L’axe Budapest-Hollywood

Critique de Dóra Börcsök 

Katalin Pór, De Budapest à Hollywood. Le théâtre hongrois et le cinéma hollywoodien 1930-1943, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, 417 p., 21 €. 

In memoriam Tamás Bécsy

Le professeur Tamás Bécsy, fondateur du département d’Études théâtrales de l’université de Veszprém, avait l’habitude de poser rituellement aux examens une question sur l’origine de la notion de «baladeur de serpillière », cette figure typique des pièces à succès hongroises des années 1920-1930, chargé du ménage dans la boutique, mais travaillant surtout pour la façade. Si l’impétrant séchait, le professeur, avec un sourire goguenard, lui expliquait pourquoi il méritait lui-même cette appellation. Tamás Bécsy aurait donc été certainement très heureux de la parution du livre de Katalin Pór : De Budapest à Hollywood. Le théâtre hongrois et le cinéma hollywoodien 1930-1943. Non seulement, parce que l‘ouvrage propose une réflexion approfondie avec des hypothèses et des conclusions très claires, mais aussi parce que l’auteur s’appuie sur 20 pièces à succès hongroises qui étaient le sujet de ses dix dernières années de recherches. On peut s’étonner qu’il ait choisi de s’intéresser à ces œuvres tenues pour mineures par l’histoire littéraire, alors qu’il avait consacré sa carrière à la question « Qu’est-ce que le drame ? » à partir d’exemples canoniques. Mais il justifiait cette orientation par une méthode d’approche « ontologique » applicable à n’importe quelle pièce. Katalin Pór n’emploie pas cette démarche mais préfère contextualiser ces pièces à succès dans l’histoire culturelle européenne et américaine, littéraire, théâtrale et cinématographique en se demandant pourquoi et comment ces œuvres ont été adaptées à Hollywood dans les années 1930-1940. Elle explique la naissance de la notion de « pièce à succès » dans les milieux littéraires et théâtraux de Budapest, les stratégies déployées par Hollywood pour les adapter, et en quoi ces adaptations complètent l’imaginaire diffusé par l’usine à rêve américaine.

Le sujet et la perspective retenus par l’auteur sont particulièrement novatrices et riches. Bien que l’importance quantitative et qualitative dans la première partie du XXème siècle des artistes hongrois à Hollywood soit connue, il n’y avait jusqu’ici aucun ouvrage consacré à l’influence de la littérature dramatique hongroise sur la production cinématographique américaine et aux interactions étroites entre réalisateurs américains et écrivains hongrois jusqu’à la fin des années 1940. En outre, les « pièces à succès » hongroises n’avaient pas fait l’objet de recherches – à l’exception de celles menées par Tamás Bécsy. L’auteur, grâce à une méthode interculturelle et multimédia, évite les analyses isolées de pièces et de films, mais fait une étude des divers aspects de la vie littéraire et théâtrale de Budapest, de l’influence européenne et américaine sur celle-ci, et des stratégies sociales, esthétiques et d’auteur mises en œuvre par Hollywood.

La première des trois principales sections de l’ouvrage définit la notion de « pièces à succès », retrace sa genèse, délimite ses bornes chronologiques, identifie ses pionniers et leurs successeurs (Ferenc Molnár, Menyhért Lengyel, László Fodor, László Bús-Fekete, Aladár László, etc.) et évalue l’impact du renouvellement « moderniste » de la littérature et du théâtre à partir de la fin du XIXème siècle.

Fidèle à l’hypothèse de Tamás Bécsy, elle considère ces « pièces à succès » comme effet de la massification ou de la popularisation du théâtre, tant en raison de l’engouement du public que parce que ce dernier y voit incarnée dans des héros issus de son milieu social la recette de la réussite publique et privée : ces œuvres montrent un monde rêvé dans lequel les héros font arriver les spectateurs à bon port. L’ouvrage décèle cependant un tournant important entre les pièces crées dans les années 1920 (La Souris d’église de László Fodor, La Comète d’Attila Orbók, etc.) et celles des années 1930 (La Bonne fée, Grand Amour de Ferenc Molnár, Vol de bijoux dans la rue Váci de László Fodor, etc.): le volontarisme énergique et l’idéologie victorieuse des premières s’atténuent et s’édulcorent dans les secondes. L’élite littéraire contemporaine méprisait profondément ce théâtre, considérant qu’il se réfugiait dans « une vision purement distrayante, voire narcotique, et absolument pas inquiétante » (Milán Füst) ; « ces pièces n’ont rien à voir avec la vie » (Artúr Bárdos).

Toujours dans le sillage de Tamás Bécsy, Katalin Pór voit dans le dénouement heureux de ces pièces le principe organisateur d’une dramaturgie dont la fonction est de cacher l’illogisme du récit et l’absence de causalité. L’auteur mentionne les caractéristiques du genre quant aux personnages sans entrer, comme Bécsy, dans le détail de leur absence de personnalité, de leur réduction à un rôle sans intentionnalités, ni ressources personnelles, ni valeurs propres. En effet, le propos de Katalin Pór n’est pas la théorie ontologique du drame développée par Bécsy.

Particulièrement intéressantes et importantes sont les pages qui contextualisent les « pièces à succès » dans l’histoire du théâtre hongrois et européen : l’émergence d’un théâtre du metteur en scène à la fin du XIXème siècle et son impact en Hongrie ainsi que l’évocation des représentants du drame moderne. Si les « pièces à succès » hongroises sont les héritières des pièces bien faites de Scribe et des vaudevilles populaires traduits par Ferenc Molnár à partir de l’ouverture du Vígszínház (Théâtre de la Comédie), leur mise en scène s’inspire du style du nouveau théâtre naturaliste qui envahit les scènes européennes. Ainsi, la petite-bourgeoisie peut jouir de l’effet de miroir dans une version certes moins sombre que chez Zola, plus optimiste ou détachée des problèmes sociaux, mais portée par une véritable révolution du style de jeu qui abandonne la déclamation pour adopter un phrasé plus réaliste.

Très judicieusement, l’auteur suppose que la présence, d’ailleurs peu connue, de l’industrie cinématographique américaine en Hongrie (à la fois sur le plan matériel, la Paramount ayant acquis le Vígszínház, et sur le plan esthétique, par la diffusion locale des films d’outre-Atlantique) est la condition qui rend possible l’exportation des « pièces à succès » à Hollywood. Où ont donc pu facilement s’intégrer les auteurs dramatiques hongrois, déjà scénaristes ou réalisateurs dans leur pays d’origine (Menyhért Lengyel, Lajos Bíró) : « La facilité de reconversion d’une industrie à l’autre laisse supposer que le type d’écriture de ces pièces se rapproche suffisamment de celui développé dans les industries cinématographiques pour permettre ce transfert. Leur adaptation n’est donc pas un strict mouvement d’importation, mais plutôt le résultat d’un phénomène d’influences croisées et d’allers et retours, à la fois entre les deux industries et entre l’Europe centrale et les États-Unis ».

La deuxième section du livre montre le processus de transformation subi par les drames hongrois arrivant à Hollywood : les objectifs originaux des écrivains et leurs caractéristiques formelles et thématiques s’affrontent aux strictes normes édictées par le Code Hay’s (à l’exemple emblématique des trois versions de la pièce La Garde de Ferenc Molnár). Ce qui conduit les États-Unis à choisir des pièces qui puissent alimenter l’imaginaire universel/éternel hollywoodien (dont l’auteur traite dans la troisième section de l’ouvrage). Le principe de cet imaginaire est la théâtralité, soit comme élément thématique du récit, soit comme « modalité centrale d’organisation de la matière filmique ». (Top Hat, Her Wedding Night, Double Wedding, etc.) La plupart des héros dans ces films appartiennent à l’univers du théâtre ou à celui des arts du spectacle, et thématisent donc, par leur métier ou leur statut, la problématique du simulacre. Hollywood place ainsi sous les feux de la rampe les mécanismes de son propre univers d’apparences, « mais paradoxalement, c’est en désacralisant la représentation théâtrale, en la décloisonnant qu’Hollywood restitue aux figures de performers et aux dispositifs scéniques leur aura et leur envergure. Le jeu et la performance deviennent des éléments à la fois centraux et dynamiques d’organisation du monde. Les simulacres et représentations, loin d’être des éléments de décomposition, participent d’un système de correspondances visant à représenter un monde finalement unitaire et cohérent. ».

Un des secrets de l’adaptabilité des « pièces à succès » hongroises est leur théâtralité apparente à plusieurs niveaux et leur caractère « hors-genre », souligné par Bécsy, qui leur permet d’épouser facilement n’importe quel sous-genre de la comédie américaine, y compris musicale (The Chocolate Soldier, I Married an Angel, etc.). C’est ce caractère « hors-genre » qui autorise de grands réalisateurs, comme Frank Borzage, et surtout Ernst Lubitsch, à transmettre leur propre philosophie de la vie.

La dernière section reprend l’idée déjà mentionnée (au risque de quelques répétitions) selon laquelle les adaptations hollywoodiennes travaillent autant le rapport ambivalent entre monde réel et fiction issu des pièces hongroises que « la problématisation de l’inscription des personnages dans leur environnement ». « La remise en cause du caractère naturel de l’environnement fictionnel s’impose comme une question centrale. L’environnement obéit à une structuration paradoxale, marquée à la fois par un souci de caractérisation matérielle, et par une tendance à la déréalisation et à la réduction au décorum » (Trouble in Paradise et The Shop Around the Corner). La fragilité et la perpétuelle variabilité de l’identité des personnages proviennent de l’instabilité du milieu, ce qui permet de remettre en jeu la nature instable des rôles sociaux et privés. Un autre élément de la fortune des pièces hongroises est la place centrale du personnage du self-made-man, un des mythes essentiels de l’idéologie capitaliste. Ainsi, ces œuvres viennent renforcer la légitimité de l’imaginaire produit par Hollywood.

On peut, par conséquent, savoir gré à Katalin Pór de nous avoir dévoilé les sources hongroises du canon cinématographique hollywoodien, en attirant notre attention sur des auteurs magyars inconnus dans notre présent interculturel global, non seulement aux États-Unis et en France, mais également en Hongrie. Le sujet est stimulant, le travail de recherche conduit avec une grande rigueur. Mais j’aurais aimé laisser au professeur Bécsy le soin de mettre l’appréciation finale.

Dóra Börcsök (Universités Paris-3/ELTE-Budapest)