« L’escalier de pierre » de László Darvasi

Traduit du hongrois par Mathieu Bougeant, lauréat du Concours de traduction de l’Institut Liszt. Titre original : Kőlépcső

Au-dessus de la mer passait une route. Plus haut encore, des lauriers roses aux fleurs blanches et rouge profond, parmi lesquels verdoyaient des figuiers, recouvraient les terrasses des jardins. Les maisons de pierres centenaires, construites les unes sur les autres, sur les parois de la montagne, ainsi que l’église et le long bâtiment moderne de l’hôpital formaient une rangée blanche. Les villas étaient d’une blancheur éclatante et sur certaines d’entre elles, le vent qui soufflait de la mer agitait le drapeau national. Des vêtements séchaient sur les balcons, des vestes de marin, des uniformes locaux, des jupes et chemisiers de femme, des affaires d’enfant. Ici et là pendait, lugubre, une soutane noire, comme pour signaler qu’un serviteur de Dieu habitait ici. La plage était étroite, bordée de falaises dentelées. La bande de sable jaune serpentait vers le port. L’homme fumait une cigarette, il avait apporté de la bière et des sandwichs dans un sac à carreaux. La fille était assise au bord de l’eau, les vagues venaient lécher ses énormes cuisses. Elle hochait constamment la tête, comme pour frapper l’eau de son front. Tout en exhalant la fumée de sa cigarette, l’homme tira le sac à lui et le fouilla pour y chercher de la bière. Il ouvrit une bouteille et but. Il avait posé sa chemise sur les rochers, mais n’avait pas ôté son pantalon noir. L’homme et la fille étaient déjà venus hier et avant-hier.

Les garçons étaient minces, nerveux et bronzés. De la fraîcheur ombragée des villas, ils couraient vers la mer. Ils n’emportaient rien avec eux, si ce n’est parfois un morceau de pain ou une bouteille de soda, rien d’autre, ni ballon ni bâton, l’eau et la plage leur donnaient tout. Ils couraient pieds nus, leur maillot de bain noir épousant leurs hanches. La peau brune de leur dos était tendue. Impossible de glisser un petit pois sous cette peau. Ils étaient bruyants, sauvages. Ils se bagarraient, s’affrontaient. Sautaient dans l’eau depuis les rochers : là un saut de l’ange, ici un salto, là une simple bombe. Ils se tordaient de rire. L’eau bouillonnait autour d’eux, ils donnaient des coups de pied dans le sable, ils se jetaient des coquillages tranchants à la figure. Ils riaient lorsqu’ils se blessaient au dos ou à la cuisse. Ils se léchaient le sang et se rinçaient à l’eau. L’homme buvait et fumait. La fille était assise dans l’eau peu profonde et hochait la tête. De temps à autre, elle marmonnait quelque chose. L’homme lui répondait, en faisant un signe.

– « D’accord, mais une autre fois. »

Ou seulement « Pas possible. Plutôt demain ».

L’un des garçons avait les cheveux blonds et des traits féminins. Sur ses cils, il aurait pu faire tenir les plus grandes feuilles de laurier-rose. La chevelure lui tombait en boucles sur les épaules. À un moment, il alla voir l’homme, tout en jetant des regards vers la fille.

– « Elle a un problème ? »

– « Elle est malade », dit l’homme.

– « Que lui est-il arrivé ? »

– « Elle est née comme ça. »

Le garçon courut rejoindre les autres. Il poussa un hurlement, il avait trébuché sur quelque chose. Son visage était plein de sable. Ça fit rire les garçons. Ensuite ils allèrent nager sous l’eau. Les bulles à la surface révélaient le chemin emprunté par l’un des garçons. Il refit surface presque vingt mètres plus loin, s’ébroua, tourna sur lui-même, simula la noyade. Alors qu’ils se reposaient et se prélassaient sur les rochers brûlants, le garçon retourna les voir.

– « Je peux avoir une clope ? »

L’homme lui en tendit une.

Le garçon la fuma debout en observant la fille. Une jambe croisée sur l’autre, tel un oiseau aquatique. Il se tenait là, sûr de lui, ne faisait qu’un avec l’eau, le vent, le sable. Ses cheveux blonds étincelaient, il clignait des yeux.

– « Comment s’appelle-t-elle ? »

– « Marica. »

– « Joli nom. Elle reste toujours assise comme ça ? »

– « Elle sait aussi monter cet escalier », dit l’homme en le désignant derrière lui.

– « Elle comprend ce que je lui dis ? »

– « Pas tout », répondit l’homme. « Elle comprend des choses. »

– « Les autres ont dit qu’ils vous avaient déjà vus », dit le garçon en montrant de la tête la rangée de villas. « Vous êtes allés à la messe. Et à l’hôpital. Vous allez aussi souvent au marché. »

– « Oui, c’est une habitude», répondit l’homme en haussant les épaules. « Vous, vous ne venez ici que l’été, n’est-ce pas ? »

Le garçon acquiesça, il se rapprocha de la fille, se pencha légèrement, observant son corps.

– « Elle ne sait pas nager », dit-il.

L’homme secoua la tête :

– « Si, elle sait. »

Le garçon jeta son mégot d’une pichenette et sourit :

– « Elle peut venir avec nous ? »

Il n’y avait nulle moquerie dans la question. Plutôt de la curiosité. Elle semblait aller de soi.

L’homme lança un regard à la fille :

– « Tu veux aller nager avec eux, Marica ?»

La fille hocha la tête.

– « D’accord, mais ne vous éloignez pas du bord. Tu entends ? »

Le garçon détala et appela ses camarades, qui les rejoignirent. Ils encerclèrent la fille, la montrant du doigt et chuchotant, ricanant en douce. La fille avait une tête énorme et un corps en forme de tonneau. Sous ses cheveux fins et parsemés ressortait le rose de son cuir chevelu. Ses seins pendaient, tels deux coussins. Sa peau était blanche. Elle hochait la tête. Elle entra dans l’eau d’un pas lourd, puis s’allongea prudemment. Elle savait vraiment nager. Tout autour d’elle, les garçons pataugeaient et barbotaient, plongeaient sous son corps et, ressurgissant devant elle, ils lui riaient au nez. Ils l’aspergeaient. Ils criaient et piaillaient. Ils nagèrent avec la fille jusqu’au grand rocher, l’éclaboussèrent de tous les côtés et firent demi-tour. Une grosse mouette était assise au sommet du rocher. Elle les regardait comme si elle n’avait jamais rien vu de tel. Elle ne s’envola pas.

– « C’était bien », haleta le garçon lorsqu’ils furent de retour.

– « Vous êtes forts, très forts », déclara l’homme.

La fille s’était déjà rassise au bord de l’eau, elle avait les lèvres bleues et elle hochait la tête.

– « Vous reviendrez demain ? »

– « Bien sûr », répondit l’homme en s’ouvrant une bière. Il leva la tête, regarda le garçon dans les yeux. « Je peux toucher tes cheveux ? »

Étonné, le gamin fit la moue.

– « Mes cheveux, pourquoi ? »

– « Je ne sais pas », répondit l’homme. « Je ne savais pas qu’on pouvait avoir des cheveux comme ça. »

Le garçon éclata de rire et se pencha vers l’homme. Sa peau brune se tendit sur son épaule. Ses cheveux étaient mouillés et collaient en gros épis. L’homme toucha précautionneusement une mèche. Ensuite le garçon partit en courant. L’homme resta assis sur le rivage. Il buvait et fumait. Lançait des galets dans l’eau. Il remua les orteils, alla voir sa fille, regarda ses cheveux. La fille hochait la tête.

Ils revinrent le lendemain et les garçons emmenèrent à nouveau la fille nager avec eux. Ils jouèrent avec elle, cette fois sans l’éclabousser. Ils la testèrent. Savait-elle nager sur le dos ? Elle savait. Savait-elle nager sous l’eau ? Elle savait aussi. Ce qui était étrange en plongeant avec elle, c’était de voir que, même sous l’eau, elle hochait toujours la tête. Même sur le dos, elle hochait encore la tête.

– « Vous vous êtes aventurés trop loin », dit l’homme à leur retour. Entre les corps nerveux et bronzés, un tonneau blanc et lourd. Les lèvres bleues, ils haletaient et leurs yeux aussi étaient emplis du bleu de l’eau.

– « Elle sait nager ! », dirent les garçons en riant.

– « Elle nage mieux que nous », dirent-ils en riant plus fort.

– « Vous êtes allés trop loin », répéta l’homme.

Les garçons ricanèrent, puis s’éloignèrent en courant.

L’homme et la fille étaient encore sur la plage le lendemain. Il soufflait une légère brise. À côté de l’escalier de pierre, un petit arbre tordu semblait hocher la tête. Dans la rue, la poubelle débordait. L’homme alluma une cigarette, but une bière. Les garçons apparurent ensuite au moment où les cloches retentissaient, tous les cinq, dévalant l’escalier de pierre en faisant claquer leurs pieds. Ils jouaient au chat sur la plage entre les rochers. Ils bondissaient, pieds nus, sur des pierres tranchantes comme des rasoirs. Ils se tenaient en équilibre sur leurs mains dans les endroits les plus dangereux. Ils s’enterraient à tour de rôle sous des pierres, des cailloux et du sable. Ils couraient à l’eau en poussant des cris. Ils plongeaient, ressortaient la tête de l’eau en s’ébrouant, hurlaient, sifflaient. Ils ramassaient des oursins, qu’ils jetaient sur la plage. Les oursins remuaient maladroitement, la lumière du jour peignait en bleu leurs aiguilles saillantes. L’un des garçons attrapait des poissons à l’aide d’un bâton cassé en pointe. Il les transperçait sous les branchies, d’un mouvement à peine perceptible. Il était rapide comme l’éclair, mais son regard était songeur. La fille hochait la tête. Les garçons allumèrent un feu, sur lequel ils firent griller leur butin. Ils en apportèrent à la fille. Elle mangea, toujours en hochant la tête. L’envie d’aller nager les reprit. Le petit blond avait la bouche grasse. La fille hochait constamment la tête, elle aussi avait la bouche grasse. L’homme but une grande gorgée de bière :

– « Surtout, ne vous éloignez pas. »

– « Nous n’irons pas loin », dirent les garçons en riant et en se faisant des clins d’œil. « Mais non, nous n’irons pas loin ! »

Ils partirent à la nage, comme les autres fois. Ils tournaient autour de la baleine lente et blanche, joyeux petits dauphins qui sautaient et plongeaient. Ils dépassèrent le grand rocher. La mouette les fixait du regard. Elle ne s’envola pas. L’homme cherchait à les repérer en clignant des yeux, expirant de la fumée. Il ralluma encore une cigarette et but une bonne gorgée de bière. Il secoua la tête. Ensuite il resta debout, le regard fixé au-dessus de l’eau. Mais il ne voyait rien que l’infini. Les bouteilles vides s’amassaient à ses pieds. Les cloches de l’église sonnèrent quelques coups. Une sirène retentit. Quelque part à flanc de montagne, une bétonnière se mit à vrombir. Se tournant vers l’ouest, le soleil descendait. Il commençait à avoir froid. Il finit enfin par apercevoir un point dans l’eau, qui grandissait et se rapprochait. Il mit une main en visière sur les yeux, puis s’assit en poussant un soupir. Comme soulagé.

La fille atteignit la plage, elle n’était pas essoufflée. Elle hochait la tête. Elle s’étendit dans l’eau peu profonde, semblant rêver. L’homme lui ôta quelques algues de l’épaule.

– « J’avais dit que vous nagiez trop loin ».

La fille hocha la tête.

– « La prochaine fois, tu resteras près du bord. D’accord ? »

La fille hocha la tête.

– « Bon, allons-y. »

L’homme saisit la fille sous les bras, la mit debout. Il lui prit la main et la conduisit vers les marches de pierre qui descendaient vers la plage. La fille tremblait, il fallut la tirer. L’homme tenait sa main serrée, faisant ressortir les veines de son bras.

– « N’aie pas peur, tu ne vas pas tomber », dit-il. « N’aie pas peur des escaliers, ma petite fille ».

Elle hocha la tête, puis avança avec l’homme en marchant sur le côté.

Derrière eux s’étendaient, toujours plus sombres, les eaux immenses apaisées par le crépuscule, la mer où ils retourneraient le lendemain. Et le jour suivant. Pendant qu’ils montaient les escaliers encore chauds, la mer vint lécher les quelques traces de pas abandonnées sur le sable de la plage.