« La vie est par essence un parcours tragique »

Interview avec le romancier Ferenc Barnás

Ces deux derniers mois, vous étiez invités par la Maison des Écrivains Étrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire. Comment se sont passés ces deux mois ? Sauf erreur de ma part, vous avez également écrit pendant un séjour en résidence à l’étranger Le neuvième (A kilencedik), celui de vos romans qui a remporté le plus grand succès et qui a été nommé pour le prix américain du meilleur livre étranger (Best Translated Book Award).

J’exerce un emploi à temps plein à Budapest, comme agent de surveillance de musée. C’est ce qui me permet de gagner ma vie. En tant qu’écrivain, j’ai besoin de ces périodes pour travailler dans une ambiance un peu plus propice à la concentration, plus calme et sans interruption. J’ai la chance de collaborer avec des traducteurs particulièrement talentueux. Grâce à eux, j’ai pu avoir accès à ces résidences à l’étranger, suite à l’appel à candidatures américain, le conseil a pris en considération la traduction réalisée par Paul Olvachy, en d’autres termes, cette opportunité américaine, je la dois au traducteur du mon roman Le neuvième, Paul Olchvary. Celle de Saint-Nazaire, c’est à ma traductrice française, Ágnes Járfás, que je la dois. Aucun de mes livres n’a pas encore été publié en français mais nous travaillons ensemble depuis un moment avec Ágnes Járfás. Je pense qu’elle a traduit des extraits de l’ensemble de mes quatre romans. Nous essayons en ce moment de les proposer à des éditeurs français. Pour revenir à votre question, la période de deux mois que j’ai passée en France a été très intensive. J’ai dessiné les grandes lignes de mon nouveau roman et parallèlement, j’ai participé à une soirée littéraire organisée dans le théâtre local, j’ai donné une interview, participé à des discussions. En outre, Le neuvième est aussi paru en allemand et a été présenté à la foire aux livres de Leipzig. Donc globalement, je considère que cette période a été pour moi importante et particulièrement fructueuse.

Cela aide-t-il de se retrouver ainsi en dehors de son environnement quotidien ? Pour écrire une œuvre d’inspiration autobiographique telle que Le neuvième, une œuvre qui plus est évoquant l’enfance, la distance peut se révéler utile…

Pouvoir rompre avec ses habitudes, rompre avec l’environnement linguistique dans lequel je vis en Hongrie était fondamental. J’ai pu ainsi plus facilement opérer ce retour vers l’enfance, vers ce monde sans culture (dans Le neuvième, il n’y a même pas de livres, la culture n’est pas véritablement présente au sein du foyer dépeint par le roman).

En fait, il ne suffisait pas simplement de remonter le temps, de remonter quarante années en arrière, il fallait surtout faire un voyage dans la conscience pour retrouver la manière d’utiliser la langue à cette époque. L’écriture d’un roman relève toujours quelque peu d’une mission impossible.

Quand il commence à écrire, l’écrivain n’a pas toujours le sentiment qu’il va être capable de terminer. Le fait de se trouver dans un contexte linguistique étranger apporte un intérêt supplémentaire. Un défi même très souvent, puisque je ne parle pas parfaitement la langue. Il m’est plus facile de lire.

En anglais ou en français ?

Les deux. Pour la version anglaise, par exemple, j’ai coopéré avec le traducteur, même si, de toute manière, j’estime ne pas maîtriser non plus le hongrois autant qu’il conviendrait. Nous travaillons sur la langue qui est utilisée dans la vie quotidienne. La question est plutôt de savoir à quel moment cette langue se transforme, si je puis dire, en élément de poétique romanesque.

De savoir si le mot que je prononce ici, rue Bonaparte, pourrait faire partie de mon prochain roman. A quel moment la langue engendre la vie, l’esprit, ou pour employer un grand mot, la poésie, voilà bien des interrogations.

C’est une question énigmatique et mystérieuse. Il faudrait demander au poète comment un poème, et même quelques vers, quelques pages, peuvent engendrer autant d’intensité, de densité… 

Les critiques disent que vos quatre premiers romans forment un cycle romanesque distendu, que le dernier d’entre eux, Une autre mort (Másik halál), semble clôturer. Votre prochain livre sera-t-il de nature très différente ?

Je m’efforce de faire quelque chose de différent, mais je ne sais pas dans quelle mesure je suis capable de me détacher de ces questions fondamentales qui reviennent inlassablement dans mes romans. Par exemple, l’isolement, la solitude, la question de l’identité, la crise existentielle ou encore les étranges projections que forment l’une sur l’autre la fiction, l’autobiographie et la construction du récit. Vais-je pouvoir faire abstraction de cela dans mon prochain roman ? Pour dire les choses plus simplement, serais-je capable d’aller à l’encontre de ma propre nature ? J’ai pourtant bien essayé de le faire. Le personnage principal de mon roman intitulé Bagatelle (Bagatell) est un musicien des rues qui depuis vingt ans erre dans les pays d’Europe de l’Ouest. Il vit dehors dans les rues, sur les marchés. Il joue de la musique dans les restaurants. Dans un certain sens, c’est un livre assez français. Ce n’est pas par hasard que l’histoire se passe dans une région francophone de la Suisse, à Genève. Il y a trente ans, j’ai vu un homme à Paris près du Centre Pompidou. Il gagnait sa vie en provoquant les gens d’une manière ludique. Je l’ai observé pendant au moins deux semaines. Comment pouvait-il instaurer ainsi un dialogue avec les gens, qui soit en même temps provocant et amusant, et peut être un peu blessant dans la manière de s’adresser à eux, mais tout ceci parvenait néanmoins à créer l’événement, dans la rue, le matin à onze heure ou le soir vers sept heures. Le protagoniste de Bagatelle se retrouve souvent dans des situations semblables. Ses manières se distinguent significativement par exemple de celles du personnage principal de mon précédent roman, Une Autre Mort, qui après un effondrement existentiel, mental, émotionnel, spirituel, essaye de se reconstruire. Je pense que mes quatre livres sont assez différents les uns des autres, ils peuvent se lire de manière indépendante mais indubitablement, ils comportent aussi un certain nombre de motifs communs.

Le caractère autobiographique fait partie de ces motifs. Pourquoi est-ce important pour vous que vos écrits reflètent des événements réels de votre vie ? Comme si chacun de vos ouvrages représentait une synthèse de votre propre époque.

C’est tout à fait exact. Je pense que la vie m’intéresse autant que la littérature. La littérature m’intéresse beaucoup, mais la vie m’intéresse au moins autant. Ma propre vie aussi m’intéresse plutôt. Ma propre vie m’intéresse aussi sous l’angle de la manière dont mon destin a jusqu’ici tracé sa trajectoire et de la manière dont je m’efforce de le maîtriser. Cela peut sembler un peu pathétique mais je m’intéresse à ce qu’une personne fait avec sa vie. Pour certains écrivains, la vie qu’ils ont vécue représente le fil conducteur de toute leur œuvre. Je pourrais citer certains écrivains français, même si je n’ai aucunement la prétention de me comparer à eux. Jean Genet ou Louis-Ferdinand Céline ont effectivement vécu ce qu’ils ont placé dans leur œuvre littéraire.

On trouve de nombreux éléments autobiographiques dans mes romans, mais en même temps, ceux-ci s’expriment tous au travers de rigoureuses constructions linguistiques.

Dans certains romans, ces constructions sont mieux réussies, dans d’autres moins, notamment dans mon premier roman. Mais ce ne serait pas correct de le dissimuler : écrire des romans me permet également de mieux comprendre les aspects parfois chaotiques et problématiques de ma propre vie. Chacun de mes livres traite aussi en quelque sorte d’une question personnelle. Pour Jean Cocteau, que l’on peigne un paysage, on fait toujours son propre portrait. L’écriture romanesque offre en cela encore plus de possibilités. Et je ne peux véritablement imaginer la poésie autrement.

Szilágyi Zsófia a parlé à votre sujet d’une « différence inspiratrice ». Je pense qu’elle a ainsi voulu dire que votre carrière d’écrivain ne peut être considérée comme banale. Issu d’un milieu modeste, né dans une famille de onze enfants, vous êtes entré à l’université et avez soutenu une thèse sur Hermann Hesse, pendant longtemps musicien de rue à succès en Europe occidentale, puis agent de surveillance dans un musée, vous n’avez rien publié avant l’âge de trente-huit ans, et puis soudain un premier roman. Quand avez-vous commencé à écrire ? A quel moment l’écriture est-elle devenue importante ?

J’ai publié mon premier roman, Le parasite (Az élősködő), à trente-huit ans mais on peut considérer que j’avais plus ou moins commencé à écrire ce livre dix années, voire même plus, quinze ou seize années plus tôt. En fait, j’écrivais pour moi même seulement. C’était une tentative pour rattraper ma vie, pour analyser les choses qui m’arrivaient, que je ne pouvais pas contrôler. Je dirais que je réfléchissais au travers de l’écriture.

Une personne normale lorsqu’elle a un problème, va s’assoir ou se promener ou se demande avant de se coucher pourquoi telle chose s’est passée comme ceci ou comme cela. Moi je m’installais devant une feuille blanche et j’écrivais ce qui s’est passé et comment.

C’est au début de mes années estudiantines que j’ai commencé à prendre cette habitude, et pendant longtemps, uniquement pour moi-même. Ces textes étaient d’une qualité passablement médiocre, surtout stylistiquement. J’en ai écrit des quantités mais heureusement, ils sont en sécurité, et personne ne peut y avoir accès. Cinq, huit années tard, j’ai montré des extraits de certaines pages tirées de mon premier roman à une ou deux de mes connaissances. Elles m’ont dit, oh là mais c’est très intéressant, il faudrait publier ça, Et quand j’ai présenté à un spécialiste de la littérature un extrait encore à l’état de projet de mon roman Le parasite, il s’est montré particulièrement enthousiaste. J’ai essayé de retravailler un peu le texte d’un point de vue linguistique et je l’ai montré à un directeur littéraire qui a également manifesté beaucoup d’enthousiasme. C’est ainsi qu’à trente-huit ans, après de longues années de prises de note, j’ai fait paraître véritablement rapidement mon premier roman. C’était Le parasite. Si tout va bien, en 2017, il paraîtra en deux tomes aux éditions Meet.

Dans une interview, vous avez déclaré que cela vous gênait lorsqu’on vous demandait si vous vous considériez comme un écrivain. C’est une déclaration surprenante de la part de quelqu’un qui a écrit une œuvre, (Le neuvième) dont Péter Esterházy a dit : « Concernant ce livre, je me laisserais facilement aller à parler de chef d’œuvre malgré toute la méfiance que m’inspirent ces superlatifs. La langue et le sujet du roman s’harmonisent parfaitement, le texte possède un éclat silencieux. » La réception critique de votre œuvre influence-t-elle votre approche de l’écriture ?

Sans aucun doute. Mais quand je commence à travailler, tout disparait. Si je me considère comme un écrivain ? Pratiquement tout dans ma vie parle de littérature. J’ai l’habitude de faire cette réponse parce que, d’un côté, cela me gêne puisque je ne me suis pas préparé à une carrière d’écrivain. D’un autre côté, je me dis, qu’est-ce qui se passerait si disons dans deux ans ou dans deux mois je publiais un livre de très mauvaise qualité ? Bon, alors, dans ce cas je pourrais dire que je suis un mauvais écrivain, je suis un écrivain épouvantable… Mais oui, tôt ou tard on est toujours rattrapé… Indépendamment de cela, quand j’ai dit ça, je pensais on ne peut plus sérieusement ce que je disais et ce n’était pas pour avoir l’air original. En même temps, ma vie ne parle pas d’autre chose, je travaille déjà à mon prochain projet alors que les précédents livres m’occupent encore. Par exemple, avant de venir en France, j’étais occupé avec la réécriture de mon deuxième roman, Bagatelle. Sa seconde édition révisée sera pratiquement un livre tout-à-fait nouveau.

Peut-être que je ne me définis pas comme un écrivain, mais tous les faits semblent indiquer que je le suis.

Quand j’étais jeune, à l’adolescence, je vénérais certains grands écrivains comme des dieux. Leurs œuvres restent des exemples pour moi. Comparé à eux, je fais profil bas. 

Quels étaient ces écrivains?

Dostoïevski, Nietzsche. Tout le monde considère Nietzsche avant tout comme un philosophe pourtant c’était aussi un merveilleux « styliste » et surtout un grand écrivain. Nous savons qu’il écrivait aussi des poèmes mais ceux-ci ne sont pas tellement réussis. Pourtant Zarathustra, par exemple, est une remarquable œuvre en prose qui eut sur moi une immense influence. Comme certains écrits de Tolstoï. Et puis bien sûr les poètes. Il ne serait pas convenable de le dire ouvertement, il faudrait prendre le temps d’expliquer longuement, mais finalement, la poésie est un art supérieur à la prose. Les poètes s’approchent plus près du ciel, plus près de Dieu.

Marci Shore écrit également à propos de votre roman Le neuvième : « Le roman de Ferenc Barnás appartient à une tradition moderniste typiquement est-européenne qui révèle la proximité chaotique de la beauté et du grotesque »(1) . De votre point de vue, cette tradition existe réellement ? Pensez-vous en faire partie vous aussi ? 

Je pense que comme je vis en Hongrie, j’en fais partie. Mais je ne pense pas ici à la littérature, mais aux vies qui sont les nôtres.

La proximité de la beauté et du grotesque nous est donnée a priori ?

En effet, les relations dans le roman semblent grotesques au critique du supplément littéraire du Times, le fait que, en 1968, dans les années 1970, on vivait encore ainsi en Hongrie. Pourtant, dans cette vie, il y a de l’authenticité, de la vérité, et donc cette vie recèle indubitablement aussi une forme de beauté. Je m’efforce de refléter nos vies, de tenir compte du fait que nous sommes en effet en Hongrie. Dans ce sens, je suis très « est-européen ».

Toutefois, et même si cela peut sembler un peu présomptueux, j’aime décrire des réalités hongroises qui ont de l’intérêt pas uniquement pour les Hongrois. L’attention que Le neuvième a suscitée en Amérique, mais aussi les assez bonnes critiques qu’il a reçues ailleurs, en Indonésie par exemple, prouvent peut-être que ce livre peut avoir un sens en dehors de la tradition est-européenne également.

Ainsi, l’idée selon laquelle la pauvreté n’est pas seulement synonyme de honte et de vulnérabilité mais qu’elle peut aussi donner à l’individu la possibilité de montrer ce dont il est capable s’il est suffisamment ingénieux peut se révéler intéressante en Indonésie aussi. Selon moi, le livre comporte aussi des signes qui prouvent que dans ce monde-là, l’humour et le rire existent aussi. L’existence n’y montre pas que ses côtés sombres.

« C’est comme si nos écrivains avaient lancé un concours qui se serait intitulé Qui saura écrire avec la plus grande dureté sur le thème de la vulnérabilité de l’enfance ? » demande Judit Ambrus en évoquant Le neuvième dans un article(2). Dans les années 2000, de nombreuses œuvres majeures se sont en effet penchées sur ce thème, par exemple, Le roi blanc (A fehér király) de György Dragomán ou La Miséricorde des cœurs (Nincstelenek) de Borbély Szilárd. Que pensez-vous de ce phénomène ? 

C’est aussi ce que l’on m’a demandé lors de la présentation de mon roman Le neuvième à Leipzig. J’ai répondu que je ne m’étais pas occupé de ces auteurs, que je ne m’étais intéressé qu’à mon propre travail. Depuis, j’y ai un peu réfléchi et je peux sans doute répondre de manière un peu plus élaborée. Je pense que dans la vie, dans la carrière d’une personne, il arrive un certain stade où, lorsque le dialogue intérieur s’affute, les questions deviennent de plus en plus percutantes, réalistes, terriennes.

Quand je travaillais sur Le neuvième, la littérature ne m’intéressait pas trop. Ma préoccupation principale n’était pas de savoir comment transformer ces questions en littérature. Je voulais savoir d’où je venais.

Et donc j’admets tout de suite que Le neuvième est une autobiographie (partielle). Je ne cherchais pas la compétition avec le personnage de La fin d’un roman de famille de Nádas, ni avec les romans de Dragomán ou de Garaczi. J’aurais aimé savoir où était ma place dans le monde, quelle était ma relation avec ces choses fondamentales, avec ces questions fondamentales. On peut dire que la problématique posée par Le neuvième m’a passionné d’un point de vue existentiel.

En même temps, n’est-ce pas aussi une question de génération ? Il s’agit d’écrivains socialisés sous le régime de Kádár évoquant une enfance qui paraît particulièrement cruelle dans le contexte actuel…

À cette époque, le régime provoquait une concentration monstrueuse de terreur dans la société. Ce sont de grands mots mais maintenant j’ose les employer. Cela explose en nous bien plus tard, après coup. Les expériences vécues, non seulement au sein de la famille, mais aussi ailleurs, dans tout ce qui caractérisait l’époque, ressurgissent. Heureusement les nouvelles générations se sentent de moins en moins proches de ces corridors de la peur, de ces terreurs anxieuses.

Le roman Une autre mort montre la débâcle psychique et existentielle d’un intellectuel dans la Budapest d’aujourd’hui. Cet homme qui joue avec l’idée du suicide réussit finalement à s’en sortir, entre autre grâce à son travail d’agent de surveillance. Le musée où il travaille, une sorte de refuge pour des personnes de valeur pourtant incapables de trouver leur place au sein de la société. Pensez-vous que ce genre de crise existentielle soit caractéristique de la société hongroise actuelle ?

Les crises existentielles ont toujours existé. Toute personne y est un jour confrontée dans sa vie. C’est lorsque cela n’arrive pas que c’est problématique. Selon le contexte personnel, la crise sera plus ou moins sévère. La crise peut aussi porter ses fruits. Lorsque la société ne prend pas l’individu sous son aile, cela peut avoir même des effets positifs. Parce que dans ce cas, l’occasion d’une rencontre avec son moi véritable lui est donnée. C’est naturellement une question de point de vue. On peut tout à fait légitimement estimer que mon point de vue pose problème, pourtant, je suis convaincu que l’existence, la vie est par essence un parcours tragique.

L’Homme est un être tragique. Ceux qui toute leur vie s’efforcent jusqu’au bout de tout faire pour être heureux en permanence peuvent certes être des personnes non moins extraordinaires que ceux qui font l’expérience, pour ainsi dire dans leur propre chair, de cette dimension du dramatique. Toutefois, d’une certaine manière, l’expérience montre que ces existences qui empruntent des trajectoires de vie plus difficiles sont en général plus complexes, plus sensibles.

Mais pour en revenir à la Hongrie, ces vingt dernières années, ceux qui ne savaient pas comment s’y prendre dans le nouveau contexte étaient particulièrement nombreux. Après 1989, l’État s’est désengagé dans un nombre considérable de domaines, les régimes d’assistance ont disparu, beaucoup ont perdu leur emploi. En bref, la loi du marché s’est immiscée partout. Nombreux sont ceux qui ont perdu tout point d’appui. Puis ces dix dernières années, une crise économique mondiale a frappé même les pays les plus riches, sans parler donc de la Hongrie. Ce que je dis est très banal, mais bien sûr exact. Ce que je considère comme particulièrement dangereux aujourd’hui est bien pire que ce qui arrive au héros de mon roman qui parvient quand même à se sortir de sa crise existentielle, même si nous sommes loin du happy end, parce qu’il est encore capable d’écrire sa propre histoire. Le pire des dangers est pour moi l’apathie. Souvent, ce qui manque ce sont les outils, les instruments intellectuels, émotionnels, ceux qui permettent de donner du sens et grâce auxquels il est possible de regrimper la pente.

L’une des grandes qualités du roman Le neuvième est d’être capable de représenter la pauvreté à l’époque de la Hongrie de Kádár, de décrire la vie d’une famille de dix enfants sous la domination d’un père despotique, sans jamais tomber dans le travers du sentimentalisme ou de la recherche de l’effet et de conserver jusqu’au bout un style fluide et presque serein. L’un de vos critique a parlé à ce propos d’un « pas en arrière »(3) . 

Je reformulerais légèrement ce pas en arrière. Je dirais que la vie, l’existence, est bien trop brutale pour qu’on puisse la régler avec une solution romanesque. Dans le meilleur des cas, j’arrive à donner une densité aux éléments dramatiques de la vie, à rendre palpables les problèmes, à matérialiser des drames qui se jouent en nous et avec nous, ensuite, chacun en fait ce qu’il peut. Je fais très attention à ne pas tomber dans les solutions stéréotypées, mélodramatiques, « faciles ».

Ce qui m’intéresse véritablement est la manière dont il est possible d’approcher de manière plus créative ces crises, ces situations humaines extrêmes en évitant les solutions classiques, plus théâtrales.

Le plus simple est de tuer le héros. D’ailleurs on meurt aussi dans mes romans. Dans Une autre mort quelques personnages meurent aussi, et même, l’un deux se suicide. Mais j’essaye de faire en sorte de n’en venir à cette extrémité uniquement quand aucune autre solution n’est possible.

(1) « it belongs to a distinctly East European modernist tradition, one that reveals the jolting proximity of the beautiful and the grotesque ». Going on elsewhere, supplément littéraire du Times du 26 février 2010.
(2) Ambrus Judit, Gyerekkori rettenetek pokoltüzében, Népszava, 10 juin 2006
(3) Mátyás Dunajcsik, Egy lépés hátra, Holmi, Vol. XVIII, n°12, décembre 2006


Interview : Gábor Orbán
Traduction : Anne Veevaert