Magda Szabó aurait eu 100 ans cette année. Nous rendons hommage à l’auteure de La Porte avec les mots de János Háy.
Je m’attendais à la voir évoluer dans un décor à l’image de son roman, Régimódi történet1: meubles anciens, tapis orientaux tissés main diablement lourds, argenterie, vilains portraits de famille ornant les murs. Lorsque la porte s’est ouverte, deux chiens pouilleux se sont précipités sur moi, suivis du gars qui aidait à les promener, trouvé dans la rue lui aussi, comme les chiens. Dans la pièce, il y avait du linoléum, une imitation de parquet, comme on en voit partout, des couvertures en laine brute sur les chaises pour empêcher que les ressorts ne rentrent dans les fesses de ceux qui s’y assoient, parce que le tissu de l’assise était déjà en pièces, des livres, un bureau. J’ai aimé constater qu’elle vivait ainsi, et non comme je me l’étais imaginé. Mais je n’ai pas aimé le café qu’elle m’a servi, parce que si le relâchement sied bien à l’écriture et à la convivialité, il ne fait pas bon ménage avec la préparation du café.
C’est avec elle que j’ai roulé pour la première fois à 270 km/h. Plus exactement, Géza conduisait la Mercedes. « Maintenant je vais vous montrer ce qu’elle a sous le capot ! », nous a-t-il dit. Magda, derrière, a hurlé : « Géza, que font toutes ces autos arrêtées sur l’autre voie ? ». Toutes les voitures que nous dépassions se traînaient à 140 km/h, 160 km/h pour les plus hardies, pour ainsi dire immobiles par rapport à nous. J’ai aimé qu’elle aime la vitesse. Elle a commencé par me dire, « Jeune homme, si on vous interroge sur la chose publique, répondez en parlant de la pluie et du beau temps ! ». Elle voulait bien faire, mais je n’ai toutefois pas aimé qu’elle encourage la lâcheté.
Quand Géza a commencé à raconter, ce que tous les hommes aiment à raconter, qu’ils soient riches ou non, comment il était possible de gagner beaucoup d’argent, à partir de rien naturellement, elle l’a interrompu, « Laisse le gamin tranquille, il doit travailler lui ! ». J’ai aimé la valeur qu’elle attachait au travail, j’ai aimé qu’elle considère que le travail de l’écrivain était d’écrire, mais je n’ai pas aimé qu’elle juge insignifiant tout ce qui ne touchait pas à son œuvre et à son travail d’écrivain.
J’ai aimé lorsqu’elle a décroché le téléphone et qu’elle a dit, d’une voix niaise : « Bonjour Monsieur, ma maman n’est pas là. », ou « Hôpital Saint Jean, qui demandez-vous ? », stratagème pour se protéger du monde extérieur. Et surtout, j’ai aimé qu’elle se conduise comme une lady, mais je n’ai pas aimé qu’elle se rende à des réceptions, qu’elle déjeune avec des VIP et qu’elle s’intéresse trop à l’agitation du monde extérieur.
J’ai aimé quand elle mettait ses collègues en boîte, surtout les femmes, avec des commentaires au vitriol, particulièrement bien affutés, mais je n’ai pas aimé lorsqu’elle s’est offensée ici et là d’une très mauvaise critique, je pensais d’une certaine manière que cette sorte de vanité était indigne d’elle et de son œuvre. Et je n’étais pas loin de penser non plus que l’âge venant, toute personne devait parvenir à se défaire de ce type de fardeau.
Au regard de la poésie, nous n’avions rien en commun, elle n’était pas attirée par l’avant-garde, et moi je ne l’étais pas par la poésie classique la plus raffinée, mais j’ai aimé la cohérence de son œuvre, et qu’à côté de ses romans les plus remarquables (comme l’est pour moi Le faon2, par exemple), toute son œuvre soit de bonne qualité. « Tout ce que Magda a écrit vaut la peine d’être lu », a déclaré un jour Somlyó3. Mais je n’ai pas aimé son œuvre théâtrale dont elle était pourtant terriblement fière, comme peuvent l’être les parents d’un enfant un peu moins réussi.
J’aime son étude sur Vörösmarty4. Approfondie, soigneuse et sensible, que même un universitaire spécialiste du sujet se serait enorgueilli de pouvoir écrire. Mais je n’ai pas aimé les interviews qu’elle donnait aux magazines, parce qu’elle restait toujours dans sa zone de confort, elle ne prenait jamais aucun risque.
J’ai aimé qu’elle sache aimer, je n’ai pas aimé qu’ils soient si peu nombreux, ceux à qui elle accordait son amour, même s’il est vrai que la plupart du temps ceux qu’elle aurait pu aimer avaient déjà disparu. J’ai aimé qu’elle respecte ses lecteurs, je n’ai pas aimé, par exemple, qu’elle bénisse les enfants des lecteurs comme si elle était mère Thérésa. « C’est bien pour lui et cela ne me coûte rien », disait-elle. Cela me gênait quand même, c’était une écrivaine, pas le pasteur de la nation.
J’ai aimé que bien que célèbre, elle soit restée simple, qu’elle ne soit pas parfaite, qu’elle sache se moquer d’elle-même comme quand, par exemple, après une soirée littéraire, elle a dégringolé dans les escaliers du théâtre de Békécsaba, en tenue de soirée, j’ai aimé qu’elle ait choisi de demander de l’aide à Géza Thassy qui n’est pas un doux rêveur mais quelqu’un qui a les deux pieds bien sur terre et qui, par ailleurs, fut le batteur de Bélá Radics5. J’ai aimé qu’elle existe, que son existence soit une constante, à l’image, disons, du nombre Pi qui est et sera toujours. Et maintenant, je n’aime pas du tout qu’elle ne soit plus.
(1) « Récit d’un autre temps » NDT
(2) Le faon [Az őz], traduit du hongrois par Suzanne Canard, éd. Viviane Hamy
(3) Ecrivain, poète et traducteur hongrois, contemporain de Magda Szabó.
(4) Poète hongrois du 19e siècle.
(5) Guitariste de rock légendaire (1946-1982)
Source : Litera.hu, le 22 novembre 2007
Traduction : Anne Veevaert
Né en 1960 à Vámosmikola (au nord de la Hongrie), János Háy est poète, dramaturge, romancier, auteur d’une trentaine de livres. Consacrée meilleure œuvre dramatique de l’année 2002 en Hongrie, sa pièce Gézagyerek a été publiée en France en 2009, sous le titre Le veilleur de pierres aux éditions L’espace d’un instant.