Compte rendu de Dóra Börcsök du roman Magda Szabó (traduit par Chantal Philippe, Viviane Hamy, 2017) .

« Dans son ancienne école, une grande avait un jour eu l’idée d’écrire deux versions d’une rédaction, l’une conforme à ce que l’école demandait, l’autre pour un usage privé. C’était une fille intelligente qui n’avait pas froid aux yeux, ses parents l’élevaient bizarrement, bien qu’elle ne fût encore que lycéenne, ils l’emmenaient partout avec eux, au dancing, au cabaret ; bien sûr, personne n’en savait rien, et il valait mieux ne pas penser à tout ce qu’elle pouvait encore faire. Cette fille n’était pas seulement téméraire, elle était aussi la meilleure en rédaction. Les sujets scolaires l’ennuyaient au plus haut point, alors elle écrivait toujours deux versions… » (Abigaël, p. 219)

Le personnage principal du roman Abigaël fait revivre cette tradition au sein du lycée de fille Matula, en encourageant ses camarades à écrire deux rédactions, afin qu’elles livrent un autre portrait, irrégulier, un profil différent vu sous un autre angle. Quand est dévoilée l’identité de l’instigatrice, l’institution religieuse blâme sévèrement cette initiative, interdisant la dualité de la vision, la révélation de l’ambiguïté des choses et en bannissant toute distorsion au modèle éthique officiellement prêché.

Dans la première partie du roman, l’héroïne mène donc un combat désespéré contre la pression des normes scolaires locales pour préserver son identité antérieure.

L’adolescente – pleine du souvenir de son ancienne fréquentation du monde – se prend pour une adulte, plus expérimentée que ses condisciple, persuadée d’avoir intégré toutes les finesses de la vie. Toutefois, elle ne le deviendra réellement qu’à partir du moment où elle comprendra que son existence dépend non seulement de l’adoption superficielle de règles puritaines et de leur vision du monde implicite, mais également de leur appropriation intime par l’assomption qu’une supériorité morale immaculée, même dictatoriale, même bornée – peut devenir salvatrice de vies et d’âmes dans des expériences historiques-limites : ici, pendant la Deuxième guerre mondiale.

Abigaël, le roman pour la jeunesse de Magda Szabó, est en premier lieu un roman d’apprentissage, qui raconte comment une adolescente se voit forcer de devenir adulte et de mûrir entre les serres d’un établissement calviniste et au cœur des événements cruciaux de la guerre. Bien que ceux-ci soient à l’origine des principaux tournants narratifs, le livre ne s’inscrit pas pour autant dans le genre du roman historique. Quand le lecteur aura réponse à la question: qui est Abigaël, l’autre mystérieux personnage central du roman, mentor des élèves et incarnation de l’humanisme actif, déterminé, érudit, il verra l’héroïne découvrir les différentes possibilités d’interpréter la situation politique contemporaine, et devenir une jeune adulte responsable, gardienne de lourds secrets, orpheline mais insérée dans une communauté fraternelle qui se substitue à sa famille.

Ce roman nous appelle à nous interroger sur trois directions de lecture : De quelle manière décrit-il, d’abord, le mécanisme de fonctionnement d’une institution éducative dans la Hongrie des années 1940, comment s’adapte la société des élèves à celle des éducateurs dans cette microstructure hiérarchisée, quelles sont les règles selon lesquelles s’organise le quotidien au pluriel, où est la place de l’individu au sein de cette communauté? Comment, ensuite, se manifestent les événements da la guerre dans la vie des tous les jours, comment infléchissent-ils durablement le parcours des personnages principaux, qui sont les protagonistes actifs et passifs de l’intrigue, peut-on établir une typologie de leurs comportements ? Enfin, bien qu’on ne puisse négliger l’aspect autobiographique qui traverse l’œuvre, comment s’apparente-t-elle à un portrait d’établissement d’éducation, surtout si on compare le roman d’éducation de Vitay Georgina et le « bildungsroman » vécue réellement par son auteur, leurs dissonances et leurs consonances ? 

« L’école aussi est massive, pensa Gina. Massive, austère, blanche. Les fenêtres sont petites, la porte cochère renforcée de ferrures, et il y a des grilles aux fenêtres. Cet endroit doit être très vieux et ne ressemble pas à une école, mais à autre chose. A une forteresse » (Abigaël, p. 25). En la contemplant le personnage principal en saisit tout de suite la nature inébranlable, résistante, solide, inébranlable, le caractère claustral, coupé de la ville et du monde. Obligée de mettre tout de suite l’uniforme des élèves, de changer de coiffure, il lui faut se séparer des accessoires mondains qui la rattachaient organiquement à son ancienne vie. Gina vient de la haute bourgeoisie, elle est le cœur de sa famille, le cœur de son père veuf. Intelligente et bien éduquée, elle se conduit en individualiste narcissique. Or, pour certaines raisons non dévoilées au début – son père l’astreint à abandonner cette existence privilégiée et à s’intégrer à une confrérie régie par des principes opposés qui vont débourrer son caractère : « Ils m’ont complètement absorbée. Je ne suis plus moi-même ». (Abigaël, p. 35)

Bien qu’elle ne sera vraiment capable de l’apprécier que plus tardivement, Gina perçoit vite cependant l’apport positif de la rigueur conservatrice implacable, de l’emploi du temps serré, du rythme de travail sans répit : « L’institution Matula était l’école la plus sévère du monde (…) Ce qu’elle entendait de sa nouvelle école suscita en elle un double écho. Cela l’effraya, elle eut l’impression qu’une vie aussi austère et réglée minute par minute ne pouvait qu’oppresser celles que le mauvais sort amenait ici, mais en même temps il lui était impossible de ne pas se rendre compte que ces deux Matuliennes n’étaient en fait pas mécontentes (…) on voyait bien qu’elles étaient extrêmement fières de leur monde si particulier, du fait qu’il n’y ait que de bonnes élèves (…) et que en quittant le pensionnat, elles en sauraient visiblement bien plus que celles qui n’y avaient pas fait leurs études. » (Abigaël, p. 48)

« Ne t’en fais pas… Ce n’est pas si mal ici. En fait, c’est encore pire… » (Abigaël, p. 44): cependant qu’elle prend connaissance du règlement intérieur qui impose une obéissance sans plaintes, sans questions et qui est composé uniquement des interdictions formulées par les éducateurs, ces camarades lui fournissent le manuel de survie interne, élaboré depuis des décennies afin de protéger l’intégrité de leur corps et âmes. Des jeux et des croyances populaires qui leur aménagent un quotidien plus supportable. La Pestoise Vitay – qui se pense plus mûre que les autres et qui recouvre à peine ses esprits du bouleversement provoqué par le changement d’école et de mode de vie – trahit sa classe en traitant ces coutumes d’enfantillages. En conséquence de ce geste anti-collégial isolé, elle partagera le sort des exilés, et livrera seule un combat clandestin ignoré des professeurs et de plus en plus insupportable. La première partie du roman raconte cette lutte désespérée jusqu’à ce que son père lui dévoile la situation et qu’elle voie clairement la raison et le but de sa rupture existentielle.

« Alors je vais parler mais cela aura son prix. A partir de cet instant, tu ne seras plus un enfant, Gina tu deviendras une adulte et plus jamais tu ne pourrais vivre comme les autres enfants. Je remet ma vie entre tes mains, avec la tienne et celle d’autres personnes. Sur quoi jures-tu de ne pas nous trahir? » (Abigaël, p. 154) : l’héroïne qui dénigre les divertissements enfantins aura sa punition : une existence adulte, gardienne de secrets dont dépendent des vies. Elle aura une vision globale des circonstances de guerre d’ensemble façonnée par son père et fort différente de celle projetée par l’institution : l’opinion de la résistance.

Belle trouvaille de la romancière, tournant paradoxal : Gina fait le vœu de renoncer à son caractère rebelle, opposé aux règles, au moment où son père lui dévoile qu’il tient un rôle similaire, celui de chef de la résistance militaire, en désaccord avec les vues du gouvernement en place.

Elle n’a cependant pas le droit de s’identifier au modèle paternel que les événements invalideront : un modèle pas explicitement heureux.

« Jusque-là la forteresse n’était qu’une prison pour elle, mais elle savait désormais que c’était aussi un refuge. Un refuge épouvantable, mais elle devait tenir bon, et la première condition était de faire enfin la paix avec la classe… » (Abigaël, p. 163): les combats se rapprochent en déclenchant, au voisinage de la mort, le changement suivant : après s’être excusée en public, Gina regagnera sa place au sein de la classe.

« Elle avait des sœurs. Dix-neuf. Après le début d’année mouvementé et tous les conflits douloureux, elle vivait avec les autres dans une union qu’elle n’avait jamais connue et dont une des raisons était que les classes étaient de réelles communautés qui partageaient tout, le bon et le mauvais, sans distinction (…) sortie de son isolement, désormais en compagnie d’amies et de camarades, Gina avait reconnu qu’il était formidablement excitant de vivre dans une forêt d’interdits. (…) à éprouver ensemble bonheur et chagrin, à s’enthousiasmer ensemble, à espérer, attendre, s’inquiéter ensemble, à aider ensemble celui qui en a besoin » (Abigaël, p. 192): cette compensation adoucira les pertes, cette collectivité se substituera à la famille de Gina, notamment Abigaël – la légende incarnée qui succède au père et, sur ses ordres, dirige ses pas, l’informant sur l’actualité réelle et la sauvant quand la protection de l’établissement perdra en efficacité.

L’appréciation du système scolaire dans le roman est ambivalente : si l’intrigue ne se déroulait pas dans un moment historique grave – lorsque la morale sociale courante est bouleversée comme jamais, que les normes humanistes, tant universelles que nationales, ne trouvent plus leurs points de repère – on jugerait plus sévèrement cette pédagogie uniformisante, répressive, normative, proscrivant toute expression des sentiments. Cependant dans le chaos ambiant, la forteresse-prison se transforme en un protecteur lieu d’exception, en un havre où il est tout de même moins dangereux de lutter contre la dureté de l’inflexible homo moralis : « Ce monde en noir et blanc était un monde propre, rigoureux, qui n’avait rien à voir avec l’indignité et la traîtrise, l’infamie, la mort où le danger » (Abigaël, p. 360)

Magda Szabó met l’accent, évoquant la genèse du roman, sur le fait que cette description d’une école de fille religieuse est certes contemporaine de Hitler, mais constitue surtout un hommage à tous ceux qui savaient comment agir dans ces circonstances : « J’ai mis dans Abigaël tout ce que j’aurais du faire moi-même, témoin de ces événements, demeurée spectatrice rongée par le remords (…) Si c’est une acte d’accusation, j’accuse moi-même et mes complices, si c’est une éloge, c’est celui de ceux qui sauvaient la vie de nombreux Bánky, Vitay Gina, qui ont changé les papiers d’identité, refait les panneaux de cantique, réécrit des sous-titres, peinturluré des statues » (Kívül a körön, p. 376): vu sous cet angle, c’est le père – dirigeant la résistance militaire et arrêté par les Allemands après leur entrée – qui est le héros principal sacrifiant sa vie, ou bien Mici Horn, éblouissant personnage – ancienne matulienne, l’aînée désobéissante de Gina – elle ose couper la parole au tout-puissant directeur, résiste secrètement. Et il y a enfin le personnage le plus important, Abigaël, celui qui feint magistralement le maladroit sentimental, celui dont la gaucherie fait fuir tout le monde, mais qui agit comme peu en sont capables. A leur avis : « elle (la guerre) a été engagée dans de mauvais buts, avec de mauvais moyens (…) nous l’avons perdue dès qu’elle a commencé (…) nous qui savons ce que nous devons à faire, nous voulons mettre un terme à la guerre (…) la résistance est active dans le pays, une résistance civile et militaire ». (Abigaël, p. 155) Au contraire, l’opinion déclarée du professeur d’histoire, Kalmár, que les filles admirent le plus en raison de sa ressemblance avec un Saint-Georges fabuleux, diverge en bien des points : « Au cours d’histoire et de défense nationale, Kalmár avait brossé un portrait épouvantable de ceux qui sapaient l’unité nationale par leurs doutes ou leur résistance, soulignant avec éloquence la nécessité de la guerre, laquelle réclamait certes des sacrifices serait en fin de compte bénéfique » (Abigaël, p. 217)

Au carrefour de ces explications politiques et éthiques discordantes, Vitay Georgina est donc amenée à évoluer. A abandonner son comportement publiquement indocile et à choisir de se soumettre, quand elle en saisit la nécessité, motivée par le choix exemplaire de la résistance (contre-indiqué par son établissement).

L’œuvre de Magda Szabó est parsemée d’éléments autobiographiques, il y a ainsi toujours un membre de sa nombreuse famille enracinée dans la ville de Debrecen, qui surgit sur la route de la narration, même s’il ne s’agit pas de dessiner directement son arbre généalogique. La représentation de l’école protestante d’Abigaël est nourrie de ses expériences personnelles véçue durant 12 années dans l’établissement réputé Dóczy. « Dóczy était l’une des écoles pilotes pour la formation pratique des filles, la plus importante de celles qui appartenaient à l’Église, la sœur du collège mythique, immortalisé par Zsigmond Móricz (…) institution exigeante. Celles qui avaient été élèves ici en étaient reconnaissantes plus tard, après la guerre perdue (…) ce n’est pas pour rien qu’elles étaient bien armées contre l’austérité monastique, la renonciation, elles étaient hautement qualifiées accompagnée par la foi… » (Für Elise, p. 86.)

La figure de Gina reflète l’identité adolescente de Szabó, celle de la jeune fille susceptible, extrêmement douée qui répond fièrement en exposant ses opinions à contre-courant.

Dans le dernier récit de sa propre vie (Für Elise) la romancière dépeint son combat crucial contre les obstacles érigés par ses professeurs. Tout en étant quelqu’un à fort potentiel, douée pour l’écriture et les langues, ses supérieures la traite d’une façon erronée : « Si on présentait des aspérités, ils tentaient de les raper jusqu’à la corde ». Dans Abigaël, on s’intéresse d’abord à la guerre entre Gina et les élèves, vite terminée, puis aux diableries commises en commun qui ne relèvent pas de la discordance entre son talent inhabituel et les exigences autoritaires. Si dans Für Elise, Szabó confesse ses relations passionnelles, voire fusionnelles, parfois destructrices parfois enrichissantes avec ses enseignants, le personnage de Gina, pour sa part, ne cesse de guetter ses éducateurs – par manque de jeu de société plus intéressant – mais leur est bien moins attachée intellectuellement et émotionnellement.

Et elle est le moins attachée à celui –c’est même un mépris furieux qu’elle ressent sporadiquement envers lui – qui suit ses pas tendrement, la protège – camouflé en simplet gentil et philanthrope : « il était à nos yeux la tartine de miel. Pendant l’excursion à Bánkút, le bouffon a changé de rôle (…) le feu de bois a grillé son masque (…) En décrivant son personnage, j’ai ressuscité notre professeur de français au double visage, sa méthode, sa serviabilité. C’est lui, Abigaël, qui savait que l’âme intacte, l’homme sauvé, la dignité humaine défendue sont plus importants que les règles » . (Für Elise, p. 233)

Le roman d’apprentissage de Gina se termine quand elle admet que bien que capable de dresser un portrait double, elle est mauvaise analyste, ne percevant que l’apparence sans distinguer le vrai héros des beaux lieutenants paradants et lustrés.

Dóra Börcsök