Entretien avec András Gerevich

Conversation avec le poète hongrois qui présentera Les confessions de Tirésias (Ed. Jacques Brémon, 2013. trad. Brigitte Gyr) le 3 décembre à l’Institut hongrois de Paris.

Même si le livre ne donne aucune indication dans ce sens, je crois deviner que le recueil trilingue (hongrois, anglais, français) propose une sélection de poèmes tirés des recueils déjà publiés en Hongrie. Comment ce livre a-t-il vu le jour ? Quels étaient les critères de sélection ?

En effet, Les confessions de Tirésias sont des poèmes choisis mais, pour autant, ce choix n’est pas le fruit d’une sélection planifiée, réfléchie, mais plutôt d’un processus organique, auto-générateur. Toutefois, le livre forme un tout cohérent qui répond aux exigences d’un recueil de morceaux choisis : il réunit les textes jugés les meilleurs, parcourt les différentes « époques », les principaux thèmes et les différents types de poèmes. L’histoire du livre a commencé en 2001, à Londres, il est par conséquent le fruit d’un long processus qui s’est étendu sur treize années. C’est alors que j’ai participé pour la première fois à une soirée littéraire en langue anglaise. Pour cette occasion, le Centre culturel hongrois de Londres avait fait traduire quelques-uns de mes poèmes par l’excellent poète d’origine hongroise, George Szirtes. Pendant les cinq années suivantes, j’ai poursuivi des études universitaires aux États-Unis et au Royaume-Uni et j’ai ainsi eu l’occasion d’être invité à nombre d’autres soirées littéraires. Avant les lectures, je demandais toujours à un traducteur de transposer en anglais quelques-uns de mes poèmes les plus récents, afin de pouvoir présenter des nouveautés. Je privilégiais les poèmes les plus actuels, les plus proches de moi. En outre, des revues et des anthologies anglophones publiaient déjà certains de mes vers. En 2007, quand une maison d’édition m’a contacté, je disposais déjà d’un large éventail de poèmes traduits en anglais. Pour compléter le recueil, l’éditeur a encore fait traduire quelques nouveaux poèmes. Cet ouvrage en anglais a été publié en 2008. Ce processus organique explique pourquoi un nombre inhabituellement grand de traducteurs, cinq pour être précis, ont contribué à ce recueil pourtant si peu épais. C’est ce livre que j’ai offert à la poétesse Brigitte Gyr dont j’avais fait la connaissance en 2009 à Marseille au cours d’une conférence internationale. Brigitte Gyr a dû être séduite par le recueil et elle a commencé à le traduire d’anglais en français. Plus tard, un poète français d’origine hongroise a rapproché la traduction de l’original hongrois. L’anthologie est devenue trilingue.

« Le ton des poèmes est retenu, la forme sans fioritures, le vocabulaire dépouillé, la thématique réduite, presque avare, renfermée… et en même temps, de petites maximes illuminent la chute de certains poèmes et, à la fin, nous font comprendre que nous venons d’entendre quelque chose sur le monde que seul ce poème pouvait nous révéler. » (Csaba Báthori, Magyar Narancs).

« Les poèmes souvent allusifs, dépouillés jusqu’au plus simple niveau de communication, sont pourtant capables d’exprimer des contenus d’une grande force émotionnelle » (Ildikó Vincze, 
Irodalmi Jelen)

« […] sa poésie dépouillée, objective, peut être incroyablement banale et cependant bouleversante » (Kiss Noémi, 
Műút).

Vos critiques insistent souvent sur votre capacité à créer de l’intensité dramatique avec très peu de moyens. Certains évoquent des modèles anglo-saxons ce qui ne serait pas surprenant de la part du traducteur de Seamus Heaney.

J’aime traduire la poésie, j’ai traduit beaucoup d’auteurs anglophones, des poètes irlandais, américains et britanniques. La traduction fait naître une relation intime avec le texte. La meilleure manière de connaître un poème est de le traduire ; cette activité est riche d’enseignements, elle exerce une forte influence sur le traducteur qui doit parfois transposer dans sa langue des solutions poétiques qu’il n’utiliserait jamais autrement dans ses propres écrits. J’aime les modernes américains, je lis beaucoup leurs poèmes, ils m’ont beaucoup appris. Mais beaucoup de poètes hongrois m’ont également influencé. En premier lieu, je mentionnerais János Pilinszky. D’ailleurs, les citations que vous avez mentionnées s’appliquent également à sa poésie. Quelque part, c’est ce langage poétique des années 1960 que j’essaie d’adapter à ma propre époque, à mon propre univers, à mon propre langage. Certes, il ne s’agit pas d’une traduction entre deux langues mais disons plutôt d’un passage d’une génération à l’autre, et donc d’un style à l’autre. En ce qui concerne la construction dramatique, mon attirance pour le théâtre et le cinéma exerce sans nul doute une influence majeure qui imprègne peut-être mes poèmes d’une certaine réflexion dramaturgique.

Le titre du recueil Les confessions de Tirésias suggère que le sexe de chacun n’est finalement qu’une caractéristique accidentelle. « Parfois je me réveille après un rêve / et je n’ai pas la moindre idée qui je suis / vieux ou jeune, garçon ou fille. / je suis obligé de me toucher / pour vérifier : avec pour seule preuve / mon corps en sueur dans le lit trempé » (Confessions de Tirésias) Certes, les protagonistes des poèmes sont des hommes mais les frémissements de l’amour sont universels, seule la solitude est peut-être plus vertigineuse : « L’année dernière (après des semaines et des semaines de calculs), / j’ai réussi moi aussi à localiser le jour où j’atteindrais l’âge exacte de mon père / à l’instant de ma naissance. / C’était un de ces jours ennuyeux de semaine, un mercredi, / nous savourions ensemble au lit notre café matinal, / en t’embrassant j’ai senti le dard de ta barbe, / épineuse prise de conscience que / plus jamais personne ne renverserait ce sablier. » (Famille chronomètre). Dans la littérature hongroise, personne avant vous n’avait évoqué avec un tel naturel l’amour homosexuel.

Evidemment, c’est un recueil de poèmes et non un manuel de biologie, le caractère aléatoire des sexes est une fiction poétique subjective que chaque lecteur interprète en fonction de sa propre expérience. Archétype du sage devin aveugle, Tirésias est un personnage fondamental de la mythologie grecque et comme tel, de la culture européenne. Selon le mythe, Tirésias aurait changé de sexe plusieurs fois au cours de sa vie, homme, il est a été transformé en femme, puis, une fois femme, il est redevenu homme, ce qui fait de lui le plus ancien transsexuel encore présent aujourd’hui dans la conscience collective. J’ai essayé de placer Tirésias dans un contexte moderne, dans mon propre univers. Pour moi, il constituait un pont entre de nombreuses contradictions, un repère culturel de ma propre identité. La définition des frontières sexuelles nous intrigue tous profondément sur le plan intellectuel, beaucoup jouent avec l’idée de les franchir et le poème, fruit de ces fantasmes, permet de faire disparaître ces frontières mouvantes, offrant une opportunité mythologique et poétique au changement de sexe.

Pendant des siècles, l’amour entre hommes n’était présent dans la poésie hongroise que grâce à des adaptations de récits mythologiques grecques. Cette tradition certes importante ne permettait bien sûr de traiter ce thème de l’homosexualité que d’une manière indirecte. Depuis le changement de régime, plusieurs poètes ont abordé le sujet de l’amour homosexuel plus directement, mais c’est probablement moi qui en ai parlé pour la première fois si ouvertement, si franchement. Cette absence s’explique par plusieurs facteurs, et notamment par l’extrême pudeur de la littérature hongroise par rapport aux autres littératures européennes. Il n’existe aucun terme pour désigner les organes génitaux susceptibles de figurer dans un poème sans en troubler la lecture, tandis que c’est tout à fait possible dans toutes les autres langues que je connais. Ce n’est que ces dernières décennies que les écrivains ont commencé à s’intéresser sérieusement au corps, à la sensualité et à l’amour charnel. Pour décrire ne serait-ce que l’acte hétérosexuel, il leur a d’abord fallu créer une langue et la faire accepter. La lecture et la traduction des poètes anglais et américains m’ont été d’un grand secours car dans ces pays, l’homosexualité avait cessé d’être un tabou littéraire une génération plus tôt. C’est également une question de chance : j’appartiens à une génération qui, au moment du changement de régime, était en âge de se frayer de nouveaux chemins. J’ai commencé à publier dans des revues en 1994, le premier recueil dans lequel j’évoque de manière encore voilée mon orientation sexuelle est paru en 1997. Mon premier poème qui l’assume explicitement et sans ambiguïté date de 2001. Cela a joué un rôle important dans l’accueil positif qu’a reçu mon recueil Férfiak (Hommes) paru en 2005. Les poèmes Tirésias figurent dans ce livre.

Au sujet de certains de vos poèmes, les critiques utilisent le terme de poésie politique. Ne s’agirait-il pas plutôt de poèmes apolitiques voire antipolitiques ? « Aux États-Unis, il m’arrivait, après plusieurs semaines passées / sans parler hongrois, / de fredonner notre hymne en me promenant, / c’était un sentiment agréable, familier, empreint de fierté et de tristesse. / Aujourd’hui, quand j’entends cet air, je change de chaîne, / parce qu’il parle des têtes ensanglantées, de gens à moitié morts, / parce qu’avant de vous violer, / on vous dépouille jour après jour de votre patrie : / drapeau, blason, hymne, / comme on le ferait d’une paire de pantalons et d’une chemise. / Je me jette nu dans le Danube pour nager un peu. / Le soleil d’été lave mon corps, le rend propre. / Ici je suis chez moi. » (Que Frappe la Main du Destin) « Ces bois n’ont pas changé à travers les époques, ils me protègent, / il n’y a pas de vastes cités, de complexes industriels, / uniquement des voitures, des emails, des centres commerciaux – le confort. / Il n’y a pas de Traité de Trianon, pas d’Holocauste. Je n’ai pas d’histoire. / Ce ne sont pas mes ancêtres qui ont tué les Indiens et les Noirs. / C’est un pays de conte de fées. Pour moi. » (Ma Nouvelle-Angleterre)

La majorité de mes poèmes relèvent de la poésie subjective, plusieurs entre eux sont des poèmes d’amour dans le sens traditionnel, un genre considéré aujourd’hui comme très désuet, un genre qui appartient au passé et qui survit dans la culture pop, dans les paroles des chansons. À deux exceptions près, mes poèmes sont dépourvus de toute intention politique. Ces deux poèmes politiques figuraient dans une anthologie politique qui a remporté un succès considérable en Hongrie. Vous citez vous aussi ces deux poèmes. J’écris des poèmes de nature très diverse mais ceux-ci font quand même figure d’exception, il n’y a en moi aucune vocation de ce genre. Naturellement, l’autre aspect de la question est que j’écris sur l’amour homosexuel et que cela devient vite un geste politique en Hongrie où ce thème reste délicat à aborder et où la majorité des gens condamne ouvertement, souvent violemment, les homosexuels.

L’un de mes poèmes préférés est Réveil : « Je volais, dans mon rêve, / le ciel était dense / que l’eau et sans nuages. / C’était le matin, le salon était envahi / de plumes duveteuses, / les yeux fermés, un merle mort / gisait sur le tapis. / Le chat blotti contre ma jambe / agrippait en jouant / mon aile. / Dehors, la pluie tombait à verse. » Le rêve est un motif récurrent de vos poèmes tout comme la psychanalyse : « ton analyste fait taire l’alarme. / Tu te retournes, elle te sourit / tandis que tu te lèves sans un mot, / déplisses le tissu du divan et de l’oreiller, / mais l’histoire continue : / tu dis au revoir, tu t’en vas, / et dans le bus, tu réécris la tragédie encore une fois. » (Théâtre) Dans la plupart des poèmes, le « je » poétique semble pouvoir s’identifier avec András Gerevich. La poésie est une thérapie pour réécrire encore et encore la tragédie ?

L’identité est un thème important de mes poèmes. Pour revenir à la réflexion précédente, il ne s’agit pas d’une identité politique mais plutôt personnelle : ce que je suis, ce que je veux être, le rôle qui est le mien dans ce monde. Je me définis à travers mes sentiments et mes émotions. Ma sexualité n’est pas une question politique mais sentimentale. Le rêve et la psychanalyse sont des outils importants de cette identité, de cette autodéfinition. Il est intéressant que vous mettiez en relief ce poème qui est, par son sujet, beaucoup moins narratif, beaucoup plus métaphorique que la plupart de mes textes. À plusieurs titres, la poésie subjective est aussi une poésie analytique. La psychanalyse donne une structure à nos sentiments, à nos pensées, à notre temps intérieur ; de manière différente, la poésie peut avoir la même fonction : je ne parlerais pas de thérapie, mais elle propose une réinterprétation de la réalité, un moyen de la revivre d’une manière subjective.


Interview : Gábor Orbán
Traduction : Gábor Orbán, Anne Veevaert
Photo : Gábor Valuska