Entretien avec Krisztián Benyovszky (Université Constantin le philosophe à Nitra), spécialiste de Zsigmond Móricz, à l’occasion de la parution du recueil de nouvelles « Les barbares » (Cambourakis)
On peut affirmer sans exagération que la plupart des Hongrois associent encore aujourd’hui Móricz au monde de la paysannerie, « des décennies durant, la seule évocation du nom de cet écrivain nous situait dans le champ d’interprétation de la houe, de la faux, de la graine. » Quand bien même « Móricz n’est pas un écrivain paysan et ne l’a jamais été, il a simplement utilisé l’environnement qu’il connaissait bien, le village et le bourg, pour créer son propre univers. Comme tous les écrivains, il exploite les éléments de la réalité qui lui sont familiers. »1 Vous souscrivez aux propos de János Háy, que Móricz lui-même semble confirmer dans son journal (1934) : « Dans mon travail d’écriture, parler du village était bien le moindre de mes soucis » ?
Sans aucun doute, c’est avec cet « environnement » simpliste et réducteur que Móricz est resté (et demeure encore aujourd’hui) dans la mémoire de beaucoup. Le point de vue marxiste appliqué à la démarche littéraire de l’écrivain, indissociable des multiples interprétations proposées dans les manuels scolaires, y a au moins autant contribué que la stratégie adoptée par Móricz lui-même pour construire son image (et bien sûr, la parodie de Sárarany [Fange et Or] par Karinthy n’y est pas étrangère non plus). Zsófia Szilágyi souligne en outre de manière convaincante qu’il est devenu écrivain paysan « sans être de racines paysannes, sans connaître de l’intérieur la vie des paysans » (Zsigmond Móricz, Kalligram, 2013). Pour elle, il s’agissait également de l’une des postures façonnées par l’auteur de manière délibérée.
Móricz lorsqu’il écrit « est capable de concentrer dans un volume minuscule de gigantesques masses, de loger des étendues démesurées dans un tout petit espace »2. Ce n’est pas par hasard que dans une étude intitulée « Tenir le cosmos dans la paume de la main »3, Zoltán Jánosi, invoque à propos des courts récits de Móricz, la définition cortazarienne du genre : « toute nouvelle qui demeure est comme une graine qui porte en germe un arbre géant ». Compacité et intensité ? Selon vous, quelles sont les grandes caractéristiques des nouvelles de Móricz (s’il y en a) ? Quelle place occupe ce genre dans l’œuvre de Móricz et comment se situe-t-il dans la production de nouvelles hongroises de l’époque ?
Comme l’explique László Németh, « Zsigmond Móricz avait un cerveau fait pour la nouvelle.Il gardait à l’esprit les personnes, les événements comme des ébauches, des nouvelles en gestation (…).
Dès qu’il voyait quelqu’un, il en faisait un embryon de récit. » (Zsigmond Móricz, Kalligram, 2013) Cette manière de voir et ce procédé créatif ont donné naissance à de nombreuses histoires, et permettent également d’expliquer la structure fragmentée de ses romans. Il est difficile d’y repérer des caractéristiques permanentes, car Móricz a écrit de nombreuses nouvelles de qualité variable, inscrites dans les différents courants historiques de ce genre littéraire. Parmi elles, on trouvera aussi bien des nouvelles de type anecdotique, construites sous forme de courts récits ou de blocs qui s’enchaînent, dans la tradition de Mikszáth, des histoires réalistes apparentées au reportage, que des nouvelles dramatiques à la structure tendue souvent agrémentées d’éléments psychologiques, teintées d’élans lyriques ou puisant dans l’imaginaire des contes de fées, des longs récits divisés en chapitres ou des chroniques légères de quelques pages. On peut avancer au risque de se tromper que ses meilleures nouvelles relèvent pour la plupart de la catégorie des récits dramatiques et psychologiques, et qu’au sein de ce groupe, celles qui utilisent efficacement les procédés d’écriture formels propres à ces deux types de texte sortent particulièrement du lot. C’est dans celles-ci que Móricz a pu le mieux exprimer ses talents de conteur. Les traits distinctifs majeurs dans ces récits sont la mise en scène saisissante de duels de mots qui font monter graduellement la tension, le séquencement déterminé de l’intrigue conduisant à des rebondissements tragiques, les énoncés narratifs et le rythme propre de la dynamique narrative, impulsé par les alternances entre les monologues intérieurs des différents personnages.
La source de la nouvelle-titre (Les Barbares) est bien connue. La véritable affaire (« Dans le district de Vágó, János Bajdor, accompagné de deux comparses, János Gyarmati Muzslai et György Németh, agressent Péter Bodri, un berger de Kecskemét, et son fils de 13 ans. Après les avoir battus à mort à coups de bâton, ils les étranglent et enterrent les corps dans le sable, comme ils l’avaient fait lors de précédents meurtres crapuleux. Ils s’emparent ensuite des trois cents moutons et des trois ânes de Bodri qu’ils se partagent. La femme du berger cherchera en vain son mari. »)4 a été rapportée par le quotidien Szegedi Napló en 1899, et plusieurs nouvellistes ont également traité le sujet avant Móricz. « Qu’est-ce qui m’appartient vraiment dans Barbares ? L’idée était là, je n’ai eu qu’à m’en emparer, dans tous les motifs du récit »5 reconnaît l’écrivain. En quoi réside donc son art ? Qu’est-ce qui fait de sa version l’une des œuvres les plus puissantes de la nouvelle hongroise ?
Il est difficile de dire quoi que ce soit d’inédit à propos de ce chef-d’œuvre, car de multiples travaux ont déjà tenté, sous les angles les plus divers, de percer son mystère. Qu’en dépit de tous ces efforts il continue aujourd’hui de déconcerter les spécialistes de la littérature est bien le signe de son excellence. Au cours des dernières années, au moins quatre approches interprétatives différentes ont vu le jour. Zsófia Szilágyi a cherché à établir des parallèles entre différentes littératures de la nouvelle en Europe centrale (Roumanie et Croatie) (Zsigmond Móricz, Kalligram, 2013). Anna Cséve a comparé les axes d’interprétation contemporains de l’œuvre dans le contexte de ses antécédents littéraires et folkloriques et de la réception critique de l’époque (Barbárok [Les Barbares] – In : Móricz a jelenben [Móricz aujourd’hui]). Márta Horváth a interrogé les dilemmes moraux suscités par le dénouement du récit du point de vue de son impact sur le lecteur (Feszültség, harag, undor [Tension, colère, dégoût] — nCOGNITO, 2022/2). Márton Hoványi a quant à lui examiné le contexte mythologique et biblique du texte, jusqu’ici inexploré (Ki a barbár? [Qui est le barbare ?] — In : Móricz a jelenben [Móricz aujourd’hui]). Je suis loin d’être le premier (ni le dernier) à voir que la force du texte réside dans la concision manifeste de sa construction et l’utilisation de la langue, dans la confrontation des visions archaïques et modernes du monde, dans les motivations psychologiques passées sous silence et dans son issue ouverte, et à expliquer ainsi également les raisons du « travail d’interprétation » fervent qu’il a suscité.
Juan Rulfo, le grand écrivain mexicain, a déclaré dans une interview6 que les personnes qu’il avait prises en modèle de ses personnages étaient des gens pacifiques, mais que couvait en eux une « violence contenue », un « feu à retardement », peut-être hérité de la révolution, prêt à s’embraser à tout moment. Dans les nouvelles de Móricz, nous pouvons éprouver un sentiment similaire à l’égard des personnages : l’air autour d’eux semble vibrer, la plupart du temps, leur violence n’est pas une violence « utile », elle entraverait même plutôt leurs objectifs, mais ils ne peuvent pas s’en empêcher. C’est aussi vrai dans Les Barbares que dans l’histoire du soldat rentrant de la guerre avec un syndrome de stress post-traumatique (Misère), ou qu’avec le meurtre inutile et immédiatement regretté des compagnons du protagoniste dans Compagnons d’armes. Serait-il exagéré de lire dans son œuvre une analyse de la société hongroise contemporaine, comme l’a fait György Bálint (« si toute la Hongrie était détruite et que, bien plus tard, un Martien ou un psychologue social allemand lisait ce recueil, il en apprendrait beaucoup sur l’essence de la nature hongroise. »7) ?
N’étant ni historien ni sociologue, je ne saurais donner de réponse éclairée sur ce point. Toutefois, je n’irais pas aussi loin. J’estime en revanche plus intéressante et peut-être plus passionnante pour les lecteurs d’aujourd’hui la relation étroite que ces nouvelles et d’autres récits similaires de Móricz tissent entre le langage et la violence. La manière dont l’agressivité verbale, à un moment donné de l’histoire, se transforme en violence véritable — dégénère en violence physique (gifle, lutte), voire en meurtre. Dans ces nouvelles, la montée progressive de la tension, contenue, mais d’autant plus intense, est accompagnée ou même déclenchée par des duels verbaux pleins de moqueries, d’insultes, de remarques provocantes et de jurons (Magyarosan [A la hongroise], Virtus [Bravoure]). Par ailleurs, la violence latente se manifeste parfois dans des contextes surprenants : dans Családi fénykép (Photo de famille), un pasteur révèle ses tendances sadiques lorsque, en guise de punition, il prend plaisir à battre sa femme, beaucoup plus jeune que lui, avec sa canne. Dans Fanyar szívek (Cœurs acerbes), l’épouse d’un marchand brandissant une épée lance à sa belle-mère ces mots durs et menaçants : « Tais-toi ou je te bats ». Certes, ici la dispute ne tourne pas à la bagarre, mais on sent qu’elle n’en est qu’à un cheveu. J’ai aussi délibérément évoqué des exemples issus de sa production plus tardive de nouvelles (1938), qui, moins connues, mériteraient pourtant bien de « sortir de l’oubli ». Ne serait-ce que Mater dolorosa (paru la même année), thématiquement proche de Misère et Compagnons d’armes. Nous y lisons le discours intime rempli d’amertume et de déception d’un soldat revenant d’un camp de prisonniers russe. L’homme, confronté aux conditions misérables de son foyer, repousse rageusement sa mère, qui entre dans la pièce les mains vides et sans nourriture. « Vous osez arriver les mains vides… Vous n’avez pas peur de ce soldat sauvage qui a frappé à mort et a été frappé, qui a assassiné l’enfant dans les bras de sa mère, qui a reçu des coups de fouet sur le dos… c’est que tout simplement, le camp des Russkoffs, ça vous endurcit le cœur. »
« Móricz est l’écrivain qui a pour ainsi dire introduit la sexualité en tant que thème dans la littérature hongroise, thème qu’il a traité avec une ouverture et une richesse peu communes compte tenu de son environnement »8. L’« environnement » n’était en effet pas vraiment favorable, comme en témoigne le procès pour obscénité intenté à l’écrivain à la fin des années 1920, après la publication des nouvelles A királynő [La Reine] et Titok [Secret]. Les textes de Móricz n’étaient pas particulièrement explicites (« les détails de l’acte sexuel sont généralement présentés comme une absence, un silence »9), mais leur charge érotique peut parfois heurter la sensibilité, y compris du lecteur contemporain (par exemple, dans la nouvelle Compagnons d’armes du recueil). C’est comme si Péter Nádas, qui s’est délibérément aussi attaqué à la pudibonderie de la littérature hongroise, avait trouvé son précurseur chez Móricz (certes, plutôt chez Móricz l’auteur de lettres et de journaux intimes)…
Imre Bori y voyait déjà l’une des clés de la modernité de ses premières nouvelles (Csipkés Komárominé [Mme Komáromi en dentelles], A cica és a macska [Le chaton et le matou]). « […] parmi les écrivains hongrois de l’époque, aucun n’affichait une telle fascination pour la réalité des corps » (Móricz Zsigmond prózája [Les textes en prose de Zsigmond Móricz], Forum Könyvkiadó, 1983), et cette « charge érotique » est présente dans plus d’une scène de Az Isten háta mögött [Derrière le dos de Dieu], Árvalányok [Orphelines], Tündérkert [Jardin magique] ou de Forró mezők [Champs brûlants]. La recherche littéraire nous apprend également que la traduction de feuilletons français pour le journal Pesti Hírlap a peut-être aidé le jeune Móricz à développer son style personnel empreint d’expériences érotiques. Et en effet, malgré toute l’audace dont ces textes font preuve pour briser les tabous, l’acte sexuel lui-même y reste implicite : soit le narrateur le passe sous silence, soit il y est évoqué par des voies détournées au travers de métaphores et d’allusions. Le diariste Móricz, en revanche, est beaucoup plus direct, s’exprimant avec une crudité parfois déroutante, embarrassante, et, pour certains lecteurs, brutale. Je comprends l’effet libérateur, et même inspirant que cela a pu avoir pour certains écrivains (Dávid Barna : Egy magyar regény [Un Roman hongrois]), mais du point de vue du lecteur, je ne suis pas convaincu que ces évocations intimes affichées publiquement contribuent vraiment à la sensibilité poétique de la prose de Móricz (contrairement à beaucoup, je n’associerais pas les deux).
« Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer sans hésitation qu’après Krúdy, Móricz est le chroniqueur littéraire qui a le mieux célébré les plaisirs de l’estomac (et surtout de l’estomac hongrois) », écrivez-vous dans l’un de vos essais10. D’ailleurs, les lecteurs français auront déjà pu s’en convaincre grâce à un précédent recueil de nouvelles dédié au thème de la nourriture (Un déjeuner, Cambourakis, 2018. éd. Sándor Kányádi). Cet ouvrage comprend deux nouvelles intitulées La Fête du cochon, mais l’événement annonciateur d’un repas plantureux sera dans les deux textes un symbole de rareté. La sémiotique de la nourriture chez Móricz est extrêmement riche, un champ sémiotique étiré à l’extrême. Il suffit de penser à la « scène de repas la plus atroce jamais écrite par Móricz »11 : « Le temps que la lune se lève, l’hôte, fermier, et ses trois chiens avaient été enfouis. Ils allumèrent un feu avec du fumier sur la tombe et firent frire le lard. Ils se régalèrent. » (Les Barbares)
Les motifs inspirés par l’univers de la gastronomie apparaissent non seulement dans les récits dédiés spécifiquement à la nourriture, mais aussi dans d’autres qui portent sur des thèmes tout à fait différents. On peut dire qu’ils imprègnent presque tous les composants de l’œuvre de Móricz. Il serait même possible de constituer un dictionnaire littéraire gastronomique réunissant les expressions, métaphores et locutions idiomatiques les plus caractéristiques ou les plus fréquentes autour du concept de nourriture. Móricz y voyait un code qui lui était propre, qui lui permettait d’aborder avec une grande sensibilité de nombreux sujets, tantôt avec une grande force expressive, tantôt avec un humour serein ou une ironie amère : il parlait du mariage, des questions sociales, politiques ou nationales, mais il pouvait surtout exprimer ainsi des émotions intenses, les passions incontrôlables et les désirs physiques refoulés. Outre les motifs récurrents dans ces textes, il est intéressant de signaler un ou deux procédés et points de vue inhabituels. Par exemple, dans Családi fénykép [Photo de famille], le narrateur s’interroge sur le fait de manger et de se nourrir du point de vue de l’aliment, à savoir le fromage blanc qui pénètre dans l’estomac, et le protagoniste affamé de Mater dolorosa engage un dialogue ironique avec son propre estomac.
(1) János Háy, A műparaszt (Kik vagytok ti?)[La faux paysan (Qui êtes-vous donc ?)], Európa, 2019)
(2) Mihály Czine, Zsigmond Móricz. In: A magyar irodalom története [Histoire de la littérature hongroise], Akadémiai, 1965
(3) Szabolcs-Szatmár-Beregi Szemle, 2019/4
(4) Anna Cséve, Halálhörgés a pusztában [Agonie dans la Grande plaine], Pannon Tükör, 1998, n°4.
(5) Virág Móricz, Tíz év [Dix Ans], Szépirodalmi, 1981
(6) Entretien de Joaquín Soler Serrano avec Juan Rulfóval, 1977. 17 avril. RTVE
(7) György Bálint, Barbárok [Les Barbares]. In: Gy. B., A toronyőr visszapillant [Le Gardien regarde en arrière], Magvető, 1981
(8) László Kemenes Géfin– Jolanta Jastrzebska, Szentek, prostituáltak, öngyilkosok [Saints, prostituées, suicides]. In : Erotika a XX. századi magyar regényben 1911-1947 [L’érotisme dans le roman hongrois du XXe siècle 1911 – 1947], Kortárs, 1998, 27.
(10) Krisztián Benyovszky, Évődés. Az étel és az evés szemiotikája Móricz Zsigmond műveiben [Badinage. La nourriture et le repas dans la sémiotique de Zsigmond Móricz], Tiszatáj, juillet 2014
(11) Krisztián Benyovszky, Évődés. Az étel és az evés szemiotikája Móricz Zsigmond műveiben [Badinage. La nourriture et le repas dans la sémiotique de Zsigmond Móricz], Tiszatáj, juillet 2014
Interview de Gábor Orbán
Traduction : Anne Veevaert
Photo : Fortepan, Musée littéraire Petőfi
Zsigmond Móricz, Les Barbares (Editions Cambourakis, 2022)
Nouvelles traduites par Elena Bernard, Gabrielle Braun, Fanny Normand, Yves Sansonnens, Gabrielle Watrin
sous la direction d’András Kányádi