Transcription de l’interview réalisée dans le cadre des ateliers de traduction littéraire de l’Institut Liszt en 2023.
Je n’ai pas l’habitude de poser de questions personnelles, mais il est difficile d’ignorer le fait que vous portez le même nom que les auteurs que vous traduisez le plus souvent. Vous avez un lien de parenté avec les Frigyes et Ferenc Karinthy ou c’est juste une coïncidence ?
Pierre Karinthy : Non, mais en français le nom porte un « i » à la fin et en hongrois c’est un « y ». Je me présente. Mon père, Joseph, était le frère de Frigyes Karinthy. Et la famille Karinthy historiquement s’écrivait avec un « i » à la fin. Il a quitté la Hongrie en 1924, et il a naturellement gardé le nom de la famille tandis que Frigyes… On ne sait pas, ce n’est écrit nulle part mais on peut imaginer que par une certaine vanité, il a rajouté un « y ». C’est cette forme qui est restée dans toute la famille. Mais le lien de parenté entre nous est non consanguin parce que Judith est la fille adoptive de Ferenc Karinthy.
Judith Karinthy : J’ai été adoptée à l’âge de moins d’un an. Mon père est décédé peu après ma naissance et ma mère s’est remariée un an après avec Ferenc Karinthy qui m’a adoptée. Donc, par ce mariage entre nous, je n’ai pas changé de nom, seulement d’orthographe.
A la question suivante concernant votre méthode à traduire à deux, j’ai trouvé une réponse, belle et poétique : « Notre bateau, c’est deux chaises et l’ordinateur. Judith fend la vague, lit le hongrois puis lance une phrase en français. Pierre, installé à tribord, plonge sa rame dans l’eau. Il en ressort la phrase modifiée à son idée. Ça éclabousse, la barque tangue, nous disputons âprement, puis nous passons à la phrase, la vague, suivante. On s’éloigne de la rive, l’autre bord s’approche, puis se dérobe. Le texte va, vient, rebondit, clapote. On finit par accoster. On est content, on est fatigué, on pense avoir respecté le sens, la forme, le style, les sous-entendus. Huit jours plus tard la même eau n’est pas aussi claire. Il faut filtrer. Enfin de guerre lasse on s’arrête, plutôt mécontents. Mais il faut repartir naviguer. » (1) Comment et quand avez-vous commencé à voguer entre les deux langues ?
Judith Karinthy : Il y a très longtemps, c’était dans les années 1960. Arrivée en France fin 1963, on s’est mariés en décembre 1963 (ça va faire 60 ans dans quelques semaines), j’avais commencé à faire des études d’ingénieur à Budapest, au Műegyetem pour ceux qui comprennent ce terme, il a fallu trois ans, trois ans et demi même, pour me rendre compte que ce n’était pas du tout fait pour moi. Après, en décembre 1963, Pierre m’a amenée en France, nous nous sommes mariés et j’ai tout recommencé. Des études, à l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs, ça s’appelait comme ça à l’époque. Puis j’ai commencé à travailler comme traductrice technique du russe, de l’allemand, de l’anglais et le hongrois. Ensuite, l’interprétariat, quelques trois quatre ans plus tard, j’ai été embauchée à l’APAP (association pour l’accueil des personnalités étrangères), c’était au Quai d’Orsay, dépendant de la direction Générale Culturelle scientifique et technique. Là, je suis restée interprète très longtemps, 23 ou 25 ans. Et après, je suis devenue interprète de conférence à Bruxelles, auprès de l’Union européenne, à la Commission et au Parlement. Pendant une quinzaine d’années, tous les lundi matins, le premier train en direction Bruxelles et retour jeudi soir, et une semaine sur quatre c’était Strasbourg à la place de Bruxelles, et quelquefois au Luxembourg ou ailleurs, en mission, dans d’autres état membres.
Pierre Karinthy : A l’approche de la retraite, on a commencé à travailler ensemble. On a traduit d’abord Frigyes Karinthy. Je pense que la toute première édition était un choix de nouvelles qui ont paru sous le titre Je dénonce l’humanité chez Viviane Hamy. Depuis en gros 25 ans, nous travaillons ensemble.
Judith Karinthy : Pierre était scientifique de formation et sans connaissance du hongrois mais petit à petit il s’est rattrapé, on travaillait ensemble, on faisait des dictés, des corrections… Et nos enfants sont bilingues, c’est plus important encore.
Pierre Karinthy : Mon hongrois est très imparfait, je serais totalement incapable de traduire quoi que ce soit en hongrois. Judith serait surement capable de traduire en français mais je pense que je peux l’aider…
Dans une interview (2), vous résumez dans une formule remarquable l’essence de la traduction littéraire : « Le problème c’est d’accepter la trahison dans le détail et d’être respectueux et exact dans l’ensemble. » Marc Martin, autre traducteur excellent de la littérature hongroise, a dit quelque chose de similaire : « la traduction est un jeu de perte et profit » . J’imagine que la proportion de pertes et profits varie selon les auteurs, selon les livres. Est-ce que vous pourriez caractériser les styles respectifs de Frigyes et Ferenc Karinthy en fonction des difficultés que vous avez rencontrées en traduisant leurs livres ?
Pierre Karinthy : Frigyes Karinthy est extraordinairement difficile à traduire. Évidemment, c’est variable selon le texte. Mais je me rappelle la misère que nous avons eu à traduire Capillaria, le pays des femmes. Ç’était vraiment terrible. On ne savait pas comment s’y prendre. Il y avait des tournures, des façons de lancer des sujets… C’est très difficile. Ferenc, est plus facile. Parce que c’est un écrivain réaliste. Il a un excellent vocabulaire, très riche. Il a une façon de placer les choses et les caractères très efficace. C’est cette efficacité qui est difficile chez Ferenc. Chez Frigyes, c’est l’ensemble de la pensée. On a traduit trop imparfaitement la poésie de Frigyes Karinthy, on essaie de corriger maintenant. C’est encore pire. Mais c’est extrêmement exaltant pour l’esprit.
L’ATLF et ATLAS, les deux associations françaises représentant les traductrices et traducteurs littéraires ont publié une tribune (3) en mars 2023 où elles alertent sur les dangers imminents de l’IA dans leur domaine. « L’IA n’est pas un outil innocent, comme certains continuent de le clamer. D’ailleurs est-ce encore un outil s’il nous vassalise à terme ? Et si nous le considérons comme tel aujourd’hui, serons-nous toujours maîtres de cet outil de travail ? C’est bien là la question : celle du risque d’aliénation massive des professionnels de la traduction, incapables de gérer un outil dont ils ne maîtrisent ni le fonctionnement ni les conditions d’exploitation, sur lequel ils n’ont donc aucun contrôle, et qui pourra leur être imposé », écrivent-elles. Est-ce que vous partagez leur inquiétude ?
Pierre Karinthy : Je suis ébloui par l’intelligence artificielle. C’est une technique extraordinaire. Alors les dangers sont partout. Il suffit de voir la grève des scénaristes puis des comédiens américains. Et elles sont justifiées. Le problème est double : il y a le problème de savoir si les gens vont perdre leur travail, c’est un problème important qui est hors sujet ici et le problème de savoir si la qualité va à être atteinte ou non…. ça ne peut pas être exclu dans certains cas. Il y a une telle puissance. L’ordinateur a gagné aux échecs. A gagné au go. On arrive ici à l’intelligence en un plus large. Qu’est-ce qui va se passer ? On ne sait pas.
Judith Karinthy : Je suis toute ébahie, émerveillée, pleine d’admiration. On a joué avec cet outil-là.
Pierre Karinthy : J’ai demandé qu’il écrive un poème à la façon de Radnóti. Et il a fait une chose parfaitement valable.
Judith Karinthy : C’est inquiétant, ça c’est sûr.
Il ne devait pas être évident de faire publier un auteur étranger non contemporain comme Frigyes Karinthy ou un auteur contemporain relativement peu connu en France comme Ferenc Karinthy. Quels conseils donneriez-vous aux traducteurs en début de carrière ? Comment approcher un éditeur français ?
Judith Karinthy : Il faut avoir de la chance et des relations personnelles.
Pierre Karinthy : L’exemple de Viviane Hamy peut être intéressant parce qu’elle s’est lancée dans la traduction de Karinthy et de Kosztolányi et d’autres parce qu’elle était débutante, elle lançait sa maison d’édition, et elle a cherché des auteurs dont le droit d’auteur était en cours de péremption. C’était une façon de démarrer. C’est une coïncidence. C’est ce qu’on peut appeler de la chance.
Parfois, on nous demande un texte. Il y a des cas intéressants, par exemple Reportage céleste, un livre magnifique, moins connu que Voyage autour de mon crâne. Pour moi, c’est un livre magnifique. C’est une école d’édition à qui se trouvait à Nantes qui un jour passe à l’Institut hongrois et qui dit : tiens, si vous aviez une idée de traduction pour faire éditer à titre pédagogique, à titre d’exercice pour notre école d’édition. Oui. On l’a sous la main. Je vous la donne. Mais c’est épatant ! Reportage céleste a été édité par les Editions du Passeur (une édition-école qui n’existe plus). Mais ils ont été visités dans un stand du Salon du livre par Jean-Claude Zylberstein, conseiller littéraire chez 10/18 et il exige ce livre pour sa maison d’édition ! C’est édité par 10/18, mais la distribution est restée confidentielle car ils n’avaient pas de diffuseur mais là c’est Cambourakis qui tombe dessus. Il a été édité par trois maisons d’édition ce roman.
Vous avez choisi de traduire un extrait du roman Ősbemutató (‘Première’ en français) de Ferenc Karinthy.
Pierre Karinthy : Le titre est un sujet de débat. Première ou Création.
Fondé sur les expériences de l’auteur en tant que dramaturge dans plusieurs villes hongroises, le livre nous offre à la fois un panorama ironique de la vie de province et des réflexions très personnelles sur le théâtre et l’histoire hongroise. Pourquoi avez-vous choisi ce texte ?
Judith Karinthy : Je pense que les traductions des Karinthy de toute la famille, de la dynastie presque, c’est une bonne moitié de notre travail de traduction. L’autre moitié était consacrée à d’autres auteurs, bien entendu. Bon, pour les Karinthy, je pense qu’on a quasiment terminé Frigyes Karinthy les traductions vers le français, mais pour Ferenc aussi on voudrait faire la même chose.
Une question dans la question : Szellemidézés, vous envisagez de le traduire ?
Pierre Karinthy : Nous l’avons traduit. Il est dans le tiroir.
Judith Karinthy : Et même Jean-Luc Moreau l’a vérifiée. On a eu des discussions intéressantes avec lui. Je pense que ça cherche un éditeur. C’est ce qu’on appelle un kisregény (court roman), ça pourrait paraître avec les pièces de théâtre et Szellemidézés (Évocation des esprits). Pour Ferenc Karinthy, on a beaucoup travaillé, on a beaucoup publié aussi. On pourrait continuer longtemps. Il y a de très belles nouvelles, de longues nouvelles de 20-30 pages qui sont vraiment excellentes mais on n’a pas encore trouvé d’éditeur pour un vrai recueil de nouvelles.
Pierre Karinthy : Il y a quand-même L’âge d’or.
Judith Karinthy : Mais le roman Épépé est passé par quatre éditeurs successifs. Ça c’est un véritable succès. On rencontre des gens dans la rue, dans le métro à Paris, et dès que je me présente, ils disent, ah, c’est l’auteur d’Épépé. C’est entré dans la connaissance collective.
Alors Création ou Première, c’est un roman que j’aime beaucoup. J’étais présente auprès de mon père quand il l’écrivait. J’ai assisté à des discussions avec les personnages représentés dans l’œuvre. La naissance du livre c’était un moment de ma vie, de mon quotidien. Je m’en sens vraiment très proche.
(1) https://litteraturehongroise.fr/judith-et-pierre-karinthy/
(2) Interview de Judith et Pierre Karinthy, traducteurs d’Épépé de Ferenc Karinthy par Guillaume Richez, Les Imposteurs, 16 février 2017
(3) https://www.atlas-citl.org/wp-content/uploads/2023/03/Tribune-ATLAS-ATLF-3.pdf
Interview par Gábor Orbán
Photos : Fortepan, Wikimedia Commons
(Transcription de l’interview réalisée dans le cadre de l’atelier de traduction littéraire de l’Institut Liszt le 29 septembre 2023, à l’Inalco.)