Interview avec Márton Szilágyi, directeur du département « Histoire de la littérature des 18e et 19e siècles » à l’Université ELTE de Budapest, à l’occasion du 200e anniversaire de la naissance du poète hongrois.

« Petőfi n’appartenait pas à la communauté des pauvres de naissance pleins d’amertume et de colère. Après avoir expérimenté diverses choses, il a délibérément choisi de représenter les habitants des huttes. »(1) Afin de nuancer l’image populaire de Petőfi, construite avec la contribution active du poète, il convient de préciser qu’il a quitté le milieu rural à l’âge de cinq ans et, grâce à son père (alors) fortuné, locataire de plusieurs boucheries, il a pu étudier dans les écoles les plus prestigieuses de l’époque, entre autres à Pest, jusqu’à ce que son père au bord de faillite ne le prive de son soutien financier, l’obligeant alors à abandonner ses études prématurément. Comment cette trajectoire d’ascension puis de régression sociale en à peine dix ans a-t-elle forgé la personnalité et la vision du monde de Petőfi ?

Ne pas appartenir durablement à une communauté sociale à même de lui transmettre des traditions intellectuelles cohérentes et passer continuellement d’un milieu à l’autre ont fortement marqué sa conception du monde. Il faut également préciser qu’il n’a pas passé son enfance dans un village, mais dans une ville agricole de la Grande Plaine. On ne peut donc pas non plus parler d’origine paysanne. Quand plus tard, devenu poète, il parle du village (évoquant ses origines sociales ou dressant le décor de ses œuvres), c’est toujours un monde construit, symbolique, stylisé qui ne se repose sur aucun souvenir réel et ses revendications publiques relèvent avant tout de préoccupations morales et idéologiques. Petőfi a côtoyé différentes traditions intellectuelles dans les multiples milieux qu’il a fréquentés tout au long de sa vie (écoles de confessions diverses, armée, théâtre itinérant, pérégrinations) et ces influences d’origines diverses l’ont marqué de leur empreinte : son œuvre en est également la synthèse.

De la même manière, l’expérience d’un milieu familial successivement aisé et appauvri devait influer sur sa manière de voir et jouer un rôle dans son rapport au monde : il a compris clairement et assez rapidement qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, qu’il devait se faire tout seul une place dans le monde.

Sa carrière littéraire spectaculaire (âgé d’une vingtaine d’années seulement, il est l’auteur le plus connu du pays et vit de sa plume, un exploit que personne n’avait réussi avant lui) se prête à une étude sociohistorique passionnante : comment un enfant de parents slovaques, de confession luthérienne, originaire d’une ville agricole de la Grande Plaine, sans titre de noblesse, est-il devenu le plus grand poète hongrois de son époque.

Petőfi a été l’un des premiers poètes du milieu du 19e siècle à pouvoir « exercer l’activité de poète comme profession civile régulière. »(2) Mais pour y arriver, il lui fallait entretenir l’intérêt « médiatique ». Aujourd’hui, on peut être surpris de pouvoir reconstituer avec une précision étonnante ses fréquents déplacements et les faits majeurs de sa vie à partir de ses poèmes immédiatement publiés et où il se met souvent en scène, et des articles paraissant dans les journaux de Pest. On sait que dans la Pest-Buda conquise par le style biedermeier venu d’Allemagne, il a fait scandale avec sa tenue hongroise suggérée par son rédacteur en chef, Imre Vahot pour renforcer l’image du poète populaire. La posture, « l’obligation de produire » (on connaît peu de poètes qui à 25 ans ont déjà publié leurs œuvres complètes) n’étaient jamais une charge pour Petőfi ?

Petőfi a très tôt, peu après son arrivée en littérature (soit après la parution de son premier recueil), identifié la stratégie de marketing, pour recourir à un terme actuel, qui lui permettrait d’éveiller et de maintenir l’intérêt du public envers sa propre personne et envers ses œuvres. À ses débuts à Pest, Vörösmarty, le plus grand poète hongrois de l’époque, et l’association Cercle national [Nemzeti Kör] dont Vörösmarty était l’un des représentants, l’ont aidé non seulement à publier son recueil, mais à trouver un poste de secrétaire de rédaction à l’hebdomadaire Pesti Divatlap [La revue de mode de Pest], organe de presse important de l’époque. Grâce à cette expérience journalistique, il connaissait parfaitement le fonctionnement de la presse et les techniques pour capter l’attention du public, procédés qu’il a continué à mettre en pratique même après avoir abandonné ce travail de rédaction qui finissait par se révéler pesant. Et n’oublions pas, ensuite, il souhaitera à tout prix fonder une revue : en 1846, il fera une tentative qui se soldera par un échec (il créera alors la Société des Dix, Tízek Társasága, qui réunissait de jeunes écrivains de sa génération partageant sa manière de penser et aurait eu pour ambition la publication d’une revue de mode — la licence leur sera refusée). En 1847-1848 toutefois, il devient le rédacteur de Életképek [Scènes de vie]. Il dirige la rubrique « Poésie » tandis que celle consacrée à la prose était à la charge de Jókai qui deviendra le prosateur hongrois le plus connu à l’international au 19e siècle.

Il serait intéressant d’examiner les stratégies médiatiques variées mises en œuvre par Petőfi et la façon dont il utilisait le monde de la presse au bénéfice de sa propre popularité.

Et en effet, un jour, ce milieu a commencé à fonctionner à son détriment : en 1848, après la révolution de mars, son poème radical intitulé Aux rois [A királyokhoz] rejetant l’institution de la royauté en général lui a valu des attaques violentes qui s’exprimaient dans plusieurs domaines de la vie publique. Petőfi a très bien perçu cette perte de popularité et a réagi par des poèmes et articles de presse : il n’a jamais perdu cette incroyable productivité qui le caractérisait ; ses émotions, agréables ou désagréables, ont toutes laissé leurs empreintes dans son œuvre poétique. La création était vraiment un élément fondamental de son mode de vie.

« Petőfi est un petit-bourgeois sous le masque du génie. Arany est le génie sous le masque du petit-bourgeois. »(3) La remarque de Babits attire l’attention sur le fait que le poète qui, dans ses poèmes et devant le public, se présente comme un rebelle défiant les conventions, dans certaines situations de sa vie, se comporte en véritable dragon de vertu. Sa tentative d’empêcher le mariage de son ami, Mór Jókai, en est un bon exemple. Il ne se contentait pas d’exprimer son désaccord concernant l’union du romancier avec une actrice plus âgée, déjà mère d’un enfant (Róza Laborfalvi), il a également prévenu la famille de Jókai de la « catastrophe » qui se préparait. (Le mariage a finalement résisté à l’épreuve du temps et a duré 38 ans.) Si mes informations sont exactes, ce n’était pas la seule amitié de Petőfi qui a pris fin à cause de ses strictes valeurs morales…

Cette rigueur morale, Petőfi ne l’appliquait pas seulement à lui-même, il l’exigeait également des autres. Il écrit clairement dans l’un de ses textes en prose que le républicanisme ne signifie pas avant tout anti-royalisme, mais la défense d’une moralité stricte, sans tache.

Il classait son cercle de connaissances dans cet esprit, en distinguant les « copains » des « amis », et très peu faisaient partie de cette dernière catégorie.

Jókai en avait été en effet exclu, pas seulement à cause de son mariage avec une actrice, si renommée soit-elle (n’oublions pas que Petőfi aimait le théâtre, il avait également demandé la main d’une actrice même si c’est vrai, il n’y pensait pas vraiment sérieusement). Cette affaire n’a fait que mettre en évidence le caractère versatile et influençable de Jókai qui ne se manifestait pas seulement dans sa relation avec les femmes, mais dans ses jugements politiques aussi. Du moins, telle était l’opinion de Petőfi. En fin de compte, un seul homme n’a pas déçu Petőfi, une personne à qui il tenait réellement qui plus est : l’autre poète classique de la littérature hongroise du 19e siècle, János Arany dont Petőfi a fait la connaissance assez tardivement. Leur relation est d’autant plus intéressante que seul Arany aurait pu être un rival sérieux de Petőfi, dans la mesure où il représentait le niveau esthétique le plus élevé au sein de l’idéal poétique qui leur était commun. Pourtant, Petőfi, reconnaissant le talent extraordinaire d’Arany et dès sa première lettre, il lui a proposé son amitié. Son instinct s’est avéré juste : Arany a mérité ce geste, y compris sur le plan humain, c’était un véritable soutien pour Petőfi. Pas seulement dans son activité de poète : quand Petőfi est parti sur le front de Transylvanie en 1849, il a pu confier sa famille (sa femme et son fils) aux Arany.

Ferenc Kerényi écrit que « Petőfi avait gardé et même amélioré des habitudes de création qu’il avait adoptées par contrainte quand il était à l’armée. Il apprenait à composer des poèmes dans sa tête, dans n’importe quelles conditions, en marchant ou en voyageant par divers moyens (bateau, canot, char) ; il ne lui restait qu’à noter le poème finalisé à l’escale suivante. […] Des années plus tard encore, il faisait des gestes répétitifs en écrivant : il marchait de long en large, battait la mesure, lançait une pièce de monnaie de manière cadencée » (4). Serait-il possible que cette façon de créer ait contribué à lui donner ce style naturel, dépouillé ? (ce qui fait que Petőfi est notre poète le plus folklorisé. Ses poèmes en partie modifiés par la logique populaire figurent dans de nombreuses collections de chansons populaires.)

Le sens des formes ne garantit pas le naturel, même s’il peut faciliter l’épanouissement d’un talent poétique inné. L’ambition de Petőfi était plutôt de savoir utiliser tout type de vers (selon une anecdote que rien ne confirme à part une source à la fiabilité incertaine, Petőfi, lors de son premier séjour chez Arany à Nagyszalonta aurait conversé avec son hôte en hexamètre afin de lui prouver qu’il en était capable aussi ; Arany avait écrit sa première œuvre importante, La constitution perdue [Az elveszett alkotmány] dans ce format).

De son vivant (et même après sa mort), Petőfi a souvent été identifié comme le poète des formes et des genres populaires, alors que cet attribut n’a caractérisé qu’une courte, mais déterminante période de sa carrière.

Son œuvre complète affiche en effet une grande variété de formes poétiques et de genres. Certes, ses autres poèmes ont échappé à la folklorisation et n’ont pas contribué à établir l’image de Petőfi qui s’est ensuite généralisée et popularisée. Mais il est aussi important de souligner que dans ses dernières œuvres, dans son dernier poème épique majeur L’Apôtre [Az apostol] par exemple, il a réussi à créer une diction poétique en apparence proche du vers libre, mais qui toutefois garde des éléments de la métrique antique.

Déjà dans les années 1840, des recensions consacrées aux poèmes de Petőfi voient le jour dans la presse étrangère (à Vienne, à Leipzig, à Prague, à Berlin…) et en 1849, un recueil en allemand est publié dans la traduction de Károly Kertbeny avec la préface de Heinrich Heine. (5) (« Il est tellement sain et primitif au milieu d’une société maladive aux allures réflexives que je ne saurais le comparer à personne en Allemagne ; je n’ai, en moi-même, que quelques voix aussi naturelles. ») Il n’a fallu attendre que 1860 pour que paraisse en français un livre consacré à Petőfi,(6) mais l’essayiste-traducteur Charles-Louis Chassin s’excuse littéralement pour le retard. (« L’Allemagne et l’Angleterre connaissent depuis dix ans le nom et les œuvres d’Alexandre Petœfi ; elles comptent au nombre des plus grands poètes de l’Europe contemporaine le poète hongrois du vin et de l’amour, de la plaine et de la liberté. »)́ Comment expliquez-vous la popularité de Petőfi à l’étranger ? (Le dernier recueil de Petőfi publié en français (7) montrant un poète « maladif » et aux prises avec le spleen du cycle Nuages [Felhők] pourrait être un démenti des propos de Heine.)

Ce jeune homme décédé à l’âge de vingt-six ans est entré dans la littérature universelle de son vivant et sa mort précoce, ainsi que le culte romantique inspiré par celle-ci, a encore amplifié sa renommée poétique. La première phase de ce processus a commencé avec les traductions allemandes : c’est en effet par leur intermédiaire que d’autres cultures (la France notamment) sont entrées en contact avec son œuvre.

Le caractère universel qui aujourd’hui encore fait de Petőfi le poète hongrois le plus connu à l’étranger, l’auteur majeur du romantisme est européen, ne trouve pas uniquement sa source dans les œuvres diffusées et popularisées à ses débuts.

Dans un premier temps, on a certes célébré en Petőfi l’apparition d’une voix naïve revendiquant la supériorité du peuple et de la poésie populaire, ce qui correspondait bien au culte que le romantisme vouait à la nature. Mais Petőfi a tourné assez rapidement le dos à ce modèle poétique malgré le succès que celui-ci lui procurait, y compris devant le public hongrois. Son parcours était placé sous le signe de l’expérimentation permanente, il se caractérisait par de continuels recommencements que les traductions ultérieures n’ont pas ignorés. Le Petőfi byronien aux prises avec le spleen en est un exemple. Il est bien possible que le secret du succès durable qu’il a connu réside justement dans cette polyphonie, le visage aux multiples facettes de son œuvre. Certes, il a fallu que de nouvelles générations de traducteurs abordent ses poèmes et essaient de les transposer dans une forme toujours actuelle. J’ai l’impression que ce processus a ralenti un peu ces derniers temps — l’enjeu du 200e anniversaire est de susciter de nouveau l’intérêt pour la poésie de Petőfi et de stimuler sa réception internationale.

Le 15 mars 1848 est sans aucun doute la journée de Petőfi. Sans son poème Nemzeti dal [Chant national], il n’y a pas de révolution et sans sa déclamation soigneusement préparée (répétées à quatre endroits différents) probablement non plus. Gábor Egressy, un acteur et ami de Petőfi a écrit à ce sujet : « Petőfi se lève comme un personnage de l’au-delà, comme la personnification des souffrances du peuple, comme une soif de Tantale, comme l’ange du jugement final. Il hurle son chant national. — Ces sons sont indescriptibles. Je continue de les entendre, de les voir car l’image et la voix sont indissociables. » Comme si cette journée réalisait à la fois les ambitions les plus chères du poète, de l’ancien acteur itinérant et de l’apprenti révolutionnaire (« ma prière du matin et du soir, mon pain quotidien est l’histoire de la Révolution française »).

La révolution du 15 mars 1848 de Pest fut en effet la journée de Petőfi, et il a ensuite tout fait pour que l’importance de cette journée s’inscrive dans la conscience collective. D’autant plus qu’il avait vécu ce jour-là un moment unique de popularité et de pouvoir d’influence sur la foule.

Le moment s’est avéré exceptionnel également pour la Hongrie dans la mesure où la déclamation du poème composé pour l’occasion (Nemzeti dal) a joué un rôle réel dans l’Histoire de ce pays.

Il ne faut cependant pas oublier que le soulèvement populaire dirigé par Petőfi et ses compagnons aurait eu du mal (dans sa forme pacifique) à obtenir des résultats si l’Assemblée nationale n’avait pas été réunie au même moment à Pozsony (aujourd’hui Bratislava). Utilisant les événements de Pest comme moyen de pression (dans le contexte de vague révolutionnaire partout en Europe, ces derniers semblaient bien plus menaçants qu’ils ne l’étaient en réalité), le Parlement a réussi à intégrer dans une proposition de loi les exigences qui émaillaient depuis longtemps la vie politique hongroise. Plus précisément, le Pest de Petőfi n’était qu’un théâtre d’opérations secondaire dans le cours de l’Histoire ce qui, d’une part n’enlève rien à son courage et à sa prise de risque personnels, et d’autre part ne change rien au caractère révolutionnaire de cette succession d’événements spectaculaires et déterminants, devenue mythique pour les générations ultérieures. N’oublions pas cependant que Petőfi n’a pas agi alors en tant qu’acteur de la politique (à cette époque-là, il n’était impliqué dans aucun cercle politique), mais il est indéniable qu’il a su brillamment saisir l’occasion qui s’offrait à lui en mettant à profit sa réputation et son autorité bien établies de poète ainsi que son talent d’acteur.

Après cet épisode glorieux qui lui assurera une célébrité nationale, il se retrouve marginalisé à cause de la radicalité de ses principes et ne réussit pas à se faire élire député dans sa région natale. Il n’est peut-être pas exagéré d’affirmer qu’il est déçu par la politique (dans un discours prononcé au jardin du Musée national, en mai, il affirme déjà qu’il ne confierait même pas son chien au premier gouvernement hongrois indépendant). Apprenant l’incursion de Jelačić, il s’engage dans l’armée de défense nationale, mais a des démêlés avec ses supérieurs qui tolèrent mal sa propension à n’en faire qu’à sa tête. Seule sa relation avec Józef Bem, commandant l’armée de Transylvanie, est sans nuage, ce dernier le décorant même pour sa bravoure sur le champ de bataille. On ignore souvent qu’il arrive à la bataille de Segesvár, où il perdra sa vie, après une retraite de plusieurs mois à la campagne (« il voulait vivre pour sa famille en réprimant en lui la voix du patriote et du soldat »(8)), et qu’il ne portait ni uniforme ni arme. Vous pensez que se retirer des affaires publiques était une perspective réelle pour Petőfi ?

J’ai volontairement souligné plus haut qu’avant le 15 mars 1948, Petőfi n’était engagé activement dans aucune institution politique ; par la suite, il n’est pas non plus parvenu à intégrer les nouveaux cadres institutionnels. Ainsi, son intérêt pour les affaires publiques se limitait à exercer une influence sur l’opinion publique en mettant à profit la presse dont il connaissait bien les rouages : il les avait en effet utilisés à bon escient dans l’intérêt de sa propre carrière poétique. Dans cette activité, les arguments moraux tenaient une grande place, ce qui constituait un levier efficace, mais à double tranchant pour Petőfi. Quelques organes de presse hostiles au poète ont fini par poser la question : pourquoi quelqu’un qui prend tellement au sérieux la responsabilité morale et le dévouement à la patrie ne se bat-il pas les armes à la main ?

C’est précisément cette publicité qu’il avait exploitée si efficacement à son profit qui se retournait contre lui : il ne lui restait qu’un seul choix pour éviter de se faire traiter de lâche. Et il n’hésite pas : il s’engage dans la guerre pour l’indépendance au rang d’officier.

Sa personnalité se révèle totalement incompatible avec la rigueur formelle de la discipline militaire ; les conflits qu’il déclenche en attestent ainsi que le fait que le seul à le tolérer sera le polonais Bem aux concepts également atypiques. Après sa tentative infructueuse d’entrer dans la carrière politique et l’effondrement du marché de la presse dont il dépendait pour vivre, il n’avait d’autre choix pour subvenir aux besoins de sa famille que d’obtenir un poste d’officier assurant un salaire régulier. Et finalement, entre autres circonstances malheureuses, c’est cette démarche qui l’a conduit à la mort : il a disparu dans une bataille insignifiante du point de vue de l’histoire militaire, qui doit uniquement sa notoriété à la mort, non documentée, mais certaine, du poète.

Ne serait-ce que pour le grand nombre de poèmes d’amour qui lui sont associés, il serait difficile de ne pas évoquer la femme de Petőfi, Júlia Szendrey. Il est intéressant de remarquer le contraste entre les souvenirs des contemporains de Petöfi et les poèmes au ton biedermeier, revendiquant le bonheur familial : « C’était le front large, les yeux sombres, le regard intelligent qui se remarquaient en premier. Son front reflétait l’intelligence. Si quelqu’un les voyait côte à côte, il aurait parié que des deux, le phénomène exceptionnel était la femme. » (Pál Jámbor) Il semblerait que Júlia ait participé aux soirées politiques qui étaient alors le privilège des hommes. Petőfi reconnaissait le talent de diariste de sa femme, respectait son opinion, Júlia est restée à ses côtés tout au long des événements glorieux de mars. Après la mort du poète, sa veuve est condamnée par tout le pays parce qu’elle se remarie sans attendre la fin de son année de veuvage. « La femme la plus romanesque de la Hongrie » meurt jeune, à l’âge de trente-neuf ans. L’histoire de la littérature n’aurait pas toujours su bien appréhender le contraste entre la Juliska des poèmes et la Júlia Szendrey réelle…

 Ce dernier temps, nous avons le plaisir d’assister à une intensification des recherches portant sur Júlia Szendrey et ses œuvres littéraires ont été rééditées.

Júlia Szendrey n’était pas seulement la femme de Petőfi, une place de choix lui revient dans l’histoire des auteures hongroises du 19e siècle (d’ailleurs, la plus grande partie de sa production littéraire et de sa carrière poétique en particulier est postérieure à la mort de Petőfi).

Grâce à ce regain d’attention, les fausses accusations concernant son remariage sont peu à peu remises dans leur contexte. Ses contemporains, ainsi que les générations postérieures lui reprochaient d’être infidèle et indifférente à la mémoire du poète parce qu’en 1850, elle s’était remariée. Pourtant, elle n’avait guère d’autre possibilité : jeune femme de 21 ans avec un fils d’un an, elle se retrouvait seule sans aucune ressource financière. Petőfi n’avait pas d’économies, ni lui ni sa femme ne disposaient de terres et à l’époque, il n’était pas du tout admis socialement qu’une femme de son statut vive de son travail. Júlia Szendrey ne voulait pas se tourner vers son père (qui, d’ailleurs, s’était opposé à son mariage avec Petőfi) et en outre, la mort de son mari n’était pas complètement attestée et de ce fait une éventuelle collecte nationale pour aider sa famille n’était pas envisageable non plus. Il ne lui restait qu’une seule possibilité : se marier rapidement pour pouvoir élever le fils de Petőfi dignement, au sein d’une famille. Certes, ce mariage, qui a donné naissance à trois enfants, n’était pas heureux, mais ceci est une autre histoire.

(1Kerényi Ferenc, Petőfi Sándor élete és költészete [La vie et l’œuvre de Sándor Petőfi ], Osiris, 2008

(2) Szilágyi Márton, A magyar romantika ikercsillagai. Jókai Mór és Petőfi Sándor [Les étoiles jumelles du romantisme hongrois. Mór Jókai et Sándor Petőfi ], Osiris, 2021

(3Babits Mihály: Petőfi és Arany [Petöfi et Arany]

(4Kerényi Ferenc, Petőfi Sándor élete és költészete [La vie et l’œuvre de Sándor Petőfi ], Osiris, 2008

(5Gedichte von Alexander Petőfy, Frankfurt am Main, 1849

(6) Charles Louis Chassin, Alexandre Petoefi : le poète de la révolution hongroise, Bruxelles : A. Lacroix, Van Meenen et Cie ; Paris : Pagnerre, 1860

(7Sándor Petőfi, Nuages et autres poèmes, traduit et présenté par Guillaume Métayer, Sillage, 2013

(8Kerényi Ferenc, Petőfi Sándor élete és költészete [La vie et l’œuvre de Sándor Petőfi ], Osiris, 2008

Interview, traduction : Gábor Orbán

Relecture : Anne Veevaert