« Garnisons sibériennes », un bestseller oublié

À l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale, nous aimerions attirer votre attention sur un roman méconnu des français.

« Entre les deux guerres mondiales, peu d’œuvres littéraires hongroises connaissent le succès au-delà de nos frontières. Le roman de Rodion Markovits publié en 1928, Garnisons sibériennes, a incontestablement réussi cet exploit.

L’édition budapestoise fut un véritable phénomène littéraire qui propulsa son auteur sur la scène internationale. Objet de plusieurs rééditions en Hongrie, le livre est traduit en quatorze langues et vendu à des millions d’exemplaires.

Rompant avec ses pratiques habituelles consistant à ne pas évoquer les ouvrages déjà parus, le journal britannique Daily Mail publie le roman par épisode. Après avoir accédé soudainement à la richesse et à la célébrité, Markovits sombre dans l’oubli avec la même vitesse fulgurante. Au début des années 1940, il lui faut recueillir un nombre suffisant d’abonnés pour que les maisons d’édition daignent publier ses oeuvres. Son nom finit par disparaître, L’Histoire de la littérature hongroise éditée en 1966 ne lui accorde aucune attention. » (Judit Hammerstein, Egy elfelejtett világirodalmi bestseller, Látó, juin 2011)

Le succès foudroyant des Garnisons sibériennes, dont témoigne la traduction française publiée à peine deux ans après la sortie de l’édition originale (Ed. Payot, 1930, traduction de Ladislas Gara et Jean Jardin), s’explique, en partie, par le moment parfaitement opportun de sa publication ; le tournant des années 1920 et 1930 marque l’âge d’or des romans sur la Première Guerre mondiale : À l’Ouest, rien de nouveau de Remarque paraît en 1929, Voyage au bout de la nuit de Céline en 1932, Le Monastère noird’un autre hongrois, Aladár Kuncz, en 1931 (traduit par Ladislas Gara et Marie Piermont, Gallimard, 1937). Mais il serait dommage de réduire cette œuvre à un simple produit éphémère de la mode, ne serait-ce que par respect envers nos monstres sacrés, Móricz, Karinthy et Kosztolányi qui ne tarissaient pas d’éloges à son sujet.

Quelle est donc la raison de la disgrâce soudaine de Rodion Markovits ?

Il semblerait que son banissement de la vie littéraire s’explique autant par quelques traits de caractère déplaisants que par le niveau inégal de ses écrits ultérieurs.

Ses premiers contacts avec les milieux littéraires de la capitale n’auraient pu être plus désastreux, ce qui pèsera lourdement sur la réception critique de son oeuvre. « Selon Kellér, ce petit gros au nœud papillon rouge et sa femme ressemblaient à un couple de petits bourgeois de province qui s’introduirait dans l’appartement de parents budapestois sans y être invité. De plus, Markovits se comporte mal partout : en dehors de sa personne et de sa propre popularité, rien ne l’intéresse. Dès qu’un sujet important est évoqué, il raconte pour la énième fois les mêmes blagues juives. Il appelle ses textes ses marchandises et se vante de ses succès littéraires, ainsi que des livres sterling et des francs suisses qui affluent sur son compte en banque. […] Markovits était à la fois envié et méprisé. Le vide se fait autour de l’écrivain peu de temps avant adulé comme une véritable vedette. » (Judit Hammerstein, Egy elfelejtett világirodalmi bestseller, Látó, juin 2011)

Qui était ce petit bonhomme qui, en un temps record, est parvenu à susciter l’inimitié de Budapest ? Jakab Markovits (le prénom Rodion est un hommage au personnage de Dostoïevski, Rodion Romanovitch Raskolnikov) est né en 1884 à Kisgérc (aujourd’hui en Roumanie) dans une famille de commerçants juifs. Diplômé en droit, il s’intéresse pourtant plus à la littérature qu’à sa carrière d’avocat.

Pendant la Première Guerre mondiale, il sert sur le front de Galicie et il est fait prisonnier lors de l’offensive Broussilov. Sept ans de captivité s’ensuivent durant lesquels Markovits rejoint l’Armée rouge et se bat pour la victoire de la révolution bolchévique.

Il escorte (en compagnie de l’auteur du Brave soldat Chvéïk, Jaroslav Hašek) le fameux « train d’or » qui transportait les réserves d’or de la banque de la Russie impériale. Après la guerre, il devient rédacteur au Keleti Újság où il lance un appel à témoignage auprès des prisonniers de guerre. Les centaines de lettres recues en réponse alimenteront son roman autobiographique, sous-titré « roman-reportage collectif ».

Cela ne nous étonnera pas que le protagoniste de ce texte à sources multiples n’ait pas de nom. D’ailleurs, il n’a pas de travail non plus, seulement un diplôme de droit qu’il promène, bon gré mal gré, entre sa banlieue et la capitale, à la recherche d’un emploi. Cet après-midi d’été agréable ce n’est pas la contrainte morale de trouver un travail, femme et enfant obligent, qui l’attire à Budapest mais une rumeur : les musiciens tsiganes prétendent ne pas pouvoir jouer à cause de l’assasinat de François-Ferdinand, l’héritier du trône. La nouvelle se confirme mais les Budapestois restent de marbre. Ils ne se soucient guère plus de la négligence des journalistes qui confondent les noms de François-Joseph et de son héritier (conséquence de la réécriture hative de la nécrologie du vieil empereur préparée à l’avance) que des conséquences éventuelles de cet acte tragique.

Les premiers soldats blessés arrivent bientôt à la Gare de l’Est. Notre héros leur jette des fleurs, enthousiaste, et essaie de se familiariser avec un vocabulaire guerrier depuis longtemps oublié : « Bizarre. Dans une rue adjacente à la place Kálvária, au deuxième étage, où il n’est permis de battre les tapis qu’avant dix heures du matin, où le voisin de droite est un cocher de fiacre et celui de gauche un marchand de bois, on prononce des mots comme attaque. Attaque à la baïonnette. Résistance héroïque. Notre sang versé. Champ de bataille. Le concierge est parti au front. » [trad. G. Orbán] Il entreprend une marche matinale, véritablement marathonienne, dans l’espoir de mettre en avant ses pieds plats, mais peine perdue, le médecin militaire le juge apte sans s’attarder sur ses pieds douloureux. Son diplôme ne lui assure pas un poste en sécurité à l’arrière, mais retarde cependant de quelques mois son départ pour le front. Pendant sa formation d’officier, il se révèle bien piètre soldat : il se laisse prendre quasi immédiatement au cours de la dernière manoeuvre. Un acte prémonitoire qui annonce son emprisonnement express sur le front.

Dans les tranchées, il a du mal à trouver ses repères entre les officiers qui se fâchent quand on leur sert de l’anisette au lieu de la liqueur d’orange et ses subordonnées avec qui il peine à faire connaissance : « – Sipos et Rosenstein sont blessés. Kamincki est mort… Sipos et Rosenstein ? Et Kamincki ? Il avait bien raison, Rosenstein ne s’est pas défilé ! Cela ne dépendait certes pas de lui mais il ne s’est pas défilé. Sipos et Kamincki lui étaient inconnus. Sipos a déjà été emmené. Kamincki gisait toujours là, recouvert de sa cape. Il est encore temps de faire connaissance avec Kamincki. Plus tard, il n’en aura plus l’occasion. Mais pourquoi a-t-il fallu qu’il tombe ? Il aurait dû tirer depuis l’abri. Il rapporte la mort de Kamincki en ajoutant qu’il ignorait pourquoi il était tombé. Il ne fallait pas tirer à découvert. Il se croyait responsable de Kamincki. Qu’il devait donner des explications pour sa mort. Mais il n’en était même pas question. On a emmené Kamincki avant qu’il ne puisse faire sa connaissance. » [trad. G. Orbán]

Son salut vient d’un intendant militaire corrompu qui a besoin de ses compétences juridiques pour ralentir la procédure engagée à son encontre jusqu’à la prochaine grande attaque russe. Grâce à cette collaboration fructueuse, l’offre du mess des officiers s’enrichit de mets convoités et notre protagoniste monte en grade. Il est en train d’apporter héroïquement la nouvelle livraison d’emmental et de croissants frais à la première ligne quand l’attaque russe tant attendue se produit.

Il est fait prisonnier dans des circonstances plutôt favorables : l’eau-de-vie de prune émeut tellement l’officier russe qu’il lui fait coudre un insigne d’aspirant sur le revers de son col.

Un geste incompréhensible qui se révèle particulièrement bénéfique : à partir de ce grade, les autorités russes versent aux officiers une solde de 50 roubles.

L’orgueil des officiers et les traitements de faveur dont ils bénéficient, même en captivité, sont la cible inlassable de l’ironie mordante de l’auteur. L’absurdité de leur posture est éclatante dans le discours d’un colonel : « Des centaines de milliers d’hommes ont été arrêtés mais tout cela est le résultat de l’humanisme exagéré du haut-commandement. Celui-ci voulait protéger les vies humaines, c’est pourquoi, au moment de l’attaque, tous les hommes se sont retrouvés terrés dans des tanières de renard. Le colonel a déclaré qu’il ne voulait certes pas critiquer les décisions du haut-commandement, mais que cet excès de réflexion avait eu, selon lui, des conséquences néfastes. Lui-même menait une inspection sur la première ligne quand le feu roulant a commencé. Rebrousser chemin lui étant impossible, il s’est réfugié dans une tanière. […] Ils ne se sont pas rendus mais ils n’étaient pas en mesure de résister car une mitrailleuse russe était placée à l’entrée de la tanière. En langage militaire, on n’appelle pas cela se rendre mais renoncer à une résistance inutile. » [trad. G. Orbán]

L’unique situation où ces officiers ne renoncent pas à une résistance inutile c’est quand leurs privilèges sont remis en cause. Pendant le long voyage vers leur destination finale, le camp de Khabarovsk, à la frontière russo-chinoise, le petit groupe d’officiers se retrouve une seule fois en danger de mort : quand ils préfèrent faire face à une escouade de cosaques les tenant en joue plutôt que de monter dans des wagons à bestiaux, indignes de leur dragonne d’officier. Après leur arrivée (en wagons de troisième classe), la vie du camp s’organise selon les régles militaires où la hiérarchie est scrupuleusement respectée. Le commandement veille sur le bien-être physique et spirituel des soldats.

Deux journaux sont créés et surtout, un théâtre, qui déclenchera une véritable révolution sexuelle : « Les perruques, les seins artificiels, le froufrou des jupes, le parfum et la poudre de Conger étaient autant d’étincelles promptes à embraser le désir naturel de ces hommes, refoulé depuis de longues années. Les barrières morales explosaient et leurs débris se dispersaient dans tous les sens. » [trad. G. Orbán]

Une autre révolution, la vraie, la russe, est aussi en marche. Dans le désordre qui s’en suit, les gardes abandonnent leur poste, le chef polonais du camp s’enfuit aux États-Unis avec sa famille. Le commandement des officiers embauche des déserteurs pour garder le camp. Mesure tout à fait logique : une fois libres comment pourraient-ils prétendre à leur solde de prisonniers ? Après la paix de Brest-Litovsk, ils décident quand même de faire partir un train avec à son bord un millier d’hommes que la violence des combats entre Rouges et Blancs font rapidement revenir.

Les prisonniers s’installent dans un autre camp sibérien où, en l’absence de solde, le système fondé sur la hiérarchie militaire cède la place au capitalisme sauvage. Les braves officiers s’improvisent entrepreneurs, créent des porcheries, des bordels ou des ateliers de verrerie.

Le camp frappe sa propre monnaie que les habitants de Krasnoïarsk acceptent volontiers, les titres de la Banque du Camp jouissent d’une réputation excellente. Les grades ne signifient plus rien, il n’est pas rare de voir des vieux lieutenants errer en haillons, réduits à la misère.

L’apocalypse frappe le camp sous la forme des troupes vaincues de Koltchak. Ils apportent le typhus. « Lanciers polonais et chantres juifs, magnats hongrois et débardeurs russes, commandants rouges et commerçants bourgeois, se tordaient de douleur les uns à côté des autres, la poitrine marbrée de rouge, et rendaient leur dernier soupir. Vainqueurs et vaincus, Rouges et Blancs, ordonnances et généraux, agitateurs bolcheviks et patriotes. » [trad. L. Gara et J. Jardin] Sous une température glaciale de moins quarante degrés, il faut enterrer les cadavres gelés dans d’immenses fosses communes creusées à la dynamite. « Si l’un d’eux perdait un membre ou la tête dans le transport, il restait ainsi démembré. Les têtes arrachées étaient entassées à part. » [trad. L. Gara et J. Jardin] Notre héros parvient à échapper à cet enfer car on lui confie la surveillance d’une livraison de charbon destinée à la Russie occidentale. Au bout de sept ans d’absence, il est enfin de retour chez lui. Il ne retrouvera plus ni sa mère, ni son frère mais l’ancienne angoisse est toujours au rendez-vous : il lui faudra bientôt chercher du travail…

André Pierre a écrit dans La Quinzaine critique (n° 41, 10 décembre 1931) que le livre de Markovits « sort de la littérature et constitue un documentaire grouillant de vie et riche de visions hallucinantes ».

Il avait bien raison, même si la version française à sa disposition était presque aussi affreusement mutilée que ces « gueules cassées », malheureux survivants de la Grande Guerre. L´élan de la narration, cette capacité extraordinaire à brosser des portraits rapides et saisissants, l’humour noir qui convient si bien aux événements hallucinants relatés, compensent largement le manque de relief du personnage central qui, comme une rivière souterraine, disparaît et réapparaît au fil du récit. Garnisons sibériennes, le grand succès oublié, plus au moins réhabilité en Hongrie, vaudrait bien une traduction française, cette fois, complète.

 

Gábor Orbán
relecture : Anne Veevaert