Votre premier recueil de nouvelles (Pertu, Palatinus, 2010) a été récompensé par les prix Déry Tibor et Bródy Sándor. Le deuxième (Nincs, és ne is legyen, Palatinus, 2012) vous a valu le prix Artisjus et le Prix de littérature de l’Union Européenne (EUPL). Ces prestigieuses reconnaissances ainsi que la réception critique, unanimement positive, ont-elles changé votre attitude à l’égard de l’écriture ? Mais je pourrais aussi bien dire : votre attitude à l’égard de la musique. Si mes informations sont exactes, vous continuez d’enseigner à plein temps le solfège et la théorie musicale dans votre ancien lycée.
C’est agréable d’être appréciée, cependant, je ne pense pas qu’un prix ait pour objectif de changer l’attitude des auteurs à l’égard de l’écriture. Dans le meilleur des cas, il attire l’attention sur un livre important ou considéré comme tel. Il peut avoir un impact sur le nombre de lecteurs de l’œuvre récompensée, mais aussi, dans le cas du Prix de littérature de l’Union Européenne, probablement sur sa carrière internationale. Oui, je continue d’enseigner la musique, c’est mon métier, mais je dirais plutôt que j’ai deux emplois à plein temps : l’écriture en est également un.
Face aux interrogations incessantes sur ses éventuelles intentions d’écrire enfin un roman, Borges se consolait en se disant qu’à d’autres époques on attendait des auteurs qu’ils écrivent des épopées et des pièces en cinq actes.(1) Je suppose que l’on vous pose souvent la même question. Cette pression ne vous dérange pas ? Vous n’éprouvez pas de sentiment de culpabilité ?
Si, tout le temps. Non pas parce que je n’ai pas écrit de roman. J’entends souvent parler de cette obligation d’écrire un roman, mais je n’ai moi-même jamais été victime de ce genre de pression, ni de la part de mon éditeur, ni de la part d’amis ou de connaissances. Certes, cette pression s’opère ou pourrait bien s’opérer sans doute de manière plus insidieuse, mais je suis totalement aveugle et sourde et je ne m’en aperçois pas. Néanmoins, quand je me rends compte en écrivant qu’un matériel thématique semble s’épuiser ou qu’un mode narratif s’essouffle, j’éprouve quand même de l’envie à l’égard de mes confrères aux talents plus polyvalents. Ce serait bien de pouvoir changer parfois de genre. D’autre part, je me disais qu’il serait peut-être plus évident de demander à un nouvelliste pourquoi il n’écrit pas de poésie. A mon sens, c’est beaucoup plus incompréhensible.
La plupart de vos histoires se déroulent dans le microcosme familial. D’où vient cet intérêt presque exclusif pour les relations familiales ?
Il n’existe pas d’espace, d’espace commun, d’espace public : tel est à mon sens ce que cela signifie lorsqu’un auteur ne s’écarte jamais d’un éventail thématique réduit dépassant rarement les frontières de la microsociété familiale. Á vrai dire, je n’ai pas vraiment fait l’expérience de l’existence de groupes en dehors de la famille. Je ne connais pas d’espace plus vaste que celui-là. En tous cas, je n’ai jamais eu l’expérience même comme un concept abstrait de communautés plus larges que celle-là : groupes de copropriétaires, de collègues, communautés de destin, d’amis, de gens du même sexe, communauté nationale. Du moins de manière aussi précoce, aussi profondément ancrée. Je suis cycliste ! Une identité à laquelle j’adhère au moins sans problème. Il est possible de vivre n’importe quand, n’importe où. Sinon, il faut rétrécir les frontières de ce que l’on appelle la vie. Il faut réduire sa sphère d’intérêt. Le monde dans lequel j’ai grandi, dans la dernière période de l’époque de Kádár, et le destin personnel de mes parents qui ne fut peut-être pas indépendant de ce contexte, le vide social qui les entourait à cause de leurs origines et de leur mentalité particulière, ainsi que les événements de ces dernières années tellement symptomatiques de l’époque d’avant 1989, n’ont pas contribué à élargir ma vision du monde. D’une certaine manière, je suis une provinciale. Ma province, c’est la famille. Bien que mon nouveau recueil à paraître soit un peu différent de ce pont de vue.
Balázs Görföl considère le mystère comme une « marque de fabrique » de vos textes. La nouvelle Omomom que nous publions en français pour la première fois n’échappe pas à la règle : « Non seulement, les réactions du père et de sa fille ne nous indiquent pas si la fillette dit la vérité, mais nous ignorons également lequel des deux possède la supériorité intellectuelle et psychologique, lequel des deux a une vision plus claire de la situation. » (2) Vous semblez éprouver une véritable aversion pour les situations trop simples.
Mais pas du tout. En dehors des textes littéraires, c’est exactement le contraire. Mais pourquoi écrirais-je sur quelque chose d’évident ? Si tant le lecteur que moi-même sommes parfaitement au courant de tout, quel est l’enjeu du texte ? Qu’est-ce qui motive alors la prise de parole publique ? Je ne suis pas vraiment attirée par le mode d’écriture qui prétend, je veux dire en dehors du champ stylistique, incarner un discours. Quand le narrateur entend exprimer des vérités, ou du moins un diagnostic, qu’il énonce des affirmations directes sur la vie, les gens, les relations humaines, dans la langue, ou plutôt en adoptant naïvement une position qui relève en principe de l’essai, c’est l’essence même de la fiction qui se perd. C’est un grand dilemme : ou je ne dis rien, ou mon écriture reste sans effet. J’exagère naturellement. Je me dis souvent que pour obtenir le maximum du peu dont la littérature soit capable, il faut que je parvienne à stimuler l’imagination du lecteur. Je ne suis pas sûre que ce soit une question de genre. Le roman quand il m’impressionne est dense comme une nouvelle. Loin d’être dilué, loin de tout raconter, il n’en stimule pas moins l’imagination du lecteur tout en gardant toute sa complexité, tissant de multiples fils, le récit se déroulant en vagues plus minces.
Les personnages d’enfants, prématurément vieillis, un peu méchants, sont nombreux dans votre recueil. Pourquoi les choisissez-vous souvent comme narrateurs ?
Aujourd’hui, je recours rarement aux personnages d’enfants comme narrateurs, mais auparavant, c’était une source d’inspiration, cette perception du monde qui est le propre des enfants me paraissait quasiment inépuisable. Quand on voit les choses pour la première fois, notre perception s’aiguise, notre vigilance redouble : serait-ce de la peur ? Toutefois, faute de connaissances et de repères suffisants, il existe un décalage important entre sensation et perception. En tous cas, je me souviens de ma propre enfance comme d’une période de « torpeur intense ». J’avais l’obsession des détails, j’observais tout, des motifs figurant sur les housses des meubles aux voitures qui s’engageaient dans la voie de service de la rue Vas, jusqu’aux lunettes de ma mère qui glissaient lentement sur son nez sous l’effet des vapeurs de cuisine, tout en ne prêtant aucune attention à la manière dont était préparé le bouillon de viande. Aujourd’hui encore, j’ai tendance à penser que celui qui se sent en sécurité n’est pas assez éveillé. Tandis que celui qui a peur ne se concentre pas sur l’essentiel. Si tant est que l’essentiel existe. Mes personnages d’enfants seraient donc vraiment si méchants ? Se pourrait-il qu’ils ne soient simplement pas idéalisés ? N’est-il pas possible qu’il y ait beaucoup de méchanceté aussi chez les gens qui ne sont pas méchants ?
« Dans les nouvelles de Szvoren, les personnages sont tellement enfermés dans leur perspective qu’ils ne parlent qu’apparemment la même langue : la communication n’est qu’un simulacre de communication, la compréhension n’est qu’un semblant de compréhension. » (3) L’absence formelle de dialogue symbolise-t-elle cette communication impossible entre vos personnages ?
J’ai de l’aversion pour les dialogues. Je ne sais pas utiliser le dialogue de la même manière que, par exemple, la narration à la première personne du singulier. Ce qui ressemble, dans le cas de cette dernière, à un « discours direct » n’est en réalité qu’un procédé narratif obéissant à une convention tacite que l’on pourrait difficilement qualifier de discours. Dans un dialogue, en l’absence d’artifice, et même si j’ai moi-même effectué des expérimentations dans quelques courts textes, ce jeu cesse et les phrases deviennent discours, voire citations. Le dialogue ne permet pas ce double mode d’expression dans lequel il est possible de trouver simultanément des « phrases énoncées » et des passages narratifs. On ne peut pas jouer à les confondre ou à les distinguer délicatement, presque imperceptiblement ou de manière ambiguë. Oui, oui, le dialogue relève de la science-fiction : il est possible, pourtant il n’existe pas.
« Dans l’histoire et le présent de notre prose courte, on peine à trouver des prédécesseurs au livre de Szvoren. […] Les nouvelles de Pertu rappellent plutôt la « prose existentialiste » du milieu du 20e siècle, au sens large du terme (de Camus et les auteurs du Nouveau roman aux meilleurs prosateurs américains) », écrivait Miklós Fogarassy à propos de votre premier recueil. (4) De quels auteurs vous sentez-vous proche ?
Mes lectures les plus marquantes de ces dernières dix années ont été les écrits de Carver, Bodor et de Thomas Bernhard. Je suis également attirée par des choses plutôt éloignées de mon tempérament : l’œuvre de Nádas, les chroniques d’Esterházy et, en fait, sa présence dans cet espace commun qui sans aucun doute nous l’avons vu n’existe pas ; parmi les plus jeunes, j’apprécie les romans d’Andrea Tompa ; en outre, je ne l’ai peut-être encore jamais mentionné, mais mon éveil intellectuel a été particulièrement influencé par l’univers littéraire de Freud, si je peux me permettre ce terme.
(1)“Continuamente me preguntan que cuándo voy a escribir una novela, pero me consuelo pensando que alguna vez le preguntaban a los escritores: « ¿Y usted, cuándo va a escribir una epopeya? » o « ¿Cuándo va a escribir un drama de cinco actos? », y actualmente esa pregunta no se usa.”
(2) Balázs Görföl, Apa plümóval álmodik, Jelenkor, 2013, n° 5
(3) Balázs Görföl, Apa plümóval álmodik, Jelenkor, 2013, n° 5
(4) Miklós Fogarassy, A valóság mint érzet és képzet; Holmi, 2010, octobre
Interview : Gábor Orbán
Traduction : Gábor Orbán et Anne Veevaert
Photo : Zoltán Kocsis