Souffle, rythme, fluidité, naturel, ou tout au moins l’espoir (on peut toujours rêver) d’en arriver là.

Interview avec Marc Martin, traducteur littéraire, sur deux livres à paraître : l’anthologie János Arany et « Almanach » de Péter Nádas (Editions Phébus)

Gábor Orbán : « Chaque époque voit quelque chose de différent dans le poète, les nouvelles générations découvrent leurs propres mots dans le livre laissé sur la table par leurs ancêtres. […] Nos pères ne lisaient pas le même Arany que nous. Le leur était le poète épique, jeune, tranquille. Le nôtre le poète lyrique, vieux, agacé. » (Kosztolányi Dezső, Arany János. 1917) La poésie narrative mise à part, l’anthologie fait entrevoir de multiples facettes de l’œuvre d’Arany du début des années 1850 à la fin des années 1870. A votre avis, quel est l’Arany du lecteur d’aujourd’hui cent ans après le commentaire formulé par Kosztolányi ?

Marc Martin : J’aimerais bien le savoir, car peut-être alors mon travail de traduction en eût-il été peu ou prou modifié. Ces lecteurs d’aujourd’hui sont-ils d’ailleurs hongrois ou étrangers ? Disons-le d’emblée, en trouver de français relèverait du prodige, car hormis ladite anthologie (encore à paraître, touchons du bois), voici le tableau : à ce jour, le premier pan du Toldi, dans une traduction datée mais surtout besogneuse, où le génie poétique d’Arany peine tant à transparaître ou seulement transpirer, sinon à grosses gouttes, Toldi, disais-je, n’a plus reparu depuis je crois 1904, et la dernière parution en date de quelques ballades ou poèmes d’Arany, disséminés dans de vastes anthologies de poésie hongroise dont les poètes-traducteurs, ignorant le hongrois, ont dû œuvrer à partir non des originaux, mais de traductions brutes, ce qui constitue tout de même, témoignage à l’appui, un lourd handicap, remonte aux années 70 et 80.

Tout le contraire côté hongrois, et même à ce point qu’une fois encore, l’infranchissable abîme culturel qui me sépare, moi, Français, de vous, Hongrois, et dont Arany constitue, irrévocable, une manifestation par excellence, occupe tant mes pensées ou plutôt mes rêveries que jamais je ne me pose, ou ne l’ose, des questions littéraires aussi vastes que la vôtre. De fait, je n’en ai pas les moyens : faute d’avoir dû apprendre par cœur, dès le plus jeune âge, les hits et slágers d’Arany, faute d’avoir tant ri ou du moins ricané, adolescent, à la découverte du Toldi cochon de p. ex. Lőwy Árpád, et d’avoir à mon tour pastiché en pire quelques strophes bien senties, puis faute d’avoir dû, ou toujours pas pu, une fois adulte, me départir de tous ces préconçus, de tout ce passif scolaires prompts à ringardiser les « vieux classiques », pour enfin espérer « redécouvrir » Arany tel qu’en lui-même, bref, sans tout ce riche vécu, sans cette profonde imprégnation dont je suis corps et âme dépourvu, et quoique j’imagine assez bien, je crois, l’effet d’un tel enracinement culturel, puisqu’en France, La Fontaine me paraît constituer, avec ses Fables, un cas comparable, je ne dispose tout simplement pas des moyens intellectuels, mémoriels et sensoriels de connaître par moi-même l’Arany des Magyars actuels. En tant que traducteur étranger de cette anthologie établie par un tiers (Győrei Zsolt en l’occurrence), je sais seulement que ce poids, cette aura, cette mythologie culturels relèvent hélas du plus strict intraduisible, et qu’à rebours de toute spéculation littéraire abstraite, mon souci constant s’est bille en tête borné, littéral, matériel, à respecter les rimes, les mètres, bref, la lettre elle-même, et surtout l’essentiel, à savoir l’esprit, l’intime vie des poèmes :

 souffle, rythme, fluidité, naturel, ou tout au moins l’espoir, et à force de remettre sur le métier autant de fois qu’il faut, peut-être ainsi l’élan de tendre vers là ou mieux encore si possible (on peut toujours rêver), d’en arriver là.

G. O. : Votre approche « bornée », ou je dirais plutôt décomplexée, donne des résultats étonnants : quand l’original est vraiment bien, s’agissant de poèmes aussi monumentaux que « Les bardes gallois » par exemple, la traduction est remarquablement fidèle à l’original à tous points de vue, pour ceux qui connaissent les deux langues, il est même difficile de ne pas entendre les deux textes à la fois (« Et le peuple, le satané peuple, / Tremble-t-il, aussi lâche / Que je le veux, et qu’aveugles, / Sous le joug, bœufs et vaches ? / Seigneur ! De ta couronne, Galles / Est le plus beau joyau : / Fleuves, champs, pâtures sans égal / T’y paraitront royaux. ») ; quand l’original est moins réussi ou, horribile dictu, un rien ennuyeux, voire daté pour le lecteur d’aujourd’hui, j’ai l’impression que vous ajoutez parfois des éléments qui améliorent le tout. Par exemple, Tendre adieu, poème adressé à un vieux manteau inutilisable, se termine ainsi dans votre traduction « Adieu, donc. Va-t’en, vieux vétéran ravagé, / Nous renouerons peut-être, ô beaux jours partagés : / Et quand le temps, à force, m’aura élimé, / Nous finirons, qui sait, en mêmes vers rimés » tandis que le dernier vers original dit seulement « Qui sait où on se retrouvera ? » Si vous avez le droit de faire cela ou non, je ne sais pas. Arany aurait pu trouver cette chute (elle est meilleure, plus précise) mais il ne l’a pas fait. Là, j’imagine qu’on est en plein débat sur le statut ontologique de la traduction. En tous cas, le lecteur français en sort certainement gagnant et selon toute vraisemblance Arany aussi.

M. M. : D’abord chapeau bas, tant vous avez l’œil et ouvrez, semble-t-il, le bon, mais n’empêche : pour un vers que vous jugez, disons, réussi, et dont je ne dois la trouvaille qu’à l’attirance naturelle des mots entre eux surtout lorsqu’ils doivent rimer, combien d’autres passages où ça passe ric-rac, voire où ça rame, au ras des pâquerettes. Ce matin encore, je corrigeais un chapitre de ma traduction d’Évkönyv, alias Almanach, très bientôt à paraître chez Phébus, où l’auteur, Péter Nádas, parle en ces termes de son processus d’écriture : « Je vois aussi que mon travail ne saurait m’apporter la moindre délivrance, puisqu’il reste toujours dans le texte des points insolubles ou irrésolus. » De même pour le traducteur. Surtout s’il besogne sur commande, dead-line à l’appui, contraint de s’en tenir, si trivial soit ce mot, à un rendement rondement mené. Car même s’il en arrive au point de sentir et penser que face à tel poème, pour l’instant il ne peut pas améliorer le fruit de son travail, il sait pertinemment que demain peut-être deux ou trois points irrésolus, c’est-à-dire des vers qui clochent ou branlent encore dans le manche, pourraient bien se résoudre en un tournemain ou à force d’acharnement, tant on n’a pas toujours aujourd’hui même la présence d’esprit, la distance nécessaire ni l’opiniâtreté suffisante que demain pourrait nous offrir, qui sait, sur un plateau d’argent.

 Quant à savoir si l’on a oui ou non droit à une certaine dose d’invention, et donc de divergence, je suis fermement convaincu qu’en tout traducteur ou traductrice digne de ce nom, le texte original veille toujours bien assez au grain pour décider lui-même sans appel, souverain, seul arbitre légitime, si telle variante frise ou non le souhaitable.

A force de fréquenter un poète on s’en fait une idée, et je peux dire que Jean d’Or, à ce que j’ai cru comprendre de lui, ne voit pas d’un mauvais œil mes tentatives de naturalisation, puisque je nourris par-là l’espoir, comme je viens de le dire, que mes traductions deviennent des poèmes en soi et plus encore si possible : des poèmes non-indignes de lui. Aussi bizarre cela semble (vous me prendrez pour un fou), j’avais en cours de travail cette nette impression : les mânes d’Arany dégagent une telle modestie non feinte, une telle humilité profonde de jardinier du verbe (comme la morgue et l’orgueil d’un Petőfi ou d’un Ady sautent alors aux yeux, quand bien même l’un et l’autre seraient-ils, selon certains, meilleurs poètes !), bref, si magistral soit-il en toute discrétion, Arany le prend de si peu haut, sincèrement modeste, que pour prix de mon travail sincère au service de son œuvre, il m’a de tout cœur invité et même incité, voire aidé, quoique dans la stricte et très-rigoureuse mesure sur la forme et le fond de chacun de ses poèmes (en ce domaine Arany se veut intraitable), à laisser libre cours aux recours de l’autre langue.

G. O. : Dans son livre sur la tradition parodique chez Arany[1], Eszter Tarjányi cite une lettre du poète où celui-ci insiste longuement sur la nécessaire clarté du langage, avant de conclure ainsi : « Érthetőség for ever! » J’aime bien cette devise à moitié compréhensible en hongrois sur le devoir de compréhensibilité. Elle représente bien l’ironie d’Arany, traducteur des œuvres complètes d’Aristophane, ainsi que sa capacité à dissimuler une grande complexité sémantique et poétique sous une forme en apparence simple. L’anthologie semble rendre justice à son humour parfois vraiment coupant, acerbe (voire les brefs poèmes tardifs) qui pendant longtemps était considéré comme incompatible avec la posture du grand classique national. Le choix du titre, Le trille du rossignol, se réfère d’ailleurs à l’un de ses grands poèmes comiques. Je me trompe si je dis que ce ton ironique vous sied bien ?

M. M. : J’ai plutôt cru comprendre que si l’ironie me charme autant que d’autres car elle rime avec distance et donc intelligence, d’où le très vif plaisir que je retire en effet à tenter de la traduire dans ma langue, toujours anxieux de ne pas savoir assez la déceler dans le texte original, car souvent l’ironie relève du deuxième ou troisième degré, ce qu’il y a peut-être de plus difficile à comprendre dans une langue étrangère, je dois néanmoins prendre garde à ne pas me laisser alors entraîner par mon caractère, lequel penche plutôt par nature, de type sanguin, vers l’attaque frontale, les gros sabots de la gouaille, la dérision railleuse, l’outrage et l’outrance, toutes choses qui outrepassent la mesure, la rigueur et la retenue calculée dont procède toujours, ce me semble, qu’elle soit fine et subtile ou à l’inverse ravageuse, voire au vitriol, la sainte ironie.

Quant au « clarté for ever ! », et quoique je ne connaisse pas cette lettre que je vais dès que possible aller lire, il y aurait sans doute à objecter, car nonobstant la clarté d’Arany, d’ailleurs propre à son siècle et son genre de prédilection, la poésie narrative, la fameuse « obscurité » de ses ballades où assez souvent, la compréhension de tel ou tel élément pourtant capital de la narration dépend d’un seul et unique mot au sein de vingt ou trente strophes, fait à ce point partie des poncifs critiques relatifs à Arany que toute rédaction d’élève de collège ou de lycée, je le suppose du moins, la mentionne chaque fois. Or, je ne crois pas que la forme brève tant aimée par Arany (je parle ici de sa métrique, non du nombre de strophes), forme brève qui le pousse à élaguer, condenser, comprimer ses propos, explique intégralement cette part obscure.

 Rien au fond de plus naturel : jamais Arany n’aurait pu se hisser à un tel génie intemporel sans savoir que si clarté il y a, il doit aussi y avoir, inscrite dans le corps même du texte, pour ainsi dire littérale, l’ombre portée du mystère, l’épaisseur, la profondeur ténébreuse du mythe.

G. O. : Comme vous l’avez mentionné au début de notre conversation, l’anthologie Le trille du rossignol comblerait un vide réel dans la réception d’Arany en France même si l’accès au livre, en voie de publication en Hongrie par le Musée littéraire Petőfi de Budapest, restera forcément limité. Vous pensez qu’une anthologie publiée et diffusée en France pourra voir le jour dans un avenir proche ?

Vous avez également évoqué votre travail sur Almanach de Péter Nádas, prosateur contemporain à mille lieues du poète du XIXème, pourtant je ne résiste pas à la tentation de vous interroger sur la traduction de ce roman atypique sous forme de journal intime, publié en 1989.

M. M. : Lorsqu’on apprend une langue étrangère, le moment tant attendu où le savoir de la langue, si famélique soit-il encore, suffit néanmoins à nourrir en nous l’impression qu’après l’étude-lecture, dictionnaire sous la main, de simples poèmes et autres brèves nouvelles éparses, pour la première fois on accède enfin plus ou moins de plain-pied, dictionnaire en tête, à un livre, un roman tout entier, fait je crois partie des plus beaux, des plus sains et sans doute plus saints moments de l’existence humaine. Hourra !… Et même : Hallelujah ! Car hors d’atteinte, la langue étrangère et tous ses trésors littéraires ne le sont plus tant à présent, et le seront de moins en moins désormais, pour peu qu’à ce premier livre en succèdent d’autres. Or, il se trouve que dans mon cas personnel, cette si marquante première fois concerne Almanach de Péter Nádas. Je n’ai pas du tout la mémoire des dates, mais ce devait être fin 1990, et dès ce moment, je me suis mis à traduire des passages de ce livre, tout d’abord pour moi-même, dans l’unique but, croyais-je, de mieux les comprendre ainsi. Tout à mon enthousiasme de novice qui vole de découvertes en émerveillements, et bien sûr incapable de distinguer le hongrois lui-même du hongrois de Nádas, je me voulais à l’époque si sourcier que j’entendais réformer le français dans le sens du hongrois, tant le hongrois me semblait jouir de bien plus grandes libertés en tous domaines – syntaxe, lexique, etc. A quel point le résultat de ma démarche laissait à désirer, je vous laisse deviner : illisible for ever ! Une fois revenu de ce travers du reste fort commun chez les débutants, puis chaque fois qu’au fil des années, des lustres et même des décennies suivantes, j’ai cru avoir évolué, voire mûri dans ma pratique cibliste de la traduction, je suis revenu vers Almanach, dont j’ai comme Pénélope alors défait puis refait, redéfait puis re-refait ces quelques passages, puis chapitres entiers. Sans parler de la période ultérieure où enfin sous contrat, les contrecoups d’une maladie ou plutôt de son traitement m’ont ôté la force physique et surtout morale d’espérer en finir à temps ni d’ailleurs jamais (prétendre pouvoir traduire de la littérature, a fortiori un auteur de haut-vol tel Péter Nádas, implique une sacrée dose de calme confiance en soi et en ses moyens stylistiques, toutes choses qu’un simple vague à l’âme peut saper jusqu’à l’os ou envoyer valser), d’autant que pour cette raison et d’autres encore, l’éditeur d’alors s’était entretemps rétracté, renonçant tout court à publier d’autres Nádas. Ainsi de suite jusqu’à finir par tomber, le texte entier enfin fini, sur une conjonction planétaire j’espère plus favorable : Phébus, en tout cas, prévoit pour avril prochain la publication d’Almanach. Telle est donc, en gros, l’histoire de cette traduction pour le moins matricielle et fétiche à mes yeux, même si ce long processus de réécriture sur fond d’apprentissage et de maturation du métier passera j’espère inaperçu, aussi invilisible qu’imperceptible, aux yeux des futurs lecteurs d’Almanach. Car il n’y a rien de pire pour un lecteur que de sentir dans le texte le labeur du traducteur (comme la sueur de cette besogne-là empeste !), ou à l’inverse son incurie approximative ou de pur jean-foutre. Comme le disait Artaud (un mottó à moi) : « il faut que tout soit rangé à un poil près dans un ordre fulminant ».

L’anthologie Arany aurait, elle, dû paraître au PIM autour de mai dernier, en anglais, en allemand et donc en français, séparément, mais alors que les maquettes respectives sont depuis lors fin prêtes, de mystérieuses raisons ajournent encore, Dieu lui-même ne sait trop jusqu’à quand, la publication de ce beau projet du soft-power hongrois. Mais puisque la diffusion de ce Trille du rossignol n’excèderait de toute façon guère, comme vous le disiez, de rares points de vente à Budapest, l’idée d’une anthologie remaniée (avec moins de poèmes de circonstance et davantage de ballades), selon une répartition des poèmes bien différente, a bientôt vu le jour sur les conseils avisés d’András Kányádi, là-dessus un petit éditeur français, dont une collection publie en bilingue de la poésie étrangère, a semblé mordre à l’hameçon, mais sans conclure vraiment, de sorte qu’à ce jour, tout reste encore indécis. D’où la rengaine que je m’assène : bízva bízzál, türelem rózsát terem!

Pour finir, j’aimerais offrir à nos lecteurs (en exclusivité !) deux ballades peu connues d’Arany, dont la traduction (il y a parfois d’heureux hasards) me paraît non-indigne de l’original.

LA ROMANCE DE L’ABEILLE

Dans le jardin,
Un massif de roses
En ce matin
Bientôt fraîches écloses :
Pour sa couronne,
À midi, de mariée,
Veut la mignonne
La seule de blanc striée.

D’amour éprise,
Notre abeille prend peur :
« Belle promise,
Ne sacrifie ma fleur !
C’est celle-ci
Qu’en bouton, dès l’aurore,
Me suis choisie
À la vie, à la mort. »

« Bah ! Que t’importe,
Butineur innocent !
T’en naîtront d’autres,
Non juste une, plus de cent,
N’auras demain
Que l’embarras du choix,
Mais ce matin,
La plus belle est à moi. »

L’ailé tressaille :
« Bienheureuse donzelle,
Que Dieu te baille
Un bel amant fidèle,
Mais par pitié,
Accorde-moi faveur
Que vive en paix
L’élue de mon cœur. »

« Moi ? Que nenni !
Devant l’autel, je veux
Cette fleur-ci
À mon front, c’est mon vœu !
J’en ornerai,
Tout devant, ma couronne,
M’en parerai
Pour ma noce, allez, donne ! »

Aussitôt dit,
La donzelle, avec fougue,
Ma foi, tant pis,
S’en empare et la coupe.
Droit vers sa main,
L’abeille en pleurs accourt,
Et baise au sein
Son beau bouton d’amour.

« Va-t’en, vilaine !
De ton dard, ne me pique,
N’en vaut la peine,
Reprends-la, soyons quittes. »
« Trop tard, la Belle !
Seules me restent les larmes,
Mais sans elle,
Tu auras moins de charme. »

« Mais sans elle
Tu auras moins de charme » –
Gémit l’abeille,
Tant le destin s’acharne,
Tant tout son cœur,
Si infime soit-il,
D’infini douleur
Se meurt, cruelle idylle !

En vain la fille
Emplit l’air de ses cris,
Piquée sous l’œil,
La joue rouge et meurtrie ;
Petite abeille
Va mourir, le cœur pieux,
Sur les groseilles,
Et rend son âme à Dieu.

La fille, elle, prie,
Mais sa joue enfle, malheur !
Ne peut ainsi
Se marier tout à l’heure.
Ni peut-être
Jamais, si l’enflure dure…
Las !, pour une autre,
Son promis se parjure.

LE FAUX TÉMOIN

Vieux Márkus, viens, approche ! Et mets-toi tête nue,
Le soleil dardera sur ton crâne chenu ;
Trois doigts en l’air, jure-le sur ta dignité,
Sur le Père et le Fils, la Sainte Trinité :
Ce coin de terre où tu te tiens fait-il partie
Non de Tarcsa, mais bel et bien de Ladány ?

S’approchant alors, Márkus, à genoux, tombe,
Dos courbé, si voûté, comme au seuil de la tombe ;
Tel un arbre en hiver givre et neige arbore,
Sa seule vue vous glace et l’on songe à la mort ;
Surtout ses deux mains tremblent : un signe de faiblesse
Ou de fébrilité sous couvert de vieillesse ?

Jure-le – « Devant Dieu et tous les Saints du Ciel,
Je jure sur ma vie, mon salut éternel ! » –
Jure-le – « Je le jure et si je parle à tort,
Que le malheur m’assaille, même après ma mort :
Mon corps banni de terre et mon âme des cieux,
M’engloutisse à jamais ce tourbillon furieux. » –

« Tralalère, hourra ! Raison nous est rendue,
Que la cause, au pays, soit partout entendue,
Ce soir à Ladány : festin, musique et danse,
Qu’à ravaler leur fiel, les vils envieux pensent,
Car le vieux Márkus avait prévu, avisé,
De quoi fouler son sol natal, et le jurer. »[1]

Le vieux trinque à la ronde au festin dont on l’honore,
Mais de trouver amer ce vin, tant il déplore,
Que de retour chez lui, taciturne, il languit,
Du jour au lendemain, s’étiole et puis périt.
Le glas sonne aux clochers, deux prêtres l’encensent,
La foule des grands jours l’accompagne en silence.

On le conduit en foule à la porte exigüe
Où la vie d’ici-bas, par la mort, est vaincue ;
Ouverte est la porte, profond, le trou en terre,
À jamais assignée, sa place au cimetière ;
Sur fond de chant funèbre, la pelle étincelle,
Le cercueil en la fausse, on ferme les missels.

Et sous la noire pluie des pelletées qui tombent,
Le cercueil tressaute et trépide en la tombe,
Jaillit hors de la fausse à grand fracas de bois,
Le couvercle enfoncé s’abat de tout son poids :
Secoué de spasmes, le cadavre se dresse,
Fouillant les alentours d’un regard de détresse.

Et tandis qu’il lève vers le ciel ses trois doigts,
De pâles flammes bleues, son corps semble la proie,
Puis fendant la foule en direction du rivage,
Droit vers le tourbillon dont gronde le sillage,
Il s’y précipite, englouti par le gouffre,
Dont fût-ce le fin fond freine à peine la course.

Depuis lors, la nuit, quand se reflète à fleur d’eau
Le beau clair de lune aux mille éclats de cristaux,
Souvent on voit Márkus émerger du tréfonds,
Puis, doigts en l’air, replonger dans le tourbillon,
Où fidèle à sa vie – turbulent manège –,
Il raille alors ainsi : « Délierai-je ou nouerai-je ? »

Pêcheurs de la contrée, que nul ne lui réponde,
Piégeuse est sa question, malheur à qui y tombe ;
Noué : en un gros nœud, vos filets s’emmêlent,
Délié : au gré des flots, plus qu’éparses ficelles ;
Souquez ferme, fuyez en vous signant trois fois !
Et ne prêtez serment qu’en toute bonne foi.

[1] Arany János és a parodisztikus hagyomány, Universitas Kiadó, Budapest, 2013

[2] Entendons par là qu’il avait mis à l’avance, sous ses pieds, un peu de la terre de Ladány, et donc usé de reservatio mentalis en prêtant serment. J. A.

Interview de Gábor Orbán