Kommunista Monte Cristo (Monte-Cristo communiste) de Noémi Szécsi, Budapest, Editions Tercium, 2006

Contrairement au récit d’Alexandre Dumas, ce n’est pas l’histoire d’une vengeance que le livre de Noémi Szécsi nous raconte, mais plutôt son contraire. Si son Edmond Dantès communiste est contraint lui aussi de changer d’identité pour échapper à des poursuites injustes, les ressemblances s’arrêtent là. Monte-Cristo alias Sanyi ne prend pas de couverture pour retrouver ceux qui lui ont nui. D’ailleurs, il n’a pas à chercher longtemps car il les rencontre souvent. La Hongrie est peut-être un pays trop petit où vos pires ennemis sont souvent vos propres voisons. De toute façon, Sanyi ne cherche pas la vengeance, il a même une fâcheuse propension à pardonner. C’est qu’il n’est pas seulement communiste mais également philanthrope. Une attitude particulièrement dangereuse dans la Hongrie du XXe siècle. A tel point qu’on est tenté de donner raison au narrateur quand il dit de lui: « dans ses yeux, c’est le bleu de Tiepolo qui brillait à la place de l’intelligence ». A moins que cette candeur ne dissimule une intelligence supérieure. S’il ne mourait pas dans une geôle communiste, le crâne fracassé, on le comparerait volontiers au brave soldat Chvéïk dont l’apparente idiotie est une arme redoutable contre l’absurdité de son époque.

La vie de ce beau garçon-boucher, ancien modèle de l’Ecole de Beaux-arts qui porte l’inscription « Gesamtkunstwerk » tatouée en lettres gothiques sur sa poitrine musclée, prend une tournure décisive quand Béla Kun le charge d’une mission spéciale : il doit transporter à Vienne une valise pleine de bijoux en or, trésor du parti communiste. Une série d’aventures rocambolesques s’ensuit, avec pour décor Vienne, la campagne hongroise et Budapest, ville meurtrie par la défaite de 1918 et les 133 jours de la dictature rouge de la République des conseils.

« Si on continue de voir dans Budapest une femme entretenue, ce jour de fin d’août, elle gisait dans la vallée du Danube comme la pauvre Nana, vaincue par une vilaine maladie, la petite vérole, si je me souviens bien. Abandonnée par ses amis, ses amants, seuls des soldats roumains s’affairaient auprès de son corps mourant. Ils chargeaient les wagons avec une telle frénésie qu’à la gare de Kelenföld, le jour se confondait avec la nuit. »

Cette ville, où l’amiral Horthy arrivera bientôt monté sur son magnifique cheval blanc sous les applaudissements des budapestois accommodants, devient une terre hostile pour les communistes. Protégé par l’uniforme d’un officier blanc fusillé par les rouges, Sanyi tente de fuir vers Vienne. Il est accompagné d’un certain József, acolyte maléfique, sorte de Mephistophélès communiste, qui ne cessera de le hanter toute sa vie. Arrêtés ensemble, seul Sanyi ira en prison. Il en sortira avec un petit cadeau d’adieu d’un officier homosexuel : la syphilis.

Ce drôle de boucher guérit de sa maladie en adoptant les préceptes de Béla Bicsérdy, apôtre hongrois de l’alimentation végétarienne. Du communisme, il ne guérit pas mais prend la précaution de se fondre dans l’identité de l’ancien propriétaire de l’uniforme qui lui allait si bien. Il se marie et devient fonctionnaire respectable de l’administration Horthy. Sa femme, nationaliste convaincue, et son fils, futur croix fléchée, ne savent rien de son passé, ils ignorent également qu’il dirige une cellule communiste et qu’il cache le mari juif de son ex-maîtresse dans sa ville de Buda.

Cette ambivalence déconcertante est probablement la clé de ce personnage qui, tel un Highlander hongrois, semble vivre une centaine de destins. Ce n’est sans doute pas par hasard que le narrateur l’appelle « mon arrière-grand-père ». Un procédé qui ne manque pas d’évoquer le « mon père » d’Esterházy dans son livre Harmonia Caelestis.

Pourtant, on est loin du style esterházyen. La narratrice avoue à la fin du livre avoir toujours hésité à se lancer dans l’écriture car elle est née le même jour que Jenő Rejtő, un mauvais présage. Nous devons confirmer la légitimité de ces craintes : le pittoresque des personnages, les situations et dialogues loufoques évoquent plus d’une fois Rejtő, roi des romans populaires de l’entre-deux-guerres. L’humour dans le style de Rejtő, tout comme les anachronismes joyeux de l’arrière-petite-fille font de ce roman de quatre cent pages une œuvre d’une lecture facile et agréable.

Même si ce récit est l’histoire d’une vie et d’un pays brisés, un pays où, dans un acte ultime de courage ou de folie, notre Monte-Cristo revient, abandonnant le camp de réfugiés autrichien. A peine quelques mois ont passé depuis la révolution de 1956 à laquelle il avait naturellement participé, sang révolutionnaire oblige. La raison de son retour ? Il craignait peut-être l’excès de paix et tranquillité qui importunait déjà son ami émigré en Suisse :

« J’ai l’impression qu’ici je vivrai éternellement et ça me donne des maux de tête. C’est ce qu’Elemér a écrit dans sa dernière lettre. […] C’est l’ultime phase de la souffrance. Comme en Hongrie, on finit par non seulement tolérer les grandes et petites sales affaires des Hongrois, mais, dans notre crise d’identité masochiste, on aspire même à participer à ces luttes de rats forts et vaillants qui se bagarrent dans les égouts. On considère toutes les autres cuisines, toutes les autres nations insipides, on idéalise notre système social dégénéré et on prétend que l’animosité imprégnant notre vie publique n’est que du tempérament. »

Pendant les derniers jours de la révolution, Sanyi donne asile à son vieux camarade, agent de la police secrète, pour lui éviter d’être lynché par la foule. Plus tard, ce sera ce même József qui l’interrogera à la prison.

« Dans mon cœur, il n’y a de haine pour personne », disait le cardinal Mindszenty à sa libération en octobre 1956. Une phrase qui avait alors beaucoup plus à notre Monte-Cristo atypique, plus chrétien que communiste. Les camarades seront moins indulgents : ses gardiens lui fracasseront le crâne quand il refusera de signer sa déposition.

Gábor Orbán