« Un incident » de Zsigmond Móricz

La nouvelle « Epizód » (Incident) de Zsigmond Móricz dans la traduction de Thomas Sulmon.

Ils rentrèrent tard de la chasse, et s’affalèrent directement avec leurs bottes boueuses dans les fauteuils en rotin de la grande véranda vide. Cela semblait bizarre à Péter d’être le maître de maison. Il était chez lui : la maison, les meubles, la servante et la chère petite femme qui l’attendait à l’intérieur lui appartenaient.

Rompus de fatigue, ils soufflaient comme des chevaux hors d’haleine, ravis de ne pas avoir à bouger. La jolie servante mettait la table, s’affairant autour d’eux avec des gestes rapides mais gauches. Péter afficha un large sourire qui se transforma en grimace : autrefois, quand il rentrait de la chasse, il était d’une humeur si gaie qu’il avait envie de pincer la servante. Eh oui, tout cela était bien loin à présent. C’était maintenant un homme rangé, un jeune mari!…

Il s’enfonça dans son fauteuil, regarda le plafond et sourit.

Tout à coup, le bruissement d’une robe le fit sursauter.

Sa femme entra dans la pièce, et la peur le gagna soudain, comme s’il s’était produit quelque chose de grave. Ses yeux étaient encore embués de sommeil. Le doux oreiller avait rougi et froissé son visage, et elle semblait ne rien porter sous sa fine robe de chambre.

Péter rougit, car c’était un homme d’une pudeur stupide. Sans savoir pourquoi, il se sentait offensé de voir sa femme se lever du lit et venir se mêler à ces hommes sales, grossiers et épuisés de la poursuite. Il se leva d’un bond et se mit devant elle, comme s’il voulait la protéger de son corps, et garder ainsi son saint secret à l’abri de ses amis, des célibataires soûlards profanes et barbares. Mais il ne put trouver de prétexte pour renvoyer sa petite femme dans la chambre noire de nuit. Un goût aigre dans la bouche, il fut forcé de voir ses compagnons se donner une apparence respectable et prendre la petite main de celle qu’il avait épousée devant Dieu. Serrant les poings de rage, il s’imaginait à quoi ces scélérats étaient en train de penser.

Il se laissa tomber dans le fauteuil, et regarda la servante qui entrait justement leur apporter le dîner froid, servi sur un grand plateau.

Il n’en revenait pas. La fille portait une sorte de blouse élégante qu’elle avait sans doute reçue de sa femme, mais elle la portait comme s’il s’agissait d’une chemise de paysanne. Il n’avait pas remarqué plus tôt son accoutrement, et son visage brûlait maintenant de honte. A ce moment précis, la blouse glissa d’une épaule de la fille jusqu’à la moitié du bras, et se tendit à hauteur de sa poitrine.

Quelle indécence! Alors c’était ainsi que les femmes se présentaient la nuit chez lui. Où vivait-il? Dans un bordel?

Il mangea nerveusement, presque rageusement. Il mordait avidement dans les grosses côtelettes de porc pleines de graisse, et le cartilage craquait sous ses dents dures et puissantes. Parfois, il sentait le regard tendre, langoureux et amoureux de sa femme s’attarder sur lui, mais il ne lui jetait que des coups d’oeil furtifs quand il voulait vérifier que, telle un oiseau à la gorge de rêve, elle restait perchée au-dessus des plaisanteries des deux hommes comme sur une branche frémissante.

Après le dîner, la petite femme dit en gazouillant :

– Tout le monde au lit, tout le monde au lit. Ces messieurs sont fatigués. Il faut dormir, il faut dormir.

Et, lentement, avec des gestes maladroits, elle tenta en vain de se relever. Elle chercha son mari des yeux pour l’aider, et son regard, suppliant et amoureux, se noya dans ses yeux : Allez viens, viens. Tu ne vois donc pas que je t’appelle, que je t’attends, que je te veux… Enlace-moi, caresse-moi, prends-moi… Je suis à toi, je ferai tout ce que tu voudras.

Le sang de Péter afflua vers ses tempes, et une vague de désir lui donna le vertige. Mais un instant plus tard, la puanteur des deux autres hommes lui monta au nez, et la rage l’envahit soudain.

Quoi! Alors comme ça il devrait l’enlacer et la prendre devant tout le monde, devant ces hommes qui sauront parfaitement ce qui se passera dans les prochaines minutes, prêts à le chronométrer sur leurs montres de poche… Il devrait souiller le caractère sacré de sa vie de famille avec cet étalage d’obscénités crues et sordides!

L’air hargneux, il aboya :

– Eh! On ne se couche pas le ventre plein. Faisons une petite partie.

Il sortit le paquet de cartes de sa poche, et ne les jeta pas à la figures des deux autres, même si sa main s’apprêta à le faire à le faire quand ils laissèrent entendre un gros rire vulgaire et insolent.

La petite femme protesta faiblement, mais, cédant avec patience à ses volontés, elle s’assit derrière son mari. Elle mit ses coudes sur ses épaules, et se mit à observer la partie.

La tête de Péter était en feu, et les cartes ricanaient en se moquant de lui. Il sentait la lente et légère respiration de sa femme dans son oreille, et pestait intérieurement :

– Cette stupide timidité! Combien de tortures ne m’a-t-elle pas déjà fait endurer! – et il jeta un as sur la table avec une violence sauvage. – Quand j’avais dix ans et que la bonne a voulu s’amuser avec moi, je me suis enfui… Combien de bonnes occasions ais-je ratées depuis. Je dois rester assis et jouer aux cartes quand…

Il perdit.

Les veines de son front se gonflèrent et il grinça des dents.

La femme voyait bien que quelque chose tracassait son mari; elle mit ses petits bras innocents autour de son cou et couvrit ses cheveux de baisers..

Péter regardait ses cartes, des lumières troubles étincelant devant ses yeux. Les muscles de ses bras se mirent à trembler, mais il savait que les cartes qu’il tenait ne bougeaient pas.

La servante entra. Péter la fixa de ses yeux aveugles et figés. On pouvait voir qu’elle avait déjà dormi : elle clignotait des yeux devant la lumière crue. Sa blouse était toujours mal arrangée, mais elle pendait maintenant à l’autre épaule, et comme elle levait inconsciemment son bras pour la rajuster, Péter aperçut son épaule brune, puissante et ronde, et son aisselle sombre.

Elle débarrassa le plateau comme une somnambule, et l’œil de Péter la suivait comme un chien de chasse à l’affût; mais à chaque fois qu’il lui lançait un coup d’œil, il regardait aussi inconsciemment ses cartes, l’air engourdi.

– Eh là, chéri – dit la petite femme en secouant la tête, – ne lui donne pas ton atout! – et emplie de la douce certitude d’avoir raison, elle reprit la carte.

– Ben joue alors!- cria Péter, en lui jetant la carte à la figure. Il avait honte de s’être emporté, son visage était brûlant et il dut se tourner pour ne pas laisser paraître son agitation.

La petite femme prit les cartes en riant, tandis que Péter s’éclipsait. Il enfonça son chapeau sur sa tête et sortit.

En parcourant le long corridor, il s’arrêta soudain. Ses poumons étaient si compressés qu’il pensait qu’il allait étouffer.

La fille revint de la cuisine où elle avait apporté la vaisselle, et ouvrit la porte de la petite chambre de bonne pour aller se coucher.

Cette chambre était autrefois un cellier, mais ils l’avaient attribuée à la servante, car il n’y avait plus de place dans le logement séparé des domestiques. Elle y dormait seule, près de ses maîtres.

– Zsuzsi! – dit Péter en tremblant, sans savoir ce qu’il disait, – attends un peu.

Il se précipita vers la porte sur la pointe des pieds, pris d’une audace stupide, car la lampe acétylène de la véranda éclairait jusqu’au fond du corridor, et il suffisait que quelqu’un y jette un oeil pour qu’il soit vu.

La fille, prise d’une frayeur terrible, se plaqua contre la porte.

– Je veux quelque chose… – gronda Péter; tout son corps tremblait, écumait, et il entra

Plus tard, quand il sortit, il regarda calmement le ciel en bâillant, s’étira, puis fit craquer ses clavicules une à une. Il s’avança dans la boue fine, marcha un peu dans la brise fraîche, et alluma un cigare.

– Quelle belle soirée, – dit-il en écoutant le vacarme des chevaux dans l’autre cour.

Quand il fut bien rafraîchi, il entra dans la véranda l’air paisible.

Il regarda brièvement les joueurs, toisant leurs vains efforts pour remporter une vulgaire partie de cartes, mais leurs rires l’ennuyaient. Il dit simplement d’une voix indifférente :

– Alors ma chérie, on n’irait pas dormir?

La petite femme se précipita sur ce prétexte, car elle avait gagné quelques forints, et aurait bien voulu les conserver.

– Je viens, mon petit mari, je viens.

– Alors, bonne nuit! – et il serra froidement la main de ces messieurs sans penser à rien.

– Oh, que je suis fatigué, – dit-il une fois à l’intérieur en ôtant son manteau. – Ce qu’un simple lièvre peut faire courir un homme!

– Mon pauvre petit mari, – dit la femme sous la fine couverture d’été, – laisse-moi donner un petit baiser sur ce front fatigué.

Péter tendit son front en se disant que ce filou de régisseur était sans doute en train de le tromper, car il lui avait comptabilisé trente salariés, alors qu’il n’en avait pas vu autant quand il chassait près du champ de maïs.

 


 Zsigmond Móricz (1879-1942)

« Móricz est surtout le romancier de la province.Du fait de ses origines, il en connaît très bien les deux facettes: d’un côté la pauvreté, le conservatisme des paysans, de l’autre le mode de vie, fier et décadent de la gentry. Il en traite alternativement de l’un et de l’autre, avec beaucoup de passion, dans des histoires bien charpentées où transparaît toujours sa parfaite connaissance de la réalité sociale de son pays.  » (János Szávai, Introduction à la littérature hongroise, Akadémiai Kiadó – Ed. Jean Maisonneuve, 1989)