Le 9 octobre 2024, à l’occasion du 35ème anniversaire de la mort de Sándor Márai, l’Institut Liszt Paris a organisé une lecture-spectacle de textes de Sándor Márai par Les Livreurs. Ce programme a eu lieu à l’Hôtel littéraire Le Swann, un lieu mythique de la littérature hongroise où le célèbre poète hongrois Endre Ady demeura lors de ses voyages parisiens entre 1904 et 1911. Pour introduire cette soirée, Guillaume Métayer, traducteur du hongrois et de l’allemand, poète, directeur de recherche au CNRS où il travaille sur les Lumières et leurs héritages (Nietzsche et Voltaire, 2011 ; Anatole France et le nationalisme littéraire, 2011), ainsi que sur les rapports entre poésie, philosophie et traduction (A comme Babel, 2020, avec une préface de Marc de Launay) a préparé un texte sur Sándor Márai. Nous avons le plaisir de publier ce texte et de le faire découvrir à celles et ceux qui n’étaient pas présent(e)s lors de notre programme.
Guillaume Métayer :
Sándor Márai (1900-1989)
Sándor Márai est le nom d’une tragédie et d’un miracle.
La tragédie, c’est un écrivain en exil, comme Œdipe à Colonne, et qui met fin à ses jours en 1989, sans savoir que le régime qui l’a excommunié en le traitant d’auteur bourgeois est en train de vivre ses derniers jours. Le tragique repose, on le sait, sur l’aveuglement. Il repose aussi sur ce qu’un critique allemand d’origine hongroise, Péter Szondi un rescapé hongrois de la Shoah, acheté aux nazis avec son père le psychologue Léopold, par le fameux « train de Kastner », appelle « la dialectique tragique » : ce que je fais pour échapper à mon destin est précisément ce qui m’y précipite. Je quitte Thèbes et je rencontre mon père à un carrefour… De même, ce que Márai fait, déjà tragiquement, pour fuir le monde pourri par le communisme soviétique, mourir, la plus radicale des fuites, est précisément ce qui l’empêchera d’en vivre l’après… Et tragiquement, Márai ne connaîtra pas non plus le miracle de son succès posthume…
Car le miracle, qui arrive très rarement, c’est qu’un auteur oublié, écarté, exilé, se mette d’un coup à devenir un succès et un succès durable. Or, chez Márai, ce miracle se double d’un autre : qu’un auteur hongrois devienne un succès mondial. Il n’y en a, de fait, pas beaucoup. Il n’y a, on le sait, qu’un seul Prix Nobel de littérature hongrois, Imre Kertész, en 2002. Et aujourd’hui encore, alors que cette distinction prestigieuse sera remise demain, l’Académie suédoise vient de reconnaître, suite à la lettre ouverte de William Marx, professeur au Collège de France, qu’elle a un biais : elle n’est pas très capable de primer des auteurs de langues dites « petites »… D’ailleurs, elle semble penser plutôt ici au « Sud global » qu’à l’Est voisin… Pourtant, nous espérons tous que demain (ou un jour…), un prix Nobel hongrois, László Krasznahorkai sera primé…
Sans doute, toutefois, Krasznahorkai n’est-il ni pas autant que Sándor Márai ce que Gisèle Sapiro, dans un livre qui vient de paraître, appelle « un écrivain mondial ». Mais Sándor Márai, lui, a réussi à le devenir et à l’être sans l’aide d’une distinction internationale d’un tel renom, par la pure et simple force de sa prose, de son art consommé de la narration. Il a suffi d’une traduction dans les années 1990, italienne d’abord, française ensuite (ou l’inverse, ce point n’est pas toujours très clair, j’inclinerais à penser que les Français avaient, comme toujours, cinq minutes d’avance sur les autres…), d’un roman sous un titre plus bref que l’original, Les Braises en français, en italien Le Braci à la place de « Les bougies brûleront jusqu’au socle » (A gyertyák csonkig égnek). En anglais, comme un jeu de mot implicite entre les langues, le titre, repris au laconisme efficace des versions française et italienne, est Embers, sorte d’étrange écho polyglotte et phréatique au hongrois Ember, l’être humain… C’est bien le duel de deux « ember », braise et humains, trop humains, qui sont aussi deux amis et deux ennemis pour la vie que nous dépeint ce roman classique, ce livre qui fut traduit en une soixante de langues !
Notons bien qu’il ne s’agit pas de traductions patrimoniales, parce qu’il faut que le livre apparaisse dans un maximum de langues, mais bien d’un vrai succès public. Je me souviens, par exemple, d’avoir vu, il y a 20 ans, des gens qui lisaient Sándor Márai dans le métro parisien. Cela ne m’était jamais arrivé avec Krúdy, Kosztolányi, Karinthy même, ni père ni fils…
Non, Márai est devenu un succès mondial alors qu’il écrit dans une langue réservée aux (un)happy few, le hongrois… Je ne vois qu’une ou deux autres célébrités littéraires magyares à son niveau de célébrité, sans remonter jusqu’au poète romantique Sándor Petőfi peut-être, à son époque, car aujourd’hui il est quelque peu oublié, ni même à Imre Madách traduit au moins 11 fois en allemand ai-je lu, 3 fois en français en tout cas, et dans de nombreuses autres langues (il s’agit encore d’ember mais cette fois de sa tragédie), je pense à Ferenc Molnár et en particulier aux Garçons de la rue Paul, A Pál-utcai fiúk, qui date de 1906 même si la première traduction française a paru en 1937. Récit « jeunesse » traduit dans des langues cette fois innombrables, souvent plusieurs fois dans la même langue, et parfois même devenu une lecture obligatoire au programme des écoles en dehors de la Hongrie, adapté, plusieurs fois aussi, au cinéma… Les Braises de Márai ont, elles aussi, été portées à la scène, à l’écran. Publiées en 1942, elles ont mis une cinquantaine d’années avant d’être redécouvertes…
Redécouvertes : car Márai avait déjà joui d’un certain succès. Il se décrit lui-même parfois, dans son Journal, comme un écrivain qui marche bien. Anatole France, le roi des auteurs oubliés, dit quelque part qu’aucun écrivain ne peut renaître s’il n’a d’abord été, tout de même, reconnu de son temps. Succès peut-être… mais relativement limité tout de même en France… J’en veux pour preuve, si vous me permettez, une anecdote personnelle : j’ai acheté il y a quelques années, pour une somme extrêmement modique, un exemplaire dédicacé à Marcel Arland des Révoltés d’un certain Alexandre Marai – visiblement le libraire n’avait, pour ma plus grande joie, pas reconnu Márai Sándor… Je le garde précieusement, comme une relique, une ostie de San Gennaro qui, enfin, ne saigne plus…
Márai, depuis les Braises, n’a cessé d’être traduit en français avec le plus grand succès. Depuis, c’est tout une entreprise d’édition et de réédition de ses œuvres à laquelle nous avons assisté avec bonheur en France, appuyée sur le travail de l’excellente traductrice Catherine Fay, ainsi que sur l’expertise du professeur de littérature hongroise à l’INALCO András Kányádi. Nous avons eu de nombreux romans, nous avons eu de larges extraits du Journal. Nous avons même un livre bilingue pour celles et ceux qui veulent s’exercer à parler la langue de Vasarely, Rubik, Hantai, Brassai, Bartók et Endre Ady, le poète symboliste qui vécut dans cet hôtel littéraire le Swann, André Kertész auquel tous deux étaient liés, à Paris. Sur ce point, je vous rappelle le roman Les Étrangers et la phrase célèbre : « Nous avions prévu de séjourner 3 semaines à Paris, nous y restâmes 6 ans »… En même temps, le contact avec la France victorieuse de l’après-guerre ne fut pas toujours très facile, nous entendrons tout à l’heure un témoignage sur le fameux Montparnasse des années folles pas tout à fait idéalisé par notre écrivain.
Toutefois, avant d’écouter les Livreurs sonores qui vont nous mettre dans l’oreille les mots français de Márai, je voudrais dire encore un petit mot sur lui. Je pense que ce miracle de devenir un écrivain mondial à partir d’une langue aussi peu parlée que le hongrois, disons 10 millions de locuteurs environ, Márai le doit à la nature de son talent. Il le doit à son dosage parfait entre le narratif, le descriptif et l’aphoristique. Il y a un bréviaire de sagesse, de maximes, de remarques profondes à se constituer avec son œuvre. Márai était d’ailleurs un grand admirateur des moralistes français du XVIIe plus encore, me semble-t-il, que du XVIIIe siècle. Jamais de surcharge ou de tunnel descriptifs ou de longues digressions réflexives chez Márai, qui ne perd jamais de vue l’efficacité dramatique du récit.
Surtout, je crois qu’il n’est pas devenu par hasard un écrivain mondial. C’est qu’avant même d’être un écrivain exilé, il a presque toujours été un auteur cosmopolite, un citoyen du monde polyglotte, un vrai Européen, fût-ce transplanté dans le Nouveau Monde : et je crois qu’il a intégré ainsi, dans la langue hongroise, une forme d’internationalité et, pour ainsi dire, d’universalité pratique et non pas théorique comme l’internationalisme purement militant et déclaratif de certains. On le voit bien dans son Journal, Márai lit et relit la littérature mondiale – notamment la française d’ailleurs ! – dans le texte. Il a utilisé la langue hongroise sans jamais fétichiser l’ungaricum. En ce sens, il a eu plus de chance – mais peut-être exerce-t-il moins de charme sur les Hongrois – que son maître Gyula Krúdy. Notre ami Ákos Cseke a consacré jadis un article sur « Sándor Márai lecteur de Krúdy » dans La Fortune de Sándor Márai dirigé par András Kányádi. Et il pose bien la question essentielle que pose Márai lui-même : Krúdy n’est pas traduisible. L’essentiel est perdu : la parodie. Malgré tout, sans la strate Krúdy, rendue par lui universelle, il n’y aurait pas pu y avoir Márai, et son charme, son élégance plus accessibles mais envoûtants dont les lecteurs vont nous donner à présent un aperçu. Bonne écoute !