« Personne ne l’a vu deux fois »

Critique par András Kányádi

László Krasznahorkai : Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau. Traduit par Joëlle Dufeuilly, Ed. Cambourakis

Il arrive un moment de tournant dans la carrière de chaque grand écrivain. László Krasznahorkai, comme tant d’autres, a ressenti le besoin de se renouveler. Après avoir amplement disséqué le désastre et la décadence de la Hongrie provinciale peuplée de personnages marginaux en proie à la folie visionnaire, aux pulsions meurtrières et à l’alcoolisme dévastateur, bref, l’existence de ces sans-espoir ballotés par un destin aveugle, le voici à présent se ressourcer dans la sérénité de la spiritualité de l’Orient.

A vrai dire, cette expérience orientalisante remonte aux débuts des années 1990 ; dans un roman écrit sous forme de récit de voyage, le Prisonnier d’Ourga [Az urgai fogoly], il s’était déjà initié à la civilisation chinoise. Le roman Au nord par une montagne, au sud par un lac, à l’ouest par des chemins, à l’est par un cours d’eau, paru à Budapest en 2003 et traduit aujourd’hui par Joëlle Dufeuilly, nous fait découvrir cette fois-ci un univers japonais et bouddhique placé sous le signe d’une quête esthétique. Une plongée spirituelle qui constitue aussi une singulière tentative d’affranchissement de la narration européenne des schémas usés jusqu’à la corde.

Le roman a pour objet la recherche de la perfection, incarnée par un jardin caché que le héros, le petit-fils du prince Genji, croit pouvoir retrouver, en déjouant la surveillance de sa cour de Kyoto, sur le site d’un monastère abandonné.

« Le découvrir puis en parler, le voir et trouver les mots justes, la bonne formulation, exprimer son essence s’apparentait à une tâche plus difficile que tout » parce que « l’effet premier de ce jardin était d’abolir le désir, l’envie d’en parler ». Si l’objet de la quête finit par se dérober au descendant du prince, c’est au lecteur de le retrouver, au terme d’un voyage initiatique semé d’embûches et d’apories. Ainsi, l’épigraphe du roman hongrois nous avertit qu’on ne peut lire ce texte deux fois ; la numérotation des chapitres débute avec le chiffre deux. S’agissant d’un écrivain savant, on est tenté d’y voir un clin d’œil au roman classique japonais attribué à Murasaki Shikibu, Le dit du Genji, composé dans la première décennie du XIe siècle. Mais cet hommage se borne au nom du héros, incarnation d’une appellation (le genji était un titre honorifique donné au fils de l’empereur qui ne pouvait prétendre au trône) et au blanc du début de la numérotation ; la conception et le style du roman portent bel et bien le sceau très original de l’auteur hongrois.

Si le désir de Krasznahorkai était d’écrire un roman sans êtres humains, le pari est réussi : les animaux et la végétation s’avèrent ici de loin plus importants que l’homme.

Cependant, les traces de la violence humaine n’ont pas complètement disparu ; bien qu’il n’y ait pratiquement plus de personnages, ou alors ceux-ci sont imaginaires, on est quand même saisi de malaise à l’arrivée des courtisans chargés de ramener le prince fugitif. Mais après, on les voit déboussolés, ingurgiter des bières des distributeurs (!) et repartir bredouille. Dire que nous sommes bien loin des anges exterminateurs de La mélancolie de la résistance : tournés en dérision, ils titubent, inoffensifs, dans leur geta et leur kimono, indices vestimentaires d’une civilisation qui fait rêver. Et la tristesse centre-européenne se voit remplacer par son cousin lointain oriental, le très complexe mono no aware, à la fois sensibilité pour l’éphémère et chagrin du trépas.

Après tout, il n’est point étonnant que cet univers japonais et bouddhique se dévoile aussi comme un labyrinthe borgésien : le sanctuaire du monastère est la bibliothèque, le kyozô, centre de la conservation des livres (les sûtras) et partant, celui du cosmos. C’est là que le petit-fils de Genji, héros qui nous rappelle par son hypersensibilité le personnage de Des Esseintes, trouve paix et tranquillité. Le monde, pour ce « surémotif », grand amateur des mouchoirs de soie blanc et enclin à l’évanouissement, réside dans les livres, tel que décrit dans les Cent beaux jardins, œuvre qui lui avait révélé l’existence du jardin parfait ; il reste jusqu’au bout prisonnier de son imagination et le vrai jardin lui échappe. Aussi, c’est dans le kyozô qu’il découvre une deuxième lecture déterminante, l’ouvrage cocasse de Sir Wilford Stanley Gilmore de l’Institut de Mathématiques Gilmore-Grothendieck-Nelson qui, sur deux milles pages, règle leurs comptes aux théoriciens des ensembles, Cantor et compagnie, en énumérant tous les nombres jusqu’au plus grand, au dernier nombre fini. Le roman prend donc un malin plaisir à jongler avec des postulats : d’une part, l’imaginaire démontré par le réel (le jardin décrit dans le livre, simple et magnifique, existe), d’autre part, le réel démontré par l’imaginaire (il n’y a pas d’infini, tel que prouvé par le mathématicien fou). Tout est dans les livres.

L’ironie intellectuelle de Krasznahorkai est secondée par l’outil préféré de l’auteur : la phrase sinueuse et enveloppante, faite aussi bien pour la description minutieuse que pour la méditation. C’est une belle occasion de s’adonner à des dissertations aux sujets très variés : le lecteur apprend non seulement les techniques de la fabrication du papier, la composition géologique des différentes couches de la Terre et l’insémination des hinoki, mais il est aussi renseigné sur la typologie des vents. Miracle du trépas et miracle de la reproduction, mouvement versus immobilité, labyrinthe déserté par le monstre : parmi les nombreuses pistes de lecture, il y a aussi celle d’un roman policier. Et si dans mille ans, quelqu’un se risquait à continuer l’histoire du/de Genji, il sera désormais obligé à commencer par le chapitre trois. 

András Kányádi