Aladár Schöpflin : Gyula Krúdy

En hommage à Gyula Krúdy mort il y a 80 ans, nous publions la traduction d’un article d’Aladár Shöpflin paru dans la revue Nyugat en 1933.

Celui qui s’aventurerait à esquisser le portrait de Gyula Krúdy devrait pour cela tremper sa plume dans l’encrier même de Gyula Krúdy. L’homme, tout autant que l’écrivain, était singulier, inimitable, à l’instar de ses personnages. Il n’appartenait à aucune école, aucun parti, aucune communauté, pas même à la communauté des hommes. Il s’était construit une existence sur mesure, à l’image de son écriture, sans jamais se lier à rien ni à personne. Je doute que même en amour ou en amitié, il ne se soit jamais livré complètement à quiconque. Il ne s’appliquait pas à lui-même la morale de la société, il s’en était créé une, à sa mesure. Il n’a subi qu’une seule influence littéraire, celle de Kálmán Mikszáth mais il s’en était rapidement écarté pour laisser éclore son propre style, unique en son genre. Il y avait en lui un côté russe, mais, plutôt qu’une influence littéraire, il avait surtout hérité d’une sensibilité slave.

Avec lui, la critique était toujours à la peine. Il ne rentrait pas dans les catégories habituelles, il échappait à la mesure commune. Aussi les commentaires hésitaient toujours entre deux extrêmes : les louanges inconditionnelles ou le rejet sans appel. Les écrivains le comprenaient, l’aimaient, le tenaient en haute estime car ils percevaient en lui le génie caché, qui sourdait en permanence sans jamais pouvoir s’épanouir complètement. Il séduisait aussi par la nonchalance étrange, aristocratique, avec laquelle il s’affranchissait des règles, au point de s’exhiber sans aucune gêne en robe de chambre. Mais ce qui plaisait surtout, c’était sa voix, cette voix profonde et grave de baryton qui contenait certes la mélancolie mais aussi la joie de vivre, l’émerveillement devant les gens, les choses, et en même temps, l’indifférence à leur égard. Comme un violoncelliste solitaire derrière les buissons du jardin qui, lorsqu’il joue, s’affranchit des notes imposées par la partition et suit sa propre fantaisie, exprimant ce qui lui traverse l’esprit et laissant l’inspiration de son monde intérieur guider son archet. Ceux qui l’ont entendu parler connaissent cette voix, sa profondeur, sa sonorité, sa beauté virile : la tonalité de sa voix parlée et la tonalité de son écriture ne faisaient qu’une. Cette tonalité qui a donné à ses textes toute leur beauté, qui fait la beauté même de son écriture. C’est pourquoi celle-ci est si difficile à analyser : il faudrait pour cela recourir à la fois à des concepts musicaux et littéraires. J’ai souvent pensé qu’il pourrait être comparé à un premier violon tsigane qui ne sait pas, ou ne veut pas savoir, comment jouent les autres musiciens, et qui joue comme bon lui chante, n’écoutant que sa fougue, à demi conscient… et, en tout état de cause, avec son âme.

Les gens qui menaient une existence régulière, normale, avec qui il n’avait grand-chose en commun dans la vie, ne l’intéressaient pas plus comme écrivain. Dans ses innombrables nouvelles et romans, on a du mal à trouver des personnages complètement normaux, et s’il y en a un, l’écrivain le maltraite comme un intrus, un hôte indésirable. Les siens sont des excentriques, des personnes vivant en marge de la morale et de la société, des esclaves soumis à d’étranges passions, amoureux exaltés, joueurs de cartes invétérés, piliers de bar, seigneurs pleurant leurs terres dispersées, serveurs décatis ou dégénérés, lunatiques merveilleux, jeunes croqueuses d’hommes, femmes fanées entretenant des hommes et toute sorte d’autres créatures impossibles. Krúdy était intarissable sur eux, il racontait des choses inouïes, souvent incroyables que seul le ton de son écriture rendait crédibles. Tous ses personnages sont marqués par la vie, tous dissimulent un secret ou laissent entrevoir sur eux-mêmes quelque chose qui révèle qu’ils ne sont pas les personnes qu’ils croient être. La plupart d’entre eux vivent dans le passé, le présent ne leur sert qu’à mener une existence végétative. Krúdy était un romantique mais son romantisme s’exprimait également dans sa propre création, une ambiance particulière inondant tout le paysage, tel un clair de lune qui, à mesure qu’il se déplace dans le ciel, à la fois illumine mais laisse aussi dans l’ombre. Impossible de s’y tromper : tous les textes de Krúdy sont éclairés d’une ambiance nocturne dans laquelle il nous est souvent difficile de déterminer si ce sont les gens, les choses qui bougent ou bien leurs ombres. Raconter l’intrigue de ses œuvres les plus célèbres, Sinbad ou La diligence rouge, n’est pas chose aisée. En réalité, l’intrigue, c’est le climat instauré par l’écrivain et l’éclairage qui en découle. Ce climat mental ressemble à bien des égards à cet état d’âme que provoquent en nous les souvenirs. Krúdy est l’écrivain des souvenirs même s’il parle du présent : chez lui, le présent se transforme immédiatement en passé. Il a beaucoup écrit sur le passé lointain et récent mais je ne conseillerais à personne d’utiliser ses œuvres comme sources d’informations factuelles ; les faits se modifient au gré des formes que la réalité, le caprice ou l’imagination peuvent revêtir et le passé se confond souvent avec le présent. Chasseurs de chimères d’hier (Tegnapok ködlovagjai) est le titre de l’un de ses écrits. Parmi les chasseurs de chimères, c’était lui qui menait la danse, ses récits en témoignent, ses pensées étaient toujours enveloppées d’une fine brume, sensation familière pour qui, s’éveillant d’une nuit d’ivresse, redécouvre le monde autour de lui.

Il n’a jamais pu parvenir à se concentrer, à se plonger avec plaisir et attention dans le travail pour créer quelque chose de complet. C’était le plus grand des dilapidateurs, il n’a pas seulement dilapidé son argent mais aussi son talent, voire lui-même. En cela, il ressemblait à son contemporain et aîné, l’écrivain Sándor Bródy qui l’aimait et l’estimait beaucoup. Il devait écrire énormément, il n’avait pas la possibilité d’économiser. Il fut probablement l’écrivain le plus prolifique de sa génération. Seule une partie de son œuvre est parue sous forme de livres, le reste s’est égaré dans les pages des journaux. C’était un bohème à sa manière, l’homme de la nuit et du verre de vin. Mais rien de ceci n’était la cause de sa dissipation. Celle-ci faisait partie de sa personnalité, de sa vie spirituelle, de sa structure psychique. Loin d’être une conséquence de sa bohême, elle en était la cause : il était fondamentalement ainsi, aussi était-il bohème et parce qu’il était bohème, il devait travailler beaucoup. Dans le monde artistique, il est fréquent que les personnes considérées comme nonchalantes et extravagantes travaillent beaucoup plus que leurs pairs plus disciplinés. Mais doit-on le regretter dans le cas de Krúdy ? Je suis convaincu que, plus discipliné, il aurait privé son œuvre d’une grande partie de sa beauté naturelle.

Nyugat, 1933. 10-11. /16 mai – 1er juin / I. p. 629-631
Traduction : Gábor Orbán et Anne Veevaert

Récentes traductions des romans de Krúdy en français :

L’affaire Eszter Solymosi, Albin Michel, 2013 (Traduction : Catherine Fay)
Le coq de madame Cléophas, Circé (sortie prévue pour le 31 août 2013)