A l’occasion de la parution du roman VS de Zsuzsa Rakovszky (traduit par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud), nous vous proposons une interview de l’auteur réalisée par Tamás Lipp parue sur le site de 168 óra.

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Votre nouveau roman met en scène un personnage réel de la fin du 19ème siècle qui, bien que née sous le nom féminin de Sarolta Vay, vécut ensuite et publia toute son œuvre sous l’identité d’un homme, se faisant appeler Sándor Vay. Quand on lui demandait pourquoi elle portait des vêtements d’homme tout en étant une femme, elle répondait ainsi : « La raison est très simple. Je suis un homme, je veux l’être et personne ne peut m’en empêcher ! » En tant que romancière, qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce personnage hors du commun ?

En premier lieu, la confrontation entre réalité intérieure et réalité extérieure. C’est pourquoi j’ai choisi un moment de la vie de Sarolta/Sándor où elle est contrainte d’admettre une réalité qu’elle préférait jusque-là se cacher à elle-même : elle découvre qu’elle est une femme d’un point de vue biologique ; et c’est alors que tout son univers intérieur va s’écrouler. C’est cette confrontation qui a éveillé mon intérêt pour le personnage. J’ai commencé à rechercher des documents la concernant, j’ai lu, entre autres, l’histoire de sa maladie rédigée par le psychiatre Krafft-Ebing qui s’est lui-même fondé sur le compte-rendu de l’expert médical judiciaire (compte-rendu que j’ai également pu obtenir plus tard). Dans cette description, on cite quelques extraits des lettres que V. S. a écrites à « sa femme ». Ces lettres sont imprégnées du style et du vocabulaire des poèmes romantiques. Pourtant, la situation est loin d’être romantique : V. S. a été placée en détention provisoire pour des dettes impayées et, en prison, elle ne peut plus cacher son sexe biologique. J’ai commencé à être intriguée par cette situation à la fois tragique et grotesque, cette aptitude étrange que possède l’âme humaine pour jouer à cache-cache avec elle-même, pour à la fois savoir et ignorer une même chose, et je me suis demandée jusqu’à quel point il était possible d’influencer notre perception de la réalité.

Sarolta épouse la fille de l’inspecteur des forêts de Klagenfurt. Elle demande à son beau-père huit cents forints de caution pour un poste de secrétaire dans une maison d’édition qui n’existe même pas. Quand la supercherie est découverte, son beau-père la dénonce et elle est arrêtée. Mais Marie, sa femme, ne se plaint pas de son mari. Dans l’une de ses lettres, elle écrit : « Je n’aime plus les enfants des autres [avant son mariage, elle était institutrice] mais j’adorerais avoir des enfants avec Sanyi. » Dans le roman, l’expert médical, après s’être assuré du sexe de la détenue, lui demande comment elles avaient imaginé avoir des enfants. Sarolta répond qu’elles voulaient demander à un ami de jouer le rôle du père. Comment on doit l’entendre ? La femme du 19e siècle peut-elle être aussi incroyablement naïve et inexpérimentée ou ce « couple hors-normes » est-il, au contraire, si moderne qu’il appartient déjà presque au 20e siècle ?

Qu’une femme du 19e siècle puisse-t-être aussi naïve ne serait pas si surprenant : le père, le vrai et non celui du roman, dit dans le compte-rendu médical que sa fille a reçu une éducation très stricte. Naturellement, les femmes n’étaient pas naïves à ce point-là dans toutes les familles et toutes les couches sociales. Une fille de la campagne connaissait certainement très bien les « choses de la vie » et une femme de l’aristocratie avait un accès plus facile à toutes sortes de lectures, l’atmosphère qui l’entourait était certainement plus ouverte que dans une famille de la petite bourgeoisie. Mais dans certains milieux, les mœurs des jeunes filles faisaient l’objet d’une attention extrême. Szefi Bohuniczky écrit dans son autobiographie que dans les manuels de littérature, la scène représentant la Belle Ilonka [NDTR: Szép Ilonka, poème de Mihály Vörösmarty] en compagnie du chasseur, même s’ils se tiennent à une distance respectueuse l’un de l’autre, était masquée par un papier. J’ai lu dans un autre récit autobiographique féminin que la mère de l’auteur avait découpé aux ciseaux certaines des dernières pages pourtant bien innocentes des romans à l’eau de rose dans lesquelles les jeunes promis avaient l’indécence de se donner la main. Evidemment, ces jeunes filles bien élevées aussi se murmuraient entre elles des histoires, partageaient des informations, mais celles-ci devaient être floues et imprécises et, au final, c’est le mariage qui représentait pour elles la véritable « révélation ». Ce qui est bien plus intéressant ici c’est que Sándor/Sarolta croyait également qu’elle pourrait avoir un enfant avec Marie. C’est l’expert médical qui le dit. L’élément auquel vous faites allusion consistant à « demander à un ami de jouer le rôle du père » a été inventé par moi et cela me donne un peu mauvaise conscience. V. S. fait ici référence à l’histoire de la Marquise d’O fécondée pendant son sommeil. Elle voulait utiliser la même méthode avec la très vertueuse Marie. C’est très différent de ce que vous évoquez, dans le sens où aujourd’hui, cela se passe avec l’accord de tous les intéressés. Dans le roman, l’objectif était plutôt de sauver les apparences, de dissiper les doutes éventuels des parents (elles étaient alors « mariées » depuis plus d’un an).

Votre roman séduit non seulement par son style épique qui rappelle Mikszáth, son humour et sa finesse, mais également par la structure complexe, la flexibilité et les nuances de son écriture qui expriment à la perfection la langue du romantisme. J’ai lu avec grand plaisir votre imitation des poèmes de Sarolta. En les écrivant, avez-vous pensé à Psyché de Sándor Weöres ?

En ce qui concerne le style : je me suis rendu compte en écrivant que notre génération est la dernière à avoir lu Jókai dès l’enfance. Pour nous, le romantisme est une sorte de « langue maternelle à l’intérieur de la langue maternelle ». Naturellement, j’ai pensé à Psyché de Weöres mais nous avons ici un contexte très différent. Sarolta a bel et bien existé, elle a également écrit des poèmes et il existe des documents qui en disent long sur cette époque précise de sa vie (même si elle-même n’en a jamais parlé et a arrêté la poésie après sa « chute »). Je n’avais pas à inventer, il s’agissait plutôt de me glisser dans sa peau et de remplir les vides. Avec les poèmes, je voulais mettre en lumière les filtres esthétiques et émotionnels que doit traverser toute réalité pour se transformer en un poème romantique classique de ce type. Pour certains, j’ai même ajouté des notes de bas de page pour expliquer que les expériences qui les ont inspirés étaient loin d’être si « poétiques ».

Je crois que Sarolta/Sándor faisait partie des artistes « à l’ancienne » qui, comme Jókai et Gárdonyi, s’efforçaient presque désespérément de tenir leur art à distance de leur vie privée. Dans ses « récits » (son œuvre de deux milles pages a été publiée sous la forme de dix somptueux volumes), Sándor, vieux monsieur un peu rond, affable et plein de sagesse fume sa pipe, boit de l’eau de vie et se lamente sur la déchéance du monde (et les gloires déchues). Il n’y a pas même ne serait-ce qu’un paragraphe sur sa propre vie, ses sentiments, ses relations contradictoires. Vous l’avez fait à sa place ?

Oui, exactement. En tous cas, c’est ce que j’ai voulu faire. D’ailleurs, dans certaines de ses nouvelles, il arrive que Sarolta évoque son enfance mais là aussi elle se définit en tant qu’« étudiant ». Il faut toutefois admettre que Sarolta avait toutes les raisons de maintenir une distance entre ses écrits et sa vie : après sa « chute », elle a repris le cours de son existence là où elle l’avait laissé. Si elle avait été capable de vivre sa dégringolade dans toute son ampleur, si elle n’avait pas continué à duper son entourage et à se duper elle-même, elle aurait pu être meilleur écrivain, même si ses nouvelles sont très réussies à leur manière. Elle exerçait une influence considérable sur Krúdy, par exemple. Krúdy a même écrit sur elle. Elle mérite amplement qu’on la redécouvre.

Tamás Lipp : Érezhet-e, élhet-e férfiként az, aki nőnek született? Sándor vagy Sarolta?
www.168ora.hu, 24 juillet 2011

Traduction : Gábor Orbán, Anne Veevaert