« Une démarche profondément humaine, résolument tournée vers l’Autre »

Rencontre avec Joëlle Dufeuilly et Sophie Képès, traductrices littéraires, toutes deux récemment récompensées par de prestigieux prix de traduction.

« László Krasznahorkai et ses longues et belles phrases ont été un peu mon école de traduction. » avez vous déclaré, Joëlle Dufeuilly, lors d’une soirée consacrée au romancier hongrois. Une école jugée excellente par la Société des gens de lettres (SGDL) qui vous a remis son Grand Prix de traduction pour l’ensemble de votre oeuvre de traductrice en 2014. Vous avez reçu cette distinction à l’occasion de la parution de Guerre et guerre (Ed. Cambourakis, 2013), votre cinquième traduction d’un livre de Krasznahorkai. Comment devient-on « un vieux couple » avec un écrivain qui éprouve une aversion notoire à l’égard du point ?

Joëlle Dufeuilly : J’ai évolué avec l’auteur, au fil de ses romans les phrases se sont affinées, étirées, allongées, et j’avoue qu’aujourd’hui elles me semblent assez naturelles. Ce que j’aime dans les phrases de Krasznahorkai, c’est qu’elles permettent d’installer une musique, et prennent vie, une vie sensorielle, quasi organique. Restituer cela demande beaucoup de temps, mais constitue un travail passionnant.

Sophie Képès, vous êtes la lauréate du prix Nicole Bagarry-Karátson 2015 qui vous a été décerné à double titre : « pour les précieux services que vous avez rendus sans relâche à l’œuvre de Dezső Kosztolányi », en particulier par la traduction des récits d’Esti Kornél (Ed. Cambourakis, 2009, 2012), et pour nous avoir « fait découvrir les romans de Júlia Székely » dont Seul l’assassin est innocent paraîtra en mai 2015, chez Phébus. Kosztolányi est un géant incontournable de la littérature hongroise mais qui est Júlia Székely ? Tandis que son deuxième livre sort en français, ses oeuvres restent introuvables en Hongrie. 

Sophie Képès : Née à Budapest, écrivain et pianiste, Júlia Székely (1906-1986) a été l’élève de Béla Bartók. Elle enseigne le piano et la musique à Pécs. Elle est aussi l’auteur de dix-sept ouvrages, romans, pièces de théâtre ou radiophoniques et biographies, notamment de musiciens (Bartók, Beethoven, Chopin, Liszt…). Rue de la Chimère, que j’ai également traduit, est paru chez Buchet-Chastel en 2005. Publié en 1941, Seul l’assassin est innocent est le deuxième roman de l’auteur, mais en fait, sa première œuvre dans sa version théâtrale. Ce thriller psychologique se déroule en une seule journée, pour l’essentiel dans le huis-clos étouffant d’une maison familiale qui devient un personnage à part entière, avec son horloge qui sonne les heures et rythme l’intrigue. Le savoir-faire dramaturgique de l’auteur et son talent pour créer une atmosphère sont manifestes. Sa compréhension des mécanismes de l’inconscient est très en avance sur son époque.

Quel peut être selon vous le rôle du traducteur pour faire connaître l’œuvre d’auteurs jusqu’ici inconnus en France ? Les maisons d’édition vous écoutent-elles quand vous prosposez un auteur complètement inédit en France ?

Sophie Képès : Je dois avouer que je suis un enfant gâté de la traduction littéraire, de même qu’une sorte de franc-tireur isolé – comme doit l’être tout écrivain, selon moi. Ayant commencé mon activité de traductrice alors que j’avais déjà publié trois romans au Seuil, je n’ai jamais eu qu’à choisir parmi les propositions des éditeurs. J’admire beaucoup l’engagement et le dévouement des confrères/sœurs qui mènent un travail indispensable de défrichage et qui s’impliquent à fond pour imposer un auteur en France, mais je me suis toujours abstenue de le faire.

Pour Júlia Székely, voilà ce qui s’est passé : au début des années 2000, un de ses romans a été découvert et publié par un éditeur espagnol. Il a eu du succès, et c’est dans cette langue que l’éditeur français, Buchet-Chastel, l’a découvert à son tour par l’intermédiaire d’une lectrice (également écrivain), Mercédès De Ambrosis. Et il m’a proposé de le traduire. Cette histoire est un message d’espoir pour les auteurs oubliés ou méconnus : leur redécouverte peut passer par les détours les plus surprenants. J’espère que cela aura un impact positif sur la réévaluation de l’œuvre de Júlia Székely en Hongrie, un effet de rétroaction. Ce ne serait que justice, elle le mérite.


Vous avez traduit toutes les deux Péter Esterházy dont l’écriture est truffée de jeux de mots ainsi que de références culturelles et littéraires. Une expérience quelque peu traumatisante, du moins, c’est ce qu’on croit comprendre en lisant votre article, Sophie Képès, intitulé « Pour un traducteur, il n’est de bon auteur que mort » (La Revue des Ressources, 4 mai 2004). Outre les difficultés de traduction, vous évoquez une véritable « possession » littéraire, un phénomène particulièrement fâcheux pour qui est également romancière comme vous. 

Sophie Képès : Quand j’ai traduit le grand cycle de nouvelles à narrateur unique de Dezső Kosztolányi, Kornél Esti, l’empathie était telle que j’avais l’impression de me traduire moi-même, mais en mieux ! Ses thèmes, son style, son humour me correspondent parfaitement. A travers des aventures minimales où le réel est à peine dévoyé, il saisit la condition humaine dans son absurdité, et le lecteur ne peut que reconnaître ses propres émotions : anxiété, inquiétante étrangeté, compassion, dérision, résignation. Proche de l’esprit de la langue française, ce qui est rare chez un auteur hongrois, il prône à ses confrères l’économie de moyens et de mots. 

Expérience très différente : j’ai passé deux ans de ma vie au service de Péter Esterházy. Bien que très éloigné de mon moi-d’auteur dans son style et ses thèmes, au cours de cette longue fréquentation, il m’est entré dans l’esprit et s’y est incrusté de façon fort inopportune. J’ai mis longtemps à exorciser cette possession littéraire. 
Obligés de plier sous la domination du texte-source, les traducteurs en viennent parfois à se sentir menacés par cette longue intimité stylistique forcée. Ils trouvent intolérable la colonisation rampante de leurs volonté et démarche créatrices par celles de l’auteur, cet envahisseur…

Une fois ma traduction achevée, mon moi-d’auteur ne reprend pas tout de suite le dessus sur mon moi-traducteur. Les influences souterraines restent activées, et lorsque je frappe le clavier, je ne sais plus si je suis seule ou duelle. Qui m’influence le plus : Dezső Kosztolányi, mon ego, ou Péter Esterházy, mon alter ? Ce dernier se transforme en incube littéraire. Pourquoi, maintenant que j’en suis quitte, s’accroche-t-il à mes basques ? Comment a-t-il pu me contaminer à ce point ? Je me vois écrire à la manière d’Esterházy, à mon corps défendant. S’ensuit une période d’impuissance. Je ne pourrai plus écrire tant que je n’aurai pas complètement extirpé ce parasite de mon subconscient, et récupéré l’intégralité de mon moi-d’auteur. En l’occurrence, cela prendra plusieurs mois.

Joëlle Dufeuilly, vous semblez privilégier les écrivains vivants ou du moins contemporains. Dans une interview, vous parlez de la « fragilité extrême de l’auteur face à son traducteur ». La possibilité d’échanger avec l’auteur, d’obtenir son approbation lorsque vous envisagez une solution « osée » vous aide-t-elle à porter cette responsabilité ? Cela vous arrive de signaler des « erreurs » à un auteur ?

Joëlle Dufeuilly : Oui, en effet, je préfère traduire des écrivains vivants, et ce, pour différentes raisons. La littérature contemporaine hongroise est très riche et très variée. Le fait de traduire un auteur vivant qui, de plus, écrit dans une langue « rare », autrement dit n’est directement accessible qu’à peu de lecteurs, donne au traducteur une lourde responsabilité. Cette pression est, certes, un peu pesante mais, personnellement, elle me motive, me pousse à donner le meilleur de moi-même. 

La possibilité d’échanger avec l’auteur est également très importante. Dans le cas d’Esterházy, dont j’ai traduit un livre (le 1er livre d’Harmonia Cælestis, le deuxième ayant été traduit par Agnès Járfás), cette collaboration m’a permis de prendre beaucoup de risques. L’écriture d’Esterházy nous oblige à « oser », parfois à « adapter », or une question se pose immédiatement : jusqu’où peut-on aller ? Où est la limite ? Avec Esterházy, c’était très simple, je lui soumettais mes propositions (en les traduisant en hongrois) et c’est lui qui fixait les limites. A partir de là, je pouvais tout oser, et paradoxalement, cette forme de « contrôle » de l’auteur, loin de me brider, d’entraver ma liberté, m’a donné des ailes, et a stimulé ma créativité. 

Avec Krasznahorkai, la collaboration est différente, car je n’ai pas à « adapter », mais à « restituer » son écriture, et il m’aide beaucoup, notamment en éclaircissant, si je le lui demande, sa pensée. Je tiens à dire que ces deux grands écrivains font preuve d’une incroyable disponibilité. Traduire un auteur vivant, enfin, revêt une dimension affective, qui compte également pour moi. Auteur et traducteur partagent les joies et les déceptions liées à la réception de leurs livres. C’est une aventure collective. J’ai traduit plusieurs recueils d’Ervin Lázár et d’Eva Janikovszky, malheureusement tous deux décédés. Le succès de leurs livres me fait, certes, plaisir, mais c’est un plaisir en demi-teinte, car je ne peux pas le partager avec eux. La traduction est une activité intellectuelle, créative, mais c’est également une démarche profondément humaine, résolument tournée vers l’Autre. 

Langue non indo-européenne, le hongrois diffère du français sur plusieurs points. Quelles sont ses particularités qui savent toujours vous surprendre ? Existe-t-il des « missions impossibles » ?

Joëlle Dufeuilly : Ce qui m’étonne toujours avec le hongrois, c’est sa capacité à brouiller les pistes. Parfois je passe des heures à décortiquer une phrase, en particulier chez Krasznahorkai, pour simplement trouver le sujet d’un verbe, ou le prédicat, ce qui, pour une Française, habituée à une syntaxe peu fantaisiste, est toujours un peu déroutant. Quant aux « missions impossibles », même si je sais que je me mens à moi-même, je pars du principe que rien n’est intraduisible. La plus grande difficulté reste, et cela concerne toutes les langues, le traitement des références culturelles. 

Sophie Képès : Oui, bien sûr que le hongrois est une langue à part. Il faut penser « à l’envers » du français, si l’on peut dire. Mais le plus important, c’est que, qu’on soit grand lecteur, écrivain ou traducteur, on appartient tous au même univers – appelons-le Littérature avec une majuscule -, si bien qu’on n’est jamais dépaysé. Pour moi, la traduction n’est qu’une variante de l’écriture, c’est la même activité mise au service d’un autre.

Lorsqu’on découvre le texte étranger, on se sent déjà en pays de connaissance. On flaire le texte avant de le comprendre, on devine sa cohérence interne, on a l’intuition du sens, du ton. Empathie, osmose sont les maîtres mots. Bien sûr, on est toujours insatisfait quand on traduit : il faut chercher des équivalents dans le contexte français, ajouter là où c’est possible pour compenser les pertes ailleurs. Mais cet effort souvent frustrant est commun à toutes les démarches de traduction, j’imagine. Comme je ne traduis que le hongrois, il m’est difficile de comparer : est-il plus difficile de rendre en français Julio Cortázar que Attila Bartis ? Je ne le pense pas.

 

Interview de Gábor Orbán

Joëlle Dufeuilly est la traductrice de László Krasznahorkai (Guerre et guerreThésée universelleAu nord par une montagne. Au sud par un lac. À l’ouest par les chemins. À l’est par un cours d’eau.La mélancolie de la résistanceTango de Satan), de Péter Esterházy (Harmonia Cælestis), de György Dragomán (Le roi blanc), de László Darvasi (L’orchestre le plus triste du monde), de Miklós Vámos (Le livre des pères), d’Ervin Lázár (Dom do dom !Le mulot menteurAmarilla l’apprantie sorcière) et de Éva Janikovszky (Je n’en rate jamais une !Réponds correctement !La chance que j’ai).

Sophie Képès est la traductrice des nouvelles de Dezső Kosztolányi (cycle Kornél Esti), de Péter Lengyel, d’Iván Mándy, d’Attila Bartis, des pièces de théâtre de Milán Füst (Les Malheureux) et de Pál Békés (Le Froussard) ainsi que des romans de Júlia Székely (Rue de la ChimèreSeul l’assassin est innocent), d’Alaine Polcz (Une femme sur le front) et de Péter Esterházy (Trois anges me surveillent).