Questionnaire littéraire pour trois écrivains hongrois – Ádám Bodor

Où il est question de Paris, des foires internationales, du lecteur idéal et de bien d’autres choses encore.


« Qui a connu son étreinte, toujours languit de la retrouver, qui a contemplé ses charmes, jamais ne les oublie et qui a laissé échapper ne serait-ce qu’une minute d’instants amoureux partagés avec cette ville, le regrette à jamais ! », écrivait en 1925 le hongrois Attila Orbók dans son guide de voyage consacré à Paris. Quelle relation entretenez-vous avec la capitale française ? (1)

 Je comprends l’enthousiasme d’Attila Orbók. Le Paris d’il y a un siècle, répondant aux exigences du mode de vie bourgeois de l’époque, devait être plus trépidant, plus chatoyant qu’aujourd’hui. Comparé à son homologue contemporain, le visiteur tout droit sorti de son contexte hongrois y trouvait alors davantage d’excitation, de délices et probablement d’aventures, la confrontation avec la vie mondaine pouvait lui laisser de plus fortes impressions. Issu d’un environnement socio-culturel beaucoup plus équilibré, riche de connaissances, d’expériences différentes et disposant d’autres moyens de communication, le visiteur d’aujourd’hui aborde la ville plus sereinement, avec des attentes d’une autre nature. Voyager est désormais une mode, un style de vie et le voyageur est donc inévitablement devenu plus difficile à surprendre, son intérêt s’émousse, ce qui finit par se répercuter sur l’offre elle-même. Le Paris d’antan a forcément perdu de son charme, ses couleurs se ternissent, ses saveurs s’estompent, les symboles uniformisés de la mondialisation, certes dans une moindre mesure qu’ailleurs, viennent en permanence polluer le paysage d’ensemble de la ville.
Mise à part l’offre culturelle et culinaire, l’ambiance de la ville n’a pratiquement pas changé depuis ma première visite vingt-cinq ans plus tôt. Elle a certainement connu des changements, des détails ici et là ou des proportions ont été modifiés, mais ceux-ci sont imperceptibles pour le voyageur de passage. Certaines choses sont visibles, d’autres non. Dès mon premier séjour, j’ai été frappé par l’impression naturelle et rassurante que laissait la présence des populations originaires d’Asie, d’Afrique ou, plus largement issues d’autres horizons culturels, dont le comportement, les vêtements et la façon d’être tout entière se fondaient parfaitement dans le décor de Paris, respirant la familiarité avec ce lieu, partie intégrante de son ethos. Ma perception est toujours la même dans le périmètre limité où je me déplace mais je suis conscient que ce n’est plus qu’une facette de la réalité et que le tableau général est beaucoup plus complexe. Celui qui, pour la première fois, progresse lentement en direction du centre-ville depuis l’aéroport aura une image beaucoup plus nuancée de Paris. Il est vite confronté à l’existence d’une société parallèle avec une façon de penser alternative, où la marginalité assumée fait partie de l’identité, ce qui dicte le cadre de sa relation avec la société légitime. Ces observations ébranlent légèrement mon jugement initial.
Pour revenir au cœur de la question, je suis venu plusieurs fois à Paris et j’aime bien être ici. Ce n’est sans doute pas étranger au fait que, à quelques exceptions près, j’ai toujours logé à l’Institut hongrois, à proximité du jardin du Luxembourg, de l’église Saint-Sulpice, de la place de l’Odéon, non loin de la Sorbonne et du quartier Saint-Germain, un paysage tranquille, amical, très humain, regorgeant de recoins accueillants, intimes. Par comparaison, Rome aussi abonde d’endroits similaires mais ils préservent dignement leur patine ancienne ce qui m’intimide et ils me restent finalement inaccessibles. L’ensorcelant univers méditerranéen protège semble-t-il plus strictement son identité sacrée, qui est aussi garante de sa magie aux accents mythologiques, tandis que Paris est une ville nouvelle, ouverte, directe, facile à appréhender, amicale et qui dévoile volontiers sa personnalité. Le voyageur a ici la tâche plus facile.

« Il ne faut pas avoir peur des écrivains, c’est une espèce animale inoffensive. L’autorité supérieure doit trembler devant les lecteurs. Même si un bon écrivain est au moins un lecteur moyen. » (2) (Péter Esterházy).
Quel type de lecteur êtes-vous ?
Par où commencez-vous la visite d’un salon du livre international ?

Je crois que je ne suis pas un très bon lecteur, inférieur à la moyenne en tous cas. Je ne suis pas de ceux qui dévorent les livres et d’ailleurs je ne me surmène pas non plus vraiment comme écrivain. Je n’ai pas de mal à refermer un livre. À l’époque où j’étais lecteur dans une maison d’édition, je lisais énormément de manuscrits, de la première à la dernière page, ligne après ligne, pour ne pas être pris au dépourvu en cas de désaccord. Mon flair s’est par conséquent aiguisé. Et aujourd’hui, je suis plus impatient qu’avant, plus économe de mon temps, je lis uniquement ce qui me semble combler un manque, ce qui me parle et me semble d’actualité, et surtout, ce qui m’attire sur le plan artistique et éveille ma curiosité.
Dans le rôle de visiteur d’un salon du livre, c’est encore plus grave. Je ne me sens pas sur mon terrain. Par où commencer ? Si tant est déjà que j’aie l’occasion de commencer, car ma présence dans ce genre d’endroit n’est imaginable qu’à condition d’y être invité. Je ne parviens jamais à trouver ma place dans ce type d’événements géants, non pas parce qu’ils me rappellent mon insignifiance mais plutôt parce que leur échelle dépasse mes attentes émotionnelles et mes capacités d’assimilation. Je suis incapable de détecter, de capter et d’intégrer les repères que je pourrais suivre volontiers.

« Je ne veux qu’un lecteur pour mes poèmes :
Celui qui me connaît – celui qui m’aime » 
(Attila József, 
Je ne veux qu’un lecteur…(3)
Pour vous, quel serait le lecteur idéal ?
Accepteriez-vous de donner un quelconque conseil à celui qui s’apprêterait à lire vos textes pour la première fois ?

Le lecteur idéal ne lit pas dans le tram, tout au plus le journal. La lecture est une affaire privée, une rencontre avec l’univers, la vision d’un inconnu, avec son atmosphère particulière. Une telle rencontre mérite un endroit tranquille. Je me garderai bien de donner des conseils au lecteur. Comme je l’ai déjà dit, la lecture est une expérience personnelle, une rencontre individuelle et toujours unique qu’il ne convient pas de perturber par un mode d’emploi subjectif. L’issue de la lecture dépend de la personnalité de deux individus, et c’est aussi ce qui fait le risque de l’écriture.

« […] il me semble que traduire d’une langue dans une autre, à moins que ce ne soit des reines de toutes les langues, la grecque et la latine, c’est comme quand on regarde les tapisseries de Flandres à l’envers […] » (Cervantes, Don Quichotte(4)
Quelle relation entretenez-vous avec les traductions de vos œuvres ?

La traduction est une tentative vouée à l’échec même si le traducteur n’en est pas toujours conscient. Une langue est une personnalité à part entière avec ses règles internes autonomes, ses caractéristiques plus ou moins souples et ses marges de manœuvre plus ou moins larges qui ne favorisent pas forcément la rencontre avec une autre langue. La saveur d’une langue est tellement particulière qu’il est impossible de la reproduire parfaitement dans une autre langue. L’ambiance des sonorités et le petit univers que les mots façonnent ne peuvent pas être transposés de manière naturelle dans un environnement linguistique de toute autre nature, fonctionnant avec des caractéristiques qui lui sont propres. La tâche est toujours rude pour le traducteur. Une traduction peut être relativement réussie lorsque le traducteur est bien conscient de ses échecs potentiels et que, dans la mesure du possible, il en atténue les effets en essayant de rester au même degré de qualité artistique tout au long de son travail. Entre parenthèses, je suis en train de lire un romancier roumain en hongrois et, maîtrisant un peu le roumain, j’ai l’impression d’entendre le texte original en sourdine derrière la traduction. Pendant la lecture, je sens en parallèle l’ambiance de l’autre langue, je perçois le geste linguistique des personnages dans la langue source et je me rends compte combien est désespérée cette tentative pour détourner l’onde planant au-dessus des mots et des phrases vers les eaux territoriales d’une autre langue. L’écrivain roumain a de la chance avec moi, car, connaissant la langue et le milieu social, je peux me construire une représentation pas trop éloignée des intentions de l’auteur. Mais le lecteur ne parlant que le hongrois est vulnérable, il doit se contenter de la performance d’un traducteur dont il ignore le niveau professionnel. Les langues roumaine et hongroise forment des entités linguistiques tellement différentes, dont les caractéristiques contextuelles et les approches sont si distinctes qu’elles limitent d’emblée les possibilités de la traduction. Les qualités particulières absentes dans la langue de traduction et le geste linguistique sont, d’office, impossibles à transplanter. L’enjeu est l’identité, la tenue, le comportement, et en fin de compte l’identité de la langue. La présence d’un mot, d’une expression à un endroit précis prend une signification particulière bien au-delà du mot lui-même et révèle les habitudes comportementales de tout un peuple. Sans parler de ces moments esthétiques qui sont le privilège d’une seule langue. Une expression qui nous donne des frissons dans une langue n’est parfois qu’une bulle vide dans l’autre car les références narratives ne sont pas les mêmes, leurs instruments sont différents, réglés pour capter des ondes distinctes. Pour toutes les raisons que j’ai évoquées, j’entretiens une relation ambiguë avec les traductions de mes œuvres. Mes expériences sont certes limitées aux langues que je connais mais concernant celles sur lesquelles j’ai quelques compétences, je trouve les traductions généralement bâclées, vagues, stériles, même là où la transposition des valeurs esthétiques éventuelles du texte hongrois ne coûterait pas d’effort considérable, tout au plus un peu d’attention. Je n’ai connu aucun traducteur qui, par exemple, tenant compte des dimensions particulières de la langue hongroise, prête attention aux possibilités exceptionnelles offertes par l’ordre des mots. Comme dans un puzzle, l’ordre des mots nuance descriptions et dialogues, installe le climat du récit. Il faut savoir identifier les intentions de l’auteur. Il est déprimant de voir le traducteur s’arrêter au sens général du texte et proposer une version simplifiée pour éviter de s’exposer aux critiques. Mais un auteur doit déjà se sentir honoré que son travail ait pu attirer l’attention au-delà des frontières de sa langue maternelle et que quelqu’un se soit efforcé de favoriser cette démarche.

(1) Attila Orbók, Párisi notesz azoknak, akik Párisba mennek [Carnets parisiens à l’usage des visiteurs]
(2) Péter Esterházy, A kitömött hattyú [Le cygne empaillé]
(3) Attila József, Aimez-moi. L’œuvre poétique, dir. Georges Kassai et Jean-Pierre Sicre, Phébus, 2005
(4) Cervantes, Don Quichotte, Tome 2, trad. Louis Viardot

Les romans traduits en français d’Ádám Bodor :

La Valée de la Sinistra, trad. Emilie Molnos Malaguti, Robert Laffont, 1996; Cambourakis, 2014
La visite de l’Archevêque, trad. Jean-Michel Kalmbach, Robert Laffont, 2001; Cambourakis, 2015
Les Oiseaux de Verhovina, trad. Sophie Aude, Cambourakis, 2016

Interview : Gábor Orbán
Traduction : Gábor Orbán, Anne Veevaert