Les minorités dans toute leur complexité moderne

Entretien avec Gábor T. Szántó suivi de sa nouvelle 1945. Retour au pays qui a inspiré le film de Ferenc Török, 1945 (« La Juste route » en français).

« Les guerres et les révolutions constituent des jalons importants de la mémoire historique, mais pour évoquer les périodes qui les suivent nous cédons souvent aux stéréotypes. Les images de la paix retrouvée, de l’espoir et de la reconstruction dissimulent les séquelles des tragédies. Leur connaissance est pourtant indispensable pour comprendre les horreurs passées. 1945, le film tout autant que la nouvelle, nous montre la voie qu’il est possible de suivre. » [1]

En tant que lecteur, dans les années 1990 et même 2000, j’ai été frappé par la sous-représentation des événements postérieurs à 1945. Si la littérature s’était bien emparée du thème de la Deuxième Guerre mondiale et de l’Holocauste, les expériences vécues par les survivants, leur retour, leur confrontation avec la société majoritaire et l’attitude de celle-ci à leur égard étaient bien moins souvent évoqués. Peu d’écrivains abordaient le sentiment de culpabilité, de remords qui rongeait la fraction la plus sensible de la société. Le rôle des survivants dans le fonctionnement de la dictature communiste et l’effritement de cette communauté juive hétérogène me semblaient des thèmes tout aussi intéressants. Je leur ai consacré mon premier roman, Gare de l’Est[3]. La dissimulation de l’identité pendant la répression, la persistance du traumatisme historique dans les deuxième et troisième générations m’intriguaient également. Bien que la dictature en Europe centrale et orientale n’ait pas non plus épargné l’identité juive et que le thème juif ait été exclu du débat public, les Juifs n’ont pas cessé d’exister pour autant.

Le passé refoulé qui refait brusquement surface ne concerne pas seulement les familles juives. Dans mon roman, Symphonie européenne[4], je raconte l’histoire entrecroisée d’une famille hongroise de Transylvanie et d’une famille allemande de Berlin-Ouest qui nous fait remonter jusqu’à un camp de prisonniers russe en 1945. Le passé dissimulé pèse sur la génération suivante et resurgit dans les années 1960 et 1970. Il les pousse à commettre des actes qui bouleverseront leurs vies, que ce soit dans la Roumanie de Ceausescu ou au sein de groupes terroristes, héritiers du mouvement contestataire des étudiants de 1968. Outre les drames politiques et les conflits de société, le passé de l’Europe est également à l’origine de certains nos drames familiaux : ce phénomène reste bien vivant encore aujourd’hui et constitue un matériel littéraire évident.

Une autre ligne dominante se dessine dans le recueil 1945 et autres histoires : j’ai en tête ces nouvelles composées avec une grande sensibilité et une empathie manifeste qui évoquent la différence, la difficulté à surmonter les conventions sexuelles ou sociales, les diverses manières de faire face aux tabous ou de les affronter. Amour, récit d’un inceste « sacrificatoire » qui empreinte à la ballade, relève de ce courant, tout comme Mirko et Marion, nouvelle sur l’ambivalence de l’orientation sexuelle, et surtout Trans qui nous laisse entrevoir le combat intérieur d’un jeune homme aux identités complexes et multiples. À l’issue d’une période extrêmement douloureuse s’achevant par une tentative de suicide, Adam, l’étudiant le plus brillant de son école de formation rabbinique, est enfin prêt à assumer ses contradictions : attiré par les hommes, il préfère être une femme sans toutefois renoncer à sa vocation initiale, celle de devenir rabbin. Vous avez dit lors de la présentation budapestoise du recueil que c’était : « l’exemple de Isaac B. Singer, Bernard Malamud et Philip Roth qui [vous avez] encouragé à écrire librement, sans inhibition, sur la complexité de l’identité juive. Pour que le mot juif ne soit pas quelque chose à mettre entre guillemets et à n’aborder qu’avec des pincettes. »[5] Vous pensez que la littérature hongroise fait toujours preuve d’une forme de pruderie quand il s’agit de représenter des nuances complexes de l’orientation sexuelle ou de l’identité ?

Le livre de Deleuze et Guattari Kafka. Pour une littérature mineure m’a beaucoup aidé dans mon auto-analyse. J’ai moi-même consacré un livre à Kafka, un roman qui aura d’ailleurs une suite. Dans mes écrits, l’existence menée par ceux qui appartiennent à une minorité apparaît dans toute sa complexité moderne. Une complexité qui s’exprime non seulement sur le plan ethnoculturel ou dans la perspective des défis de la vie que ces personnages issus de milieux différents doivent affronter, mais qui se traduit également par un état existentiel, qu’il s’agisse d’un représentant d’une minorité sexuelle, d’un adolescent entraîné dans un jeu sexuel par sa professeure ou d’un enfant handicapé mental. Car les enfants constituent la plus grande minorité de tout temps. N’importe quelle situation de pouvoir au sein d’une civilisation peut ouvrir la voie à l’oppression, qu’il s’agisse d’une institution scolaire ou de la famille, élément fondamental de la société, qui malgré sa fonction protectrice peut se révéler elle-même un vecteur d’oppression ou un terrain de socialisation de l’oppression. Le fait d’avoir subi des expériences d’oppression en tant que minorité n’immunise pas non plus, car un environnement minoritaire traumatisé peut à son tour être source de traumatismes.

En Europe centrale, les occasions d’expérimenter la dictature n’ont pas manqué. C’est pour moi également une expérience très forte et j’ai pu en outre m’appuyer sur de nombreux exemples littéraires. La littérature hongroise, en tant que littérature issue de l’un des pays postcommunistes d’Europe centrale et orientale, souffrait jusqu’à récemment d’un certain déficit de liberté par rapport aux littératures occidentales ; cela vaut également pour la représentation de la sexualité. J’ai moi-même dû vaincre une certaine pruderie de petit-bourgeois. À cet égard, le contexte caractéristique des familles et des enfants de rescapés de camps marqué par l’expérience du corps humilié, le contrôle excessif des enfants, le traumatisme transgénérationnel m’a rendu la tâche encore plus difficile. Les massacres de la Shoah ont décimé ma famille également, mes parents ont été déportés, je porte les fardeaux de la deuxième génération de la Shoah et j’en suis le témoin. Cette dynamique peut aussi s’appliquer à d’autres familles opprimées par la guerre ou humiliées par la dictature. La deuxième génération de la Shoah a également fait entendre sa voix dans la littérature française des années 1990 et 2000. Grâce à leur traduction en hongrois, j’ai retrouvé dans ces œuvres des expériences analogues aux miennes. La littérature juive américaine découverte un peu plus tôt avait eu sur moi un effet libérateur ; elle dépeint de diverses manières un environnement à visages multiples : à côté de la tragédie, elle parvient à évoquer dans une langue contemporaine l’autodérision, la satire, l’impact de la révolution sexuelle.

La littérature hongroise est également riche et diverse, mais je sentais et je sens encore qu’elle souffre d’un certain manque au niveau de la représentation littéraire des expériences vécues par les Juifs après la tragédie, ce qui s’explique par la perte de perspective provoquée par l’assimilation. C’est la littérature juive américaine qui m’a encouragé à transformer cette expérience en œuvres littéraires. La Hongrie est le pays d’Europe centrale qui compte le plus grand nombre de rescapés de la Shoah, ceux-ci pouvaient avoir des descendants, et donc la probabilité que ce soit un écrivain hongrois qui évoque les expériences contemporaines vécues par les Juifs de cette région était mathématiquement assez élevée.

La nouvelle 1945. Retour au pays que nous publions ici dans la traduction de Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba a inspiré le film de Ferenc Török 1945 (La Juste Route en français). Vous cosignez avec le réalisateur le scénario de ce film sorti en 2017 qui a remporté un succès considérable dans les festivals internationaux. Ferenc Török souligne dans une interview[6] qu’il aura fallu douze ans pour que le film ne devienne réalité. Il raconte dans le même entretien que votre collaboration a commencé comme une simple relation de bon voisinage… Comment ce projet au long court, de la nouvelle au scénario puis du scénario au film, a-t-il évolué ? Comment percevez-vous la relation qui s’est établie entre la nouvelle et le film ?

Dans un premier temps, nous avions pensé à un court métrage, un téléfilm et avions rassemblé les matériaux pour le film dans ce sens, mais, contraint à une pause forcée après le rejet de notre candidature à une compétition, je suis revenu voir le réalisateur avec la certitude que le récit exigeait un long métrage. Je n’avais aucune expérience de l’écriture scénaristique, juste des intuitions. J’étais conscient de la force, de l’originalité de l’histoire et je croyais qu’elle avait le potentiel de susciter le même sentiment chez les autres. Le récit donne au film sa colonne vertébrale : l’arrivée au village de mystérieux inconnus entourés de leur secret. L’histoire devait être complétée par des personnages secondaires mettant en scène les échanges des villageois en émoi et la relation amoureuse. Dans l’histoire originale, le fils du notaire avait déjà été abandonné par son amoureuse, dans le film, le drame se déroule dans le présent pour faire encore monter d’un cran la tension.

Pour créer l’adaptation, il fallait respecter les lois du cinéma, sa logique, accepter le fait que le film fonctionne autrement que l’œuvre littéraire. On ne verra pas à l’écran exactement la même chose que ce que l’auteur a couché sur le papier et sa collaboration au scénario n’y change rien. Je suis resté impliqué dans le processus jusqu’à la fin du tournage. J’ai même dû écrire quelques scènes en cours de route et le réalisateur me demandait régulièrement mon avis, y compris au moment du montage. J’étais satisfait du résultat. Le film a justifié la confiance que nous lui avions témoignée. Distribué dans 40 pays, il a remporté 20 prix dans divers festivals. Mon recueil de nouvelles va sortir en Italie et en Chine dans les semaines à venir. Sa traduction anglaise est achevée et l’intérêt des éditeurs étrangers ne semble pas se tarir.

[1] Huber Zoltán : Helyi feltárások – Szántó T. Gábor : 1945 és más történetek (« Zoltán Huber : Fouilles locales – Szántó T. Gábor : 1945 et autres histoires »), filmtekercs.hu, 2017. 06,01.

[2] 1945 és más történetek [1945 et autres histoires], Noran Libro, Budapest, 2017

[3] Keleti pályaudvar [Gare de l’Est], Magvető, 2002

[4] Europa szimfonia [Symphonie européenne], Scolar, 2019

[5] Klein László, Kezdeni valamit a múltunkkal [Faire quelque chose avec notre passé], Prae.hu, 2017. 04. 25.

[6]Váradi Júlia, „Ebből akkor is film lesz, ha beleőszülünk!” (Julia Varadi, « [On finira par en faire un film même si nos cheveux blanchissent d’ici là], Szombat, 2017.04.06 

Interview, traduction : Gábor Orbán

Relecture : Anne Veevaert

Photo : László Végh

 

 

 Gábor T. Szántó Retour au pays

Nouvelle extraite du recueil intitulé 1945 (Budapest, Noran Libro, 2017) 

Traduite du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba