« Au demeurant, tout roman est autobiographique, même Guerre et Paix. »

Interview avec Ferenc Temesi et extraits de son roman Por dans la traduction de Patricia Kempf, premier prix du concours de traduction de l’Institut hongrois (2018).

Dans un entretien, vous avez déclaré que « le roman commence merveilleusement bien, tu tombes amoureux du roman, tu l’adores, il est gentil avec toi, tu es impatient de le retrouver chaque jour, comme la naissance d’un grand amour, il te réserve encore et encore des surprises, et puis, il se met à te dominer, de plus en plus, et finit par se comporte avec toi comme un tyran, alors voilà, tu lui tord le cou et tu le livres au public et à partir de ce moment, il ne t’appartient plus. Il passe entre les mains de ceux qui le lisent ou qui le publient. » (1). Votre roman « Poussière » a pris son indépendance il y a près de trente ans. Il a été réédité quatre fois, jusqu’à devenir un classique en dépit de son côté fraichement ludique. Vous estimez qu’il a été bien traité par ses lecteurs ?

Je dirais que oui. Pour sa première publication, il a été édité deux fois en un an, ce qui est extrêmement rare. La troisième édition remonte au début des années 2000, à nouveau en deux volumes, un succès également. La dernière édition (2) me laisse un peu perplexe. Ce gros roman publié en un volume unique, c’est impressionnant. Du point vu de sa taille, il pourrait aller sur l’étagère où je range mes plus gros dictionnaires…

À la fin des années 1980, le doyen des critiques, László Baránszky-Jób, a écrit dans l’un de ses derniers articles qu’une génération ayant engendré deux écrivains tels que Péter Esterházy et Ferenc Temesi ne pouvait être qu’invincible…

Notre génération a permis aux œuvres romanesques de supplanter peu à peu la poésie qui jusque-là régnait en maître et de devenir le genre majeur de la littérature hongroise. Pour cette raison, nous n’étions du tout bien accueillis, pas du tout appréciés. Le pouvoir pressentait qu’avec nos romans nous allions renverser l’ordre établi. Et en effet, ce fut le cas. Nous étions nombreux mais dans le groupe, seuls dix ou douze environ avaient réellement quelque chose de sérieux à proposer. Esterházy, Spiró, en faisaient partie. Au départ, nous étions de très bons amis. Nous allions ensemble aux séances de dédicace, nous nous installions derrière les tables sur les trottoirs de la rue Váci, nous attendions que le copain finisse ses dédicaces pour ensuite aller boire un verre au bistro. On discutait, on plaisantait. Nous allions jouer au foot ensemble. C’était très important pour nous. Nous nous intéressions de près au travail des uns et des autres, nous lisions réellement ce que les autres écrivaient, nous en discutions. Quand nous avons commencé, au début des années 1970, le climat était d’une certaine manière plus libre en Hongrie. Nous nous étions débrouillés pour avoir accès au magazine Mozgó Világ qui faisait paraître des écrits qu’il était impossible de publier ailleurs. Nous étions parvenus à ce que le cercle des jeunes écrivains Attila József, rebaptisé « Cercle Attila József », se reconstitue. Nous voulions que les œuvres soient éditées et c’est de cette initiative que sont nés les cahiers JAK (les cahiers du cercle Attila József). J’étais pour ma part membre, par exemple, du groupe d’avant-garde Fölöspéldány (Excédent), né de la collaboration de jeunes représentants du monde des lettres (dont Judit Kemenczky, Balázs Györe, Ákos Szilágyi, Endre Szkárosi, János Kőbányai) et du groupe de rock déjà interdit à Budapest à cette époque, Beatrice. Nous parcourions le pays en donnant des spectacles qui mêlaient performances littéraires et concerts de rock. Ils s’accompagnaient de scandales retentissants, après nos interventions, la plupart du temps, l’organisateur était viré. Cette aventure a duré un an et demi ou deux ans, jusqu’à ce qu’un jour, au buffet de l’Académie hongroise des sciences, un endroit remarquable qui proposait des boissons et des sandwiches bon marché, Nagy Feró, le leader du groupe Beatrice, annonce la fin de l’histoire. Nous nous sommes regardés. Je ne sais plus lequel d’entre nous a dit alors : « Regarde, il y a sûrement un membre des Jeunesses communistes derrière tout ça, je parie qu’on t’a promis un 33 tours ! » J’ai lu sur son visage que c’était bien ce qui s’était passé. Évidemment, il n’a rien obtenu, pas même un 45 tours. Ils voulaient séparer l’ « élite » intellectuelle, des punks et des clochards. Mais nous, nous jouions aussi pour les punks et les clochards. Le régime redoutait ce qui pourrait se passer si ces deux communautés s’unissaient. C’est pour cela qu’ils avaient promis un 33 tours à Feró. Il y a cru.

Dans le roman, vous qualifiez la révolution de 1956 de soulèvement, ce qui était considéré comme audacieux à l’époque…

Contrairement à la version officielle des faits, j’ai décrit les événements survenus à Szeged tels qu’ils se sont vraiment passés. Pour cela, j’ai toutefois dû recourir à un procédé d’écriture assez complexe. Ces événements sont évoqués dans un café, par un émigrant hongrois revenu d’Amérique, qui s’exprime avec l’accent de Szeged, qui plus est. Il ne doit toutefois pas être considéré comme un « roman de la révolution de 1956 », à l’image, par exemple, du livre de Benedikty Tamás inspiré de ces événements intitulé Szuvenír (Le souvenir) (3). Contrairement à lui qui avait 16 ans lorsque le soulèvement a éclaté, nous n’étions encore que des enfants. Certes, nous avions conscience des événements qui se déroulaient autour de nous. Pour ne donner qu’un exemple, mon père, qui était directeur d’école, a été promu au rang de manœuvre à cause de sa participation aux événements. Ces deux semaines particulières ont eu une grande influence, sur nous comme sur tout le monde. Elles ont transformé complètement les relations entre les gens, chacun veillait sur son prochain. On mettait les radios à la fenêtre…En fait, c’est mai 68 qui fut l’équivalent de 56 pour notre génération. En 68, Paris nous a fait savoir que le capitalisme ne voudrait pas changer. Et Prague qu’il n’y aurait pas non plus de réforme, de démocratie ni d’autres inepties de ce genre dans le bloc socialiste non plus. À cet instant, sur le plan historique, nous avons senti que nous n’étions pas de taille à lutter. Après les événements dramatiques de 1968, le nombre de représentants de notre génération passant à l’Ouest a augmenté. Je ne veux pas minimiser l’influence de l’enfance, c’est une période fondamentale, mais c’est autre chose de vivre ces événements à l’adolescence, à 18 ans, à cet âge-là on est déjà conscient, on ne peut plus se laisser duper. Nous avons grandi en 1968. 

Comment avez-vous commencé à écrire ? 

J’ai commencé à écrire, comme tout le monde, à l’école, en rédigeant des compositions. Je n’ai jamais oublié la première. Le programme était épouvantable et uniforme, comme c’est encore le cas aujourd’hui. Dans tout le pays, les deux mêmes thèmes figuraient sur les tableaux des écoles. J’avais choisi l’histoire de la belle Ilonka, le célèbre poème de Vörösmarty (Szép Ilonka). Il fallait imaginer la suite. Dès que j’ai commencé, j’ai su ce que je devais écrire. Le récit me disait tout simplement à quels procédés recourir, à celui-ci d’abord, et maintenant celui-là, et je n’avais qu’à suivre, la seule chose qui me gênait vraiment était de ne pas pouvoir écrire plus vite. C’était mon premier texte, et le « métier » était déjà là. Quand j’étais enfant, ma mère, ma grand-mère m’ont toujours lu énormément d’histoires. Elles me lisaient toutes les publications de contes hongrois. Elles passèrent ensuite aux nouvelles de Tömörkény et de Móra. Et moi j’ai commencé à raconter ces histoires à l’école maternelle. À l’époque, on avait encore de longs hivers rigoureux et, par une de ces journées froides qui n’en finissaient pas, une institutrice dont j’étais secrètement amoureux de la fille, m’a fait asseoir au milieu et m’a demandé de raconter une histoire. Un jour, j’ai dit que j’avais épuisé toutes les histoires que ma maman m’avait apprises et que je n’en connaissais pas d’autres. « Mais si ! », ont insisté les enfants, « Arrête de nous faire languir ! ». Alors j’ai demandé si je pouvais parler de tout. « Bien sûr » ont-ils répondu. « Des toilettes voyageuses aussi ? » Et eux : « Oui, oui même de ça ! ». Alors j’ai commencé. J’ai commencé à raconter mes propres histoires. J’y intégrais vachement astucieusement nos vies, la vie de l’école et je mêlais tout cela à divers éléments surréalistes issus des contes populaires fantastiques.

Ce pronom « nous » revêt un caractère autobiographique marqué, comme si ce trait était une caractéristique de tous vos livres. 

Nul ne se connaît mieux que soi-même. Je ne me fie pas aux autres. Je suis poète dans le sens où je fais tout passer par le filtre de ma personnalité, de mes personnalités passées. Pour mon roman intitulé Bartók, la question de la personnalité m’a également causé des soucis… Je me suis préparé à l’écrire pendant quarante années. Un jour au petit matin, pas tout à fait à jeun, j’ai dit à Attilá Szepesi et à ses copains : « N’empêche qu’il faut que quelqu’un écrive le roman de Bartók. » Je ne pensais pas du tout à moi en disant cela. Mais dès que j’ai eu prononcé ces paroles, on ne cessait de me demander où en était le roman. En privé, Bartók était un homme de peu de mots, très humble. Il s’exprimait très peu. Mon travail d’écrivain consistait à mettre en scène des situations où il fallait qu’il parle. Et il parlait. Puis soudainement il s’est arrêté. Cela ne m’était jamais arrivé avant, mon contrat stipulait que le livre devrait être prêt un an et demi plus tard. Je me suis mis à boire de plus en plus dangereusement. En fait, je me suis presque tué avec ce roman. Quand je me suis retrouvé intubé dans une chambre d’hôpital, incapable de bouger, j’ai aperçu par un coin de la fenêtre un avion et les cinq traînées qu’il laissait dans le ciel. Cela m’a fait penser à une partition. Il aurait suffi de dessiner des notes. Cela m’a fait penser à Bartók. Et je me suis rendu compte que j’allais survivre à tout cela. J’avais travaillé dix-huit mois sur sa rédaction. Nous nous étions lancés à pleine vitesse dans l’entreprise. Sans jamais descendre du train. Il fallait seulement que je trouve une manière de continuer. J’ai introduit un nouveau personnage : la figure du Biographe, une antithèse parfaite de Bartók : un homme impuissant et sans succès, ni dans son travail ni en amour, (alors que les femmes adoraient Bartók), un moulin à paroles. D’une certaine manière, on ne m’a pas pardonné cet élément. Aujourd’hui, je ne suis pas certain non plus que cela ait été réellement la bonne solution. Si je devais publier une nouvelle version de ce roman, ce qui est certain, j’abandonnerais peut-être ce procédé. Mais à l’époque, je n’ai pas trouvé d’autre solution. Cela montre que c’est une nécessité pour moi d’utiliser le « Je ». Première, deuxième, troisième personne, du singulier et même du pluriel peu importe. Ce n’est qu’une question technique. Au demeurant, tout roman est autobiographique, même Guerre et paix.

(1) Szepesi Dóra : entretien avec Ferenc Temesi Ferenc, Bárka online, 28 avril 2011.
(2) Por, Scolar, 2017
(3) Benedikty Tamás : Szuvenír, Mundus Magyar Egyetemi Kiadó, 2006

 

Interview : Gábor Orbán
Traduction : Anne Veevaert
Photo : Beáta Gurmai

 

Extraits du roman Por (Scolar, 2017) de Ferenc Temesi dans la traduction de Patricia Kempf, premier prix du concours de traduction de l’Institut hongrois (2018).