Interview avec la traductrice Gabrielle Watrin
« À mes yeux, traduire Krúdy constitue une tentative héroïque, sinon désespérée de reconstituer l’univers romanesque surchargé de références et d’allusions spécifiques au « Globus Hungaricus », univers beaucoup moins transparent que celui de Kosztolányi, de Babits ou de Márai.* » La phrase de György Tverdota prend tout son sens dans le cas du roman Sept Hiboux qui nous offre un panorama satirique de la vie littéraire budapestoise de la fin du XIXe siècle. Quelles étaient vos méthodes de traducteur pour rendre accessible aux lecteurs français cet univers depuis longtemps disparu ?
Rendre le texte accessible nécessitait pour cet ouvrage qui multiplie les références géographiques et humaines d’effectuer de nombreuses recherches. Ce travail réalisé, il convenait ensuite de fournir des éléments d’explication ou d’information les plus courts et les plus simples possible en veillant à ne pas trop alourdir la lecture. Ce souci de simplicité a été permanent tout au long de la rédaction, contraignant à de nombreuses relectures jusqu’à ce que les phrases soient immédiatement comprises d’un lecteur francophone.
En exprimant les choses un peu différemment, je dirais que j’ai commencé par digérer le texte hongrois, je m’en suis imprégnée et l’ai absorbé comme le ferait un buvard jusqu’à ce que j’éprouve la sensation de connaître par cœur successivement chaque phrase hongroise à traduire. Une fois le brut français restitué, c’est là qu’il faut transposer d’une langue à l’autre et que commence le vrai travail de traduction. Il s’agit d’oublier le plaisir du texte hongrois, de penser en français, de chercher les équivalences, les formulations et les expressions idiomatiques qui restituent le mieux l’esprit de l’auteur et de retrouver ce même plaisir en écrivant en français.
Doit-on impérativement connaître les modèles des personnages krúdyens pour apprécier pleinement de sa satire ?
À l’époque, les lecteurs hongrois connaissaient ces modèles, qui étaient leurs contemporains. C’était à leur attention un clin d’œil de l’auteur. Le lecteur se repérait sans doute aisément dans l’univers décrit par Krúdy et pouvait s’amuser de certaines descriptions de personnages connus. Aujourd’hui, les nouvelles générations hongroises ne les connaissent pas plus que le lecteur français. Mais, et c’est là une des facettes du génie de l’auteur, cela ne nuit en rien à la compréhension du roman, car Krúdy tout en mêlant personnages réels et fictifs a su les rendre tous crédibles et représentatifs de ce même univers. Les charmes et les travers qu’il met en relief sont sans doute caractéristiques d’une Budapest à la fois mystérieuse et en pleine évolution, mais aussi prétexte à mettre en scène une comédie humaine où chacun joue sa propre partition avec plus ou moins de bonheur, une comédie qui se joue partout et dont le temps n’efface pas les lignes.
L’un des protagonistes du roman est le jeune écrivain Józsiás qui veut désespérément percer, mais remporte plus de succès auprès des femmes que chez les éditeurs. L’autre est incontestablement la Budapest de la fin du siècle représentée par ses innombrables figures réelles, mais surtout par les trois personnages fictifs des maîtresses de Józsiás. Pourriez-vous nous parler de ces trois femmes qui, à mon sens, incarnent trois facettes de la capitale hongroise ?
Leonóra et Zsófia ont en commun d’être toutes deux épouses de commerçants. Vivant dans la capitale, elles en ont chacune à leur manière le mode de vie tumultueux. D’ailleurs, elles se connaissent et ont partagé des moments ensemble.
Toutefois Leonóra, devenue bourgeoise installée, souffre d’un manque d’instruction et de culture qui altère sa confiance en elle. Elle se réfugie, après une série d’échecs sentimentaux et malgré son époux et ses enfants, dans une passion amoureuse exclusive pour Józsiás, écrivain à la recherche du succès, dont elle ne cesse de vanter les mérites, comme pour se rehausser elle-même. La quarantaine, maternante, rassurante, elle apporte la sécurité matérielle à Józsiás afin de lui permettre d’écrire. Elle ne s’émeut guère de tromper son mari jusqu’à le rendre ridicule, mais elle manifeste en même temps une grande jalousie à l’égard des relations féminines de Józsiás en se drapant derrière les valeurs traditionnelles de la morale et de la fidélité. Fragile, son idée de l’honneur la conduira au suicide.
Zsófia, quant à elle, se veut une femme intelligente, cultivée, affichant un statut de femme privilégiée. Mince, habillée à la pointe de la mode, elle incarne l’ouverture de la « fin-de-siècle », l’apport des jeunes descendantes d’immigrés juifs au développement de la modernité dans la ville. Elle appartient à ces femmes qui s’enorgueillissent de la compagnie d’un musicien, d’un écrivain, d’un peintre renommé, venant les distraire un moment dans leur vie quotidienne. Elle apparaît comme une femme moderne par la liberté qu’elle revendique, par son dynamisme, mais elle est aussi sournoise et inconstante. Défendant ses propres intérêts, elle se sort des situations les plus difficiles.
On pourrait dire que Zsófia incarne la Budapest moderne, évoluée, active, superficielle, tandis que Leonóra symbolise la Budapest appelée à disparaître.
Áldáska, figure de la jeune fille innocente et pure qui s’ouvre à l’amour, est à l’écart de la vie budapestoise tumultueuse. La fin du roman qui fait ressurgir ce personnage un moment oublié signifie sans doute que l’auteur lie la relation qui va s’établir avec le héros à un renoncement de ce dernier à la vie mondaine budapestoise, à la recherche d’une authenticité simple dans le travail et dans l’amour.
L’écriture de Krúdy est quelque peu déstabilisante : quand on aurait tendance à cantonner l’écrivain dans le rôle du chantre d’une Hongrie paisible, petit bourgeoise où « à la première neige une bonne odeur de choucroute s’élève dans chaque foyer chrétien respectable », on se heurte à des passages extravagants, absurdes, souvent d’une sensualité débridée. (Les louanges de la pilosité féminine par le personnage appelé Nagybotos ‘Au grand bâton’ constitue sans doute l’un des moments fort du roman.) En tant que traducteur, ce jeu incessant entre différents registres vous a-t-il posé des problèmes ?
Il y a en effet dans ce roman une grande diversité de situations. On passe d’un registre érotique à des tableaux poétiques, puis on pénètre dans des discussions philosophiques, parfois teintées d’humour, on est confronté à la description quasiment cinématographique d’une séance de vente de chevaux dans une gargote ou à la tension dramatique de certaines scènes. Ces oppositions représentent un défi pour le traducteur qui doit moduler son style selon les situations. Lorsque l’auteur choisit de changer de rythme, le traducteur doit s’adapter, « entrer » dans l’imagination de ce dernier et s’efforcer de s’accrocher au mouvement du texte.
L’interprétation des rêves est un motif récurrent du livre. On a l’impression que le nombre d’interprètes de rêves en activité et de ventes de livres de songes était extrêmement élevé dans Budapest au tournant du siècle. Avez-vous une explication ?
Il est vrai que la référence à l’explication des songes est fréquente. On la retrouve à de nombreuses reprises chez Krúdy (le Livre des songes). Depuis que Freud a publié La Science des rêves en 1900, Budapest qui est proche de Vienne a entendu parler d’un des thèmes forts de la psychanalyse. Ferenczi est d’ailleurs ami de Krúdy. Plus tard, alors que le mouvement surréaliste se développe en Europe dans la période d’après-guerre, la littérature est marquée par l’irruption de l’inconscient et du rêve. Il faut aussi souligner que ce courant vient prolonger avec des arguments sérieux la tendance populaire à la superstition qui attribue aux rêves des pouvoirs magiques prémonitoires. L’un des personnages de Krúdy y fait allusion dans le roman en citant quelques exemples de ces croyances où l’on assure que rêver de ceci ou cela a une signification précise. La tradition en la matière est très ancienne et souvent répandue dans les régions isolées où il ne se passe rien. Il est probable qu’existaient à Budapest de nombreux charlatans qui exerçaient en sous-main ce genre d’activité sur des sujets crédules, en s’appuyant sur le statut des récentes découvertes. On comprend que la police veillait à interdire ces pratiques.
Outre le roman Sept Hiboux, les Editions des Syrtes publient également un recueil d’études L’univers de Gyula Krúdy, dirigé par András Kányádi. Au-delà de l’analyse de la plupart des œuvres accessibles en traduction (une douzaine de romans), « il a pour but d’orienter le lecteur français dans l’univers « krúdyen ». » Pour vous, lectrice de Krúdy, quels sont les attraits de cet univers ?
Krúdy nous plonge dans une ambiance très particulière, et sans doute oubliée, qui est celle qu’offre la Hongrie et Budapest au tournant du siècle, avec les vestiges d’un passé pas si lointain, dans le monde rural ou dans la ville, et le début d’une profonde transformation urbaine, mais aussi intellectuelle et morale.
Le regard qu’il porte sur le monde qui l’entoure est celui d’un poète avide de sensations, de tableaux, de saveurs et de parfums, qu’il sait faire partager à ses lecteurs. On y trouve en effet une incitation à jouir des plaisirs de la table, des rencontres entre amis, de vivre les temps forts de l’amour tout en goûtant les émotions que procure la nature. C’est un homme qui aime la vie.
Mais son univers est également teinté de nostalgie, de tragique, avec la mort en arrière-plan. Pourtant, sa poésie et le rêve, telle une musique, adoucit ses fresques. Parfois, malicieusement, une touche d’humour déstabilise.
Ses personnages, souvent singuliers et parfois déroutants, aux caractères opposés, se révèlent dans les nombreux dialogues de ses romans, livrant leurs aspirations et leurs préoccupations, quotidiennes ou enfouies au plus profond d’eux-mêmes.
Ils nous fournissent des indications précieuses sur la vie réelle de cette époque, loin parfois des sphères de pouvoir ou des représentations convenues. Krúdy est un auteur qui aide à mieux connaître et comprendre la Hongrie.
* « Sept Hiboux », une topographie de la vie littéraire budapestoise, in : L’univers de Gyula Krúdy, Genève, Ed. des Syrtes, 2015
Interview : Gábor Orbán