore renforcé cette identité religieuse et culturelle. Issu de la tradition philosophique, philosophico-religieuse et religieuse européenne, il était toutefois proche et il puisait à l’intérieur de ce courant dans ce qui relevait de la foi non canonique, « hérétique », baignée de doute, depuis le gnosticisme, la théologie négative et le concept du Dieu caché des mystiques chrétiens médiévaux, en passant par Pascal et Dostoïevski et les philosophes religieux russes, jusqu’à Simon Weil.

J’ajouterais à ce que je viens de dire : la grande figure catholique du roman psychologique français, Mauriac, a tenu des propos similaires, affirmant : « Je suis poète et catholique ». « Que je croie ou non est une question dont on pourrait débattre jusqu’à la tombe », a-t-il déclaré dans l’un de ses portraits cinématographiques. Il est significatif que sur cette question, il se réfère presque toujours à Dostoïevski, et plus tard également à la grande théologienne mystique contemporaine, Simone Weil, une Française d’origine juive, qu’il tenait pour la plus authentique représentante du christianisme, alors que la philosophe n’était pas baptisée. Il s’ensuit que la poésie de Pilinszky peut parler avec autant d’intensité au croyant et au non-croyant, et par conséquent, à ceux qui repèrent les références bibliques, évangéliques, christologiques, et à ceux qui ne les identifient pas.

La France a joué un rôle important dans la vie de Pilinszky : il y a rencontré les deux grands amours de sa vie, « en 1965, 67, 68, 71, 72, 74, 75, et presque chaque année ensuite, il fait de longs séjours à Paris»(10). Plusieurs volumes de son œuvre, traduits par Lorand Gaspar et Sarah Clair, ont été publiés en France dans les années 1980 et 1990(11). Son œuvre semble ne pas avoir eu de mal à se frayer un chemin vers les lecteurs français. Pour quelle raison selon vous ?

Ce genre de phénomène est toujours en partie aléatoire, accidentel ou, si vous voulez, une affaire de destin. Mais on peut aussi aborder la question sous un angle tout à fait opposé : il s’agit toujours d’une question de « capital relationnel », relevant aussi aujourd’hui de la théorie des réseaux. En dépit de sa condamnation à une décennie de silence, Pilinszky disposait, ou plutôt avait réussi à nouer (cf. le livre de János Csokits, Pilinszky en Europe de l’Ouest) de nombreux liens internationaux, « occidentaux ».

Pilinszky considérait vraiment Paris comme une seconde maison. À mon avis (et c’est aussi ce que je ressens à propos de Paris, où j’ai vécu pendant de nombreuses années), ce sentiment relève toujours pour une part de l’inexplicable (ce que Kant appelle le sensus communis), mais pour une part tout aussi importante, de la culture : la culture et la littérature françaises seront dès le début déterminantes pour Pilinszky (influencé par Baudelaire, par exemple, dès son adolescence) qui en parlera régulièrement dans les pages de Új Ember (de Martin du Gard à Sartre, sans oublier la poésie catholique française : de Claudel à Camus en passant par Pierre Emmanuel) ; qui plus est, ses séjours à Paris lui donnent l’occasion de vivre des expériences essentielles : en particulier, sa rencontre avec Simone Weil, la grande philosophe mystique du XXe siècle, dont il voit un livre dans la vitrine d’une librairie parisienne en 1963.

Son amitié avec Pierre Emmanuel, que de récentes recherches philologiques viennent de qualifier d’attirance homoérotique, d’histoire d’amour, mérite également d’être évoquée. C’est à lui qu’il a dédié le poème Epilogue qui commence par les mots « Te souviens-tu ? », le prolongement d’Apocryphe. Parmi les autres traducteurs français de Pilinszky, il faut aussi citer Maurice Regnault, à qui l’on doit également d’excellentes traductions (Trois poètes hongrois).

Grâce à ses nombreuses relations et amitiés françaises (et j’ajouterais internationales, en particulier anglo-saxonnes), Pilinszky a bénéficié d’un environnement (à chacun de ses séjours, il passait de nombreux mois chez des amis à Paris) qui lui a ouvert la porte de la « littérature mondiale ». Peu de poètes hongrois peuvent se targuer d’avoir réussi à se faire une place sur la scène littéraire internationale en dépit de l’immense obstacle que représente le poids modeste de leur langue maternelle et de la littérature associée, et d’avoir été traduits par des poètes aussi éminents que Lorand Gaspar et Ted Hughes, le traducteur anglais de Pilinszky, avec lequel il s’était également lié d’amitié.

En outre, concernant sa rencontre avec Lorand Gaspar, il entretenait avec lui des relations que l’on peut, comme pour Dostoïevski, qualifier de « congéniales », ainsi qu’en témoigne leur correspondance. Preuve de l’intensité et de la réciprocité de leur amitié, Pilinszky avait prévu de traduire les poèmes de Gaspar en hongrois, ce qu’il n’a malheureusement pas pu achever avant sa mort. En effet, les deux poésies peuvent être qualifiées de proches à bien des égards (sécheresse, minéralité, contraction, etc.).

Sándor Weöres a dit de la poésie de Pilinszky qu’elle relevait « de la pure métaphysique, ce qui est très rare dans la poésie hongroise »(12). Qu’est-ce qui, selon vous, explique le caractère unique de Pilinszky dans la littérature hongroise ? Pour reprendre les mots de Weöres, qu’est-ce qui fait de lui « un poète très, très important, qui par sa stature peut presque rivaliser avec Berzsenyi et Csokonai » ?

Selon moi également, toute lecture de Pilinszky part de ce point de départ : le fait qu’il ait réintroduit et fait renaître dans la poésie hongroise une tradition métaphysique ancrée sur des racines européennes, courant qui, selon certains, n’avait pas été observé depuis le baroque littéraire (Gábor Tolcsvai Nagy). L’essentiel à cet égard est le poids inégalé avec lequel Pilinszky introduit dans la structure de sa poésie le lien entre individu et transcendance et le discours sur la fin des temps, sous une forme qui avait disparu de la poésie hongroise depuis des siècles.

Le caractère métaphysique par excellence de cette poésie était donc pour l’essentiel sans précédent dans la tradition hongroise.

C’est pourquoi les modèles culturels, philosophiques et littéraires européens — et parmi eux français — revêtent une importance majeure pour Pilinszky qui, en les intégrant dans son œuvre, a jeté les bases d’une orientation totalement nouvelle dans le contexte hongrois et d’un renouvellement radical de la tradition poétique.

Quelle est la spécificité de Pilinszky au-delà de ce qui vient d’être dit ? Cette question est toujours la plus délicate, la plus insaisissable, elle est pourtant incontournable et prend ici une signification particulière. Si une chose doit être mentionnée, c’est bien sa « voix ». En effet, la voix poétique de Pilinszky ne ressemblait à aucune autre et à rien d’autre (tout comme d’ailleurs le timbre haut perché, si singulier, avec lequel il récitait ses propres poèmes de manière rituelle et tellement mémorable) ; cette voix le distinguait, tant de ses prédécesseurs, que ses successeurs, elle était tout à fait singulière, aussitôt reconnaissable, même pour une oreille non initiée. Ses disciples immédiats, les simples « suiveurs » de Pilinszky sont restés au stade du poète plagiaire insignifiant. En revanche, ceux qui ont marché avec sérieux sur les traces de Pilinszky ont tous, sans exception, développé un langage poétique qui leur est propre, tout en prenant leur distance avec la poésie de Pilinszky, et ont ainsi donné naissance à une grande œuvre : György Petri, Zsuzsa Takács, Szilárd Borbély, pour ne mentionner que les plus importants.

Pour illustrer mon propos, je citerai un extrait de son poème L’homme ici-bas » : « En fait, je connais deux mots. Deux mots de péché et de prière. /L’un m’appartient. /L’autre est introuvable. »

(1) Mátyás Domokos, Pilinszky prózában — « Merre ? Hogyan? » Tanulmányok Pilinszky Jánosról. [Pilinszky en prose — « Où ? Comment ? » Études sur JánosPilinszky], éd. József Tasi, Musée littéraire Petőfi, 1997

(2) « […]gyűjtőtábor a körülhatárolt / bizonytalan formájú terület »

(3) Az ártatlanok szenvedése [« La souffrance des innocents »], lettre-interview de Miklós Hornyik, Híd, avril 1968

(4) Péter Balassa, Semmit se látni – « Merre? Hogyan? » Tanulmányok Pilinszky Jánosról. [Ne rien voir — « Où ? Comment ? »  Études sur János Pilinszky,], éd. József Tasi, Musée littéraire Petőfi, 1997

(5) Sándor Radnóti, Pilinszky kánonja – Merre? Hogyan?” Tanulmányok Pilinszky Jánosról. [Le canon de Pilinszky — « Où ? Comment ? »  Études sur JánosPilinszky,], éd. József Tasi, Musée littéraire Petőfi, 1997

(6) Dostoïevski 100. Dostoïevski dans le contexte de l’Europe centrale et orientale  

(7) János Pilinszky: Beszélgetések [Conversations](1965), Századvég, 1994, Budapest, éd.. Mátyás Domokos, p. 6-7.

(8)Entretien de László Cs. Szabó. 1967. — László Cs. Szabó, Két tükör közt [Entre deux miroirs], Université libre protestante européenne (Bern) – Editions Auróra (Bâle), 1977

(9) La politique éditoriale des trois T a été mise en place sous le régime de Kádár pour répartir les auteurs en trois catégories : Tiltás (interdit), Tűrés(toléré), Támogatás (soutenu).

(10) György Kassai, Pilinszky és Franciaország – Merre ? Hogyan ? » Tanulmányok Pilinszky Jánosról. [Pilinszky et la France — « Où ? Comment ? »  Études sur János Pilinszky,], éd. József Tasi, Musée littéraire Petőfi, 1997

(11) Poèmes choisis, Gallimard ; 1982 ; K- Z Oratorio et autres pièces, Obsidiane, 1983 ; János Pilinszky, Même dans l’obscurité, Orphée/La Différence, 1991 ; János Pilinszky, Trente poèmes, Éditions de Vallongues, 1990

(12) Senkiföldjén. In memoriam Pilinszky János [En terre inhabitée. À la mémoire de János Pilinszky], éd. Zoltán Hafner, Nap Kiadó, 2002  

Quelques poèmes de Pilinszky en français sur Babelmatrix

Interview : Gábor Orbán

Traduction : Anne Veevaert

Photo : János Eifert