Por de Ferenc Temesi (extrait)

Extraits du roman Por (Scolar, 2017) de Ferenc Temesi dans la traduction de Patricia Kempf, premier prix du concours de traduction de l’Institut hongrois.

 

Fil de fer (Mettre le ~)

J’avais une veste, tu sais. Elle m’était très large, tu sais. Fallait la reprendre, tu sais. Ben, tu vois, j’ai réussi. Mais ça n’a pas été aussi facile que ça. Au début des années soixante-dix, aucun tailleur de Porlód n’aurait risqué les aiguilles de sa machine à coudre sur ma veste en jean bleu (une Levi’s – dont je n’ai malheureusement pas noté le numéro pour l’éternité). Gall m’a dit qu’il connaissait un tailleur qui voulait bien s’occuper de jeans. Mais il était un peu loin. Où donc ? lui ai-je demandé. A Tapé, dit-il, il s’appelle Alexandre Lhabile.

Le village faisait presque partie de Porlód. Je sortis du tram et descendis la rampe. Le maître habitait dans la première rue à droite.

Dès que je vis Alexandre Lhabile, je compris immédiatement pourquoi il acceptait de travailler des tissus bruts. C’était un homme robuste, avec un menton obstiné et des poils raides et grisonnants. Il avait plutôt des mains de charpentier que de tailleur. Il torturait du tissu raide sur une vieille machine à coudre Singer à pédale, qui paraissait tout aussi robuste et impitoyable que son maître. Je regardai tout autour de moi : entre des habits du dimanche d’ouvriers, quelques pantalons en velours côtelé pendaient au mur ici et là en désordre. Du tissu épais et résistant, comme en portent les paysans.

Le tailleur m’indiqua une barrique, je m’y assis. Tout le local avec son plafond bas faisait penser à une remise, quelque chose à mi-chemin entre une cuisine d’été et un atelier de menuiserie.

Il sifflotait et transpirait en travaillant.

V’voulez bien aller m’chercher une chope de bière à la taverne en face ? me demanda-t-il, en me fixant de ses yeux gris vert espiègles. Dites juste ce que c’est pour tonton Alex, continua-t-il sans attendre ma réponse.

D’accord, répondis-je.

Après la première chope, il m’envoya en chercher une autre. Après la seconde, il me dit en confidence qu’à l’époque il « pelotait » aussi la mère de son épouse dans l’écurie et qu’à partir de là il avait eu la « vie de château ». Après la troisième chope il me dit :

Faudrait ~ au cochon. Vous m’aidez, hein ?

Je savais que ce serait là la dernière épreuve, et que si je la surmontais, mon vœu se réaliserait tout comme dans les contes.

Le tailleur fit sortir de la porcherie un porcelet au nez camus et au dos rond. A l’aide d’une fourche et d’une pelle, nous le repoussâmes dans un coin de la cour. Les yeux minuscules du cochon clignaient de terreur, le tailleur me cria :

Allez, maint’nant chopez-lui la queue !

De toutes mes forces, je soulevai l’arrière-train de la bête pour qu’elle ne puisse pas se dégager ; le tailleur, rapide comme l’éclair, enfila le fil de fer dans le groin du cochon coincé entre ses jambes et il en tordit l’extrémité pour en faire une boucle.

Ben maint’nant, tu peux toujours y aller pour creuser la porcherie, lui dit-il et, d’un air satisfait, il cracha un coup. Le porcelet était si terrifié qu’il retourna de lui-même à la porcherie.

Le tailleur alluma une cigarette dans l’atelier.

Voyons cette veste, dit-il en faisant un signe de la main, et il extirpa une bouteille de vin de sous son tas de bouts de tissus.

Automobile

Le soir où il fut évident qu’András ne deviendrait jamais pas un écrivain américain, une ~ s’arrêta devant la maison de la famille d’András. L’arrière de l’~ ressemblait à ceci :

 

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Une Warsawa, ou bien une Pobeda, se dit András. Il ne connaissait guère d’autres marques d’auto. Il avait vu autrefois une ~ noire avec des rideaux. Comme il avait beaucoup entendu les adultes parler du culte de la personnalité, mais aussi du ministre du culte, il l’appelait en lui-même la voiture personnelle du ministre du culte de la personnalité toutefois, il se gardait bien prudemment d’en parler. A la campagne, les autres enfants ne pouvaient pas non plus connaître plusieurs ~, car à cette époque c’était surtout par des camions et des charrettes tirées par des chevaux ou bien encore par des side-cars que se faisaient renverser les piétons sur les routes. Un peu comme si les trottoirs avaient été plus larges. En 1954, cent ~ furent vendues à des particuliers (en priorité à des médecins et à des mineurs), neuf en 1955, et plus précisément soixante- huit ~ en cette année 1956. Il était donc évident que si l’ ~ arrêtée devant la maison n’appartenait ni à un médecin ni à un mineur, alors ça ne pouvait être qu’un véhicule d’Etat.

Tante Margit arriva avec l’~, elle avait de grosses fesses et un grand cœur. Il est faux de prétendre qu’on ne peut acheter les bonnes grâces des enfants avec des cadeaux : András et sa grande sœur en étaient la preuve. Tante Margit avait suivi la formation d’Institutrice des Demoiselles Anglaises avec la maman d’András, mais elle travaillait dans un magasin de chapeaux. Elle n’avait pas d’enfants et ne venait jamais les mains vides.

Pourtant, cette fois, à la plus grande stupéfaction d’András, elle n’avait rien apporté.

Faites vos valises ! ordonna tante Margit. La frontière est encore ouverte. Nous serons à Vienne d’ici ce soir.

Tous les yeux étaient braqués sur le père d’András, qui ne cessait de tripoter ses boutons quand il était nerveux – à cette époque-là sa femme ne manquait pas de travaux de couture.

Nous ne partons pas, déclara finalement le vieux Szeles, dont la parole mettait toujours fin à tout débat. Nous, nous sommes hongrois.

Hongrois, mais qu’est-ce que ça veut dire ? le coupa le fils de pépé Rőzner. Il perdait ses cheveux, avait les yeux gonflés et une vraie tête à claques, peut-être à cause de ses narines. C’était lui qui avait volé l’auto au grossiste en chaussures de Porlód, celle qui transportait le directeur.

Eh bien, ça signifie par exemple que nous continuons à souffrir avec tous les autres, dit le vieux Szeles, bien qu’il ne lui fût pas venu à l’esprit qu’il allait prochainement être renvoyé de son poste de directeur d’école pour avoir participé, à l’appel du MDP (Parti des Travailleurs Hongrois), à une réunion de réorganisation du Parti des Petits Propriétaires Indépendants, au Petit Théâtre de Porlód. (Parterre, centre-gauche, 13ème rang, siège numéro 7).

La mère d’András pleurait parce qu’elle savait qu’elle allait perdre sa meilleure amie ; András pleurait lui aussi, parce qu’on allait le priver d’un tas de grandes aventures, et qu’il ne pourrait pas s’asseoir dans l ~ qui était là, sous les fenêtres, toutes lumières éteintes. (→ siège n° 2).

 

Demande en mariage

Mon arrière-grand-mère pétrissait, pétrissait le pain (→) jusqu’à ce que le bord de sa coiffe se mette à goutter : malgré le fichu en cretonne légère noué derrière sa tête, la transpiration lui perlait au front. Même un homme aurait transpiré à pétrir autant de pain qu’il en fallait pour le fourneau. Elle ajusta le nœud du fichu sur sa nuque et, en faisant ce geste, elle repensa à son tout premier foulard, le foulard en soie fleuri richement orné, qu’on lui avait noué sur la tête pour la première fois à la noce. Et, en repensant à ce premier foulard qu’en plaisantant on appelait aussi la longe, c’est l’essentiel de la noce qui lui revint en tête : la ~.

Arrivèrent les garçons d’honneur et le témoin d’István Balogh, son futur époux. On les attendait chez les Kispéter : avec des pioches, des fourches et des bêches. Comme le veut la tradition, on avait aussi barricadé le portail. Avant de venir, ils avaient tiré un ou deux coups en l’air avec un vieux pistolet, en mémoire de la bravoure ancestrale qu’il fallait pour enlever la fiancée ; les garçons d’honneur en ressentirent un petit pincement au niveau du plexus. Ils savaient bien, eux, que s’ils entendaient des menaces venant de l’intérieur il ne fallait pas les prendre au sérieux, mais dans la Ville Basse on ne pouvait jamais savoir… Au bout d’un moment, on eut pitié d’eux et on les fit entrer à la cuisine. Le témoin du futur marié réussit lui aussi à se glisser derrière eux. Les garçons d’honneur se renseignèrent pour savoir s’ils étaient bien au bon endroit et le témoin de la fiancée leur dit que oui. Ils découvrirent où était la fiancée… mais elle était enfermée sous trois verrous ! Ce serait donc trois devinettes qu’il poserait au témoin du futur marié. Jusqu’alors la conversation s’était déroulée en jolis vers alambiqués qui se rapportaient à l’époque d’Adam et Eve, mais soudain le témoin de Mária Kispéter passa en prose.

Que fait le Seigneur s’il pleut ?

C’était une question futée, mais Bertalan Balogh (→ va et vient), celui qui avait versé l’eau du baptême sur mon arrière-grand-père, c’est-à-dire son parrain, n’avait pas été choisi comme témoin pour ne pas savoir répondre immédiatement à une telle question.

De la boue.

Et pis, tu sais pourquoi Adam a mordu dans la pomme ? retentit la question suivante.

Bertalan Balogh, l’oncle de mon arrière-grand-père occupait ce rôle important de témoin non seulement parce qu’il était le plus âgé de la famille mais parce qu’on s’attendait à ce qu’il ait réponse à tout vu qu’il mettait son grain de sel partout dans la vie.

Eh ben, il avait pas de couteau de poche, dit-il plein d’assurance, en souriant. Quelle question ces cruches d’habitants de la Ville Basse avaient-ils bien pu concocter là ? Mais voilà que son esprit vif et tranchant d’habitant de la Ville Haute se trouva presque émoussé à la devinette suivante.

Quand c’est que les poules ont le plus de plumes ? demanda alors le témoin de mon arrière-grand-mère. Bertalan Balogh plissa fortement le front mais il ne lui vint aucune réponse. La devinette ne convenait pas vraiment pour une ~, parce qu’elle n’était pas tirée des Saintes Ecritures. Le témoin de Mária Kispéter le savait bien. Bertalan Balogh ne mit alors à transpirer au milieu de la cuisine fraîche au sol en terre battue, parce que les devinettes de la noce étaient destinées à tester, à vérifier que les étrangers qui ravissent la fille à sa famille étaient vraiment capables, qu’ils en étaient dignes.

Le lourd silence fut finalement rompu par le petit garçon d’honneur. Ben, quand le coq est d’ssus.

Parfaitement, dit avec soulagement le premier garçon d’honneur de la fiancée et il invita ceux qui accompagnaient Istvan Balogh. On emmena alors mon arrière-grand-mère s’habiller pour la noce.

Ah ben, c’était ben beau, murmura Mária Kispéter en tendant le bras pour attraper le paneton.

Idée

A quand le grand jour pour ce dictionnaire ? Quand l’aurai-je enfin terminé ? Voilà la question qui taraudait l’auteur du dictionnaire ce matin-là. Après l’avoir préparé pendant sept années, il y travaillait désormais depuis deux années et demie. Dès le début, il s’en représentait la fin mais il ne savait pas quand il y parviendrait. De toute façon ça ne dépend de personne d’autre que moi, pensa-t-il.

Dix années s’étaient écoulées depuis qu’il avait publié la première entrée (c’est pourquoi il n’y a pas d’entrée « chien » dans ce dictionnaire, chers frères) ; mais écrire un roman sous la forme d’un dictionnaire, ce n’était pas une ~ si brillante. Ce n’est pas la forme qui compte. L’~, on peut se la faire piquer, il ne faut pas faire trop confiance : le voleur peut bien s’enfuir avec les perles, l’éclat, lui, reste au plus profond des phrases. Depuis la publication des premiers chapitres du Dictionnaire, une collection de caricatures, un programme radiophonique et même une critique d’art (!) avaient eux aussi été réalisés sous forme de lexique ; mais ça n’avait guère d’importance. Plusieurs personnes avaient soudain eu la même ~.

Ce matin-là il découvrit qu’un habile copiste khazar avait publié un roman sous forme de lexique. Ce n’était pas une bien grande affaire vu les délais d’impression khazars ; eux ils filaient comme le vent, sourit-il amèrement. Ici, par contre, on se traîne, pensa-t-il. Chez nous ce ne sont pas des mois qu’il faut, comme ailleurs, non, mais des années. Ces peuples en voie de disparition étaient très vifs. Je peux bien m’attendre à trouver un dictionnaire narcoman (les narcomans se sont éteints – pas étonnant avec un nom pareil, N.D.L.R.)

L’auteur du dictionnaire eut un large sourire. Il commença à farfouiller dans la boîte de photos. Au bout de quelques minutes, il trouva ce qu’il cherchait. Sur cette photo, il était encore adolescent, et se préparait à la piscine. A cette époque, dans le vestiaire des hommes, de petits casiers appelés « armoires » attendaient les baigneurs. L’employé des bains demandait au client le code d’accès qu’il souhaitait et l’écrivait à la craie sur le côté intérieur de la porte de l’armoire ; le Futur Lexicographe leva les yeux et, là, sur le tableau, il tomba sur :

Attention aux voleurs ! Ecrivez ça, chef, dit-il à l’employé des bains.

Des vêtements ou des ~, c’est toujours le meilleur qu’on vole. La victime d’un vol peut bien se vanter d’avoir été volée si elle veut. Mais le manteau volé ne va jamais parfaitement au voleur, et quant à l’~ volée, elle n’est pas concrétisée sans cicatrices. Le voleur, lui, on le voit venir avec ses gros sabots. On peut aussi l’observer par la suite ; il ne se produit pas ceci ou cela suite à son développement (ou plus simplement : à son changement), et on ne trouve aucune prémisse dans son œuvre. C’est sa propre histoire que tout et tout un chacun poursuit. Ce Dictionnaire par exemple contient une quantité innombrable d’ancêtres. Même Wittgenstein, le philosophe du langage y figure. (Ma foi, c’est bien dommage de perdre du temps avec ce genre de considération).

Si je devais recommencer, d’autres mots me viendraient à l’esprit, ou bien je travaillerais différemment les mêmes mots, pensa le lexicographe. Mais la seule chose qui compte, et cela uniquement pour moi, c’est :

A quand le grand jour pour ce dictionnaire?


Ferenc Temesi naît en 1949 à Szeged, il obtient son diplôme à l’université de la même ville en 1974 (littérature hongroise et anglaise). Lauréat du prestigieux prix Kossuth, il a écrit une vingtaine de livres dont Por, « le premier roman hongrois consciemment post-moderne », selon les mots de son auteur. Paru en deux volumes en 1986 et 1987 aux éditions Magvető, Por de Ferenc Temesi est l’un des chefs d’œuvre de la littérature hongroise contemporaine. Le roman a connu trois rééditions au cours des trente dernières années et acquis le statut de classique sans perdre pour autant sa fraicheur et son caractère novateur.