“Là où est son âme“ de Gábor Vida (extrait)

Traduction de Jean-Louis Pasteur, Premier prix, Concours de traduction de l’Institut culturel hongrois de Paris (2021), Relecture : Catherine Fay

A Trieste, il comprit, sitôt débarqué, qu’il n’était pas revenu dans le monde dont il était parti : certes, comme ville, elle est plus belle et plus imposante que Fiume mais le sergent italien ne voit pas en lui le voyageur et, à vrai dire, ne s’intéresse guère à son passeport britannique couvert de tampons, dont un seul point lui paraît ressortir clairement, c’est qu’ungarese et l’Afrique par-dessus le marché, il y a du louche là-dessous. Lukács peut lui raconter tout ce qu’il veut, on lui rend ses papiers et deux soldats dont les fusils à baïonnette rehaussent l’allure martiale le poussent rudement à l’intérieur d’un local ressemblant à un bureau, où un autre sergent à l’air mauvais lui aboie de vider entièrement ses poches et d’ouvrir son sac. Linge de rechange, nécessaire de rasage plus une boîte en bois rembourrée de paille, à l’intérieur un bocal à conserve vert à couvercle vissé, avec dedans, énorme et cuirassé, un scorpion dont on ne saurait discerner au premier coup d’œil s’il vit encore ou non. Il s’avère à l’examen qu’il est complètement sec, à son côté se trouve une petite étiquette en bois brun foncé, ce qui est écrit dessus est à peine lisible. Lukács sait d’avance qu’il va devoir recourir aux mots pratiqués en cette matière dans toutes les langues pour expliquer qu’il s’agit d’une espèce jusqu’ici totalement inconnue, Pandus regis berenicea, comme précisé sur la tablette de bois, et qu’il faut faire parvenir le spécimen au plus vite à Budapest, au Muséum National, à l’attention de monsignore professor Grünwald, tant que le maintiennent inaltéré l’air africain et les trois pouces de ce sable rouge dans lequel il repose si joliment, dissimulant quelques billets de banque anglais soigneusement roulés sous lui, suivant la suggestion du docteur Berg – un homme avisé n’ira pas fouiller là-dedans.

Ce n’est pas une question politique ni stratégique, pas même une histoire d’espionnage, mais une affaire scientifique ; Lukács relève la jambe droite de son pantalon de fine étoffe et, montrant tour à tour une tache de la taille d’une paume sur son mollet – un hématome congénital qui bleuit sous la peau – et le scorpion, il indique que celui-ci est vraiment deathly, morte morieris ajoute-t-il en latin pour achever de convaincre l’ensemble des douaniers et soldats réunis. Puis, en même temps qu’avec précaution, comme si le frottement exercé sur la tache lui faisait très mal, il relâche son pantalon, il tire de son revers un billet de banque anglais et le glisse dans la main de l’officier qui lui paraît le plus gradé. Mais, dans le brouhaha, personne ne fait déjà plus attention à lui, sans doute que tout le monde connaît une histoire de scorpion. Il faut rejouer la même comédie en allemand au col du Brenner et à la gare de Vienne, d’où aucun train ne partira pour Budapest avant longtemps, on ne peut pas même savoir s’il y en aura de nouveau un jour, reste à faire le trajet en charrette ou pedibus cum jambis, des moyens de transport toujours fiables. Seul un sergent hongrois du secteur de Sopron ne croit pas à son histoire. “Montre-moi donc ton autre jambe aussi, fiston !” Le spectacle de la blessure infligée par le lion le radoucit néanmoins et, après une interminable conversation nocturne au cours de laquelle Lukács raconte toute sa vie, il se contente de conclure : “Moi, à ta place, je ne retournerais pas à Kolozsvár”. Lukács remballe dignement tous ses documents, ses deux photos et ses journaux anglais : il est parvenu jusqu’ici, alors il ne doit plus être trop loin du but. Il est vrai que Kolozsvár est à l’autre bout de la Hongrie mais qu’est-ce que cette distance comparée aux savanes infinies de l’Afrique ou aux vagues immenses de l’Océan indien ? Il ne sait pas encore que Kolozsvár n’est plus en Hongrie, pire encore, qu’il n’y a plus de Kolozsvár, c’est tout juste si la Hongrie existe encore ; ou peut-être le sait-il déjà mais ne l’appréhende pas, n’a pas le temps de se préoccuper de savoir s’il s’agit d’une situation provisoire, d’un accident de l’histoire comme il y en a déjà eu tant d’autres, ou s’il en sera ainsi pour toujours. Il s’efforce de se fondre dans la foule où, parmi les gens qui trimballent des paquets, des valises, des baluchons, des sacs, il ne suscite aucune attention. Portant casques de poilus, bandes molletières et fusils français à baïonnette, les soldats roumains en faction à l’entrée du hall canalisent la foule à coups de gueule. Parfois ils font signe à quelqu’un de s’approcher, le regardent au fond des yeux, prononcent quelques mots dans leur langue mais ne retiennent personne plus longuement. Lukács n’a pas même été inquiété par deux détectives habillés en civil, qui peut-être attendent leur homme ou sont à l’affût de dames et messieurs de meilleure apparence, pas du genre à voyager en troisième classe dans l’omnibus non chauffé de Sopron, lequel a roulé cahin-caha, multipliant les arrêts dans des gares où un voyageur descendait parfois au prix d’une lutte serrée ou montait au prix d’une lutte encore plus serrée. Il y a eu toujours plus de monde, toujours plus de bagages, des gens crasseux, essoufflés, encombrés, qui se volaient aussitôt dans les plumes, comme si le voisin direct était responsable de la misère du monde, parce que sinon qui d’autre ? À qui demander des comptes ? Lukács s’est senti de plus en plus petit, s’est recroquevillé dans son coin à côté de la fenêtre fendillée. D’un côté il savait gré à la foule de réchauffer le wagon mais de l’autre il redoutait que quelqu’un ne lui sonne les cloches pour s’être arrogé le droit de rester assis jusqu’à la fin, alors que tant de gens voyageaient debout, certains même sur le toit et les tampons. En Afrique il avait pris l’habitude de ne s’étonner de rien mais là-bas, dans les premiers temps surtout et encore longtemps après, il ne saisissait rien du cours des choses, ou seulement très peu. Ici il a vite fait de comprendre quelque chose d’essentiel, se forçant à rester indifférent quand bien même ce qu’il vivait et percevait appelait une interprétation tragique : c’est qu’ici maintenant tout le monde déteste tout le monde, sans que l’on puisse dire précisément pourquoi. Passion, amertume, sacrifice entretiennent chez les gens cette haine dont le motif véritable ne peut être ni la guerre perdue, ni l’indigence, ni le déclin, car de la misère et des humiliations, il en avait vu pas mal en Afrique mais de cette haine qui s’enflamme toute seule, nulle part. Au début, il a juste été perturbé puis la crainte que ce pays ne soit effectivement pas celui qu’il avait quitté avec son père a tourné à l’obsession. Du reste Papa non plus n’avait pas su dire que, s’il fallait s’en aller à temps bien loin d’ici, c’était parce qu’un jour se libérerait l’insondable et injustifiable haine, comme si soudain la face la plus sombre de l’âme humaine prenait le dessus ou était attirée à la surface par la lumière sans qu’on puisse rien y faire, tel l’esprit qu’on a laissé s’échapper de la bouteille et qui veut maintenant régner, peu importe sur qui et sur quoi pourvu qu’il ait quelqu’un à torturer et accabler – au moins une fois.