Interview avec Joëlle Dufeuilly

À l’occasion de la sortie de Thésée universel de László Krasznahorkai, la traductrice Joëlle Dufeuilly a accepté de nous parler de son passionnant travail.

Votre traduction du livre de László Krasznahorkai, Thésée universel, est publiée chez Vagabondes depuis mi-avril, pouvez-vous nous parler de cet ouvrage ?

C’est un recueil qui comprend trois discours ayant comme thème la tristesse, la révolte et la possession. Ce dernier a été ma toute première traduction, il y a de cela plus de dix ans dans le cadre d’une anthologie, Auteurs hongrois d’aujourd’hui, aux éditions in fine. C’est grâce à ce texte que j’ai fait la connaissance de l’œuvre de Krasznahorkai, du fait de sa terrible difficulté j’ai plus d’une fois failli abandonner car même mes amis hongrois ne pouvaient guère m’aider dans la mesure où ils n’étaient pas sûrs de bien le comprendre. Mais heureusement j’ai pu rencontrer Krasznahorkai à Szentendre et on a passé plusieurs heures à décortiquer le texte, il m’a ainsi beaucoup aidé et du coup ce fut passionnant à traduire et j’ai vraiment adoré. Par contre, lorsque j’ai revu le texte des années après pour y inclure les deux autres discours, j’ai complètement révisé ma traduction. Krasznahorkai lui-même a légèrement modifié son texte avec le recul, plusieurs années après. C’est après la traduction de ce texte que j’avais entrepris de traduire Tango de Satan et de le proposer à des éditeurs, cela marquait donc le début de mon histoire avec Krasznahorkai.

Vous êtes la seule traductrice de son œuvre en français, est-ce un choix?

Oui complètement, après cette expérience du troisième discours à la fois difficile et passionnante, et dans la mesure où il n’était pas encore traduit en français, j’ai entrepris de faire un dossier sur Tango de Satan. J’ai traduit une centaine de pages pour pouvoir le proposer à trois éditeurs, lesquels ont tous eu des réactions très positives. C’est finalement Gallimard qui l’a pris. La traduction de La Mélancolie de la résistance apparaissait ensuite comme une évidence.

Lequel trouve d’ailleurs beaucoup d’échos dans Thésée universel.

Oui bien sûr, et d’ailleurs ça aurait été stupide de traduire le premier discours avant, il faut presque connaître le roman avant d’entreprendre la lecture de Thésée universel, il y a en effet beaucoup de références avec notamment l’épisode de la baleine.

Le hongrois n’est pas votre langue maternelle alors comment et surtout pourquoi avez-vous appris cette langue pour le moins difficile ?

Un peu par hasard ! Ma rencontre avec le hongrois fut pour le moins étrange. Cela fait maintenant quinze ans, aimant beaucoup les langues et tout ce qui y est lié, j’ai décidé d’apprendre une langue comme ça, pour le plaisir, sans savoir laquelle : je voulais simplement qu’elle soit peu courante. Je suis donc allée à l’Inalco, où j’ai demandé la liste des langues enseignées (il y en avait presque 80 !), je l’ai donc lue une première fois en rayant celles qui me paraissaient les moins intéressantes et gardant celles de pays faciles d’accès et assez proches de la France. Je pensais donc lire la liste au moins deux fois, mais arrivée à H, « hongrois », j’ai arrêté, c’était comme une évidence, quand bien même je ne connaissais absolument pas cette langue. Entre-temps, pendant l’été, je me suis un peu renseignée avant les cours et je me suis rendu compte que c’était une langue monstrueusement difficile et en fait j’ai tout de suite adoré. Pour moi ce n’est pas difficile, même si ça reste très différent du français.

Du coup, ce n’était pas un choix professionnel, en vue de la traduction ?

Non j’ai simplement ouvert une porte sans savoir ce qu’il y avait derrière, je n’avais aucune idée préconçue. Je ne savais même pas si ça me servirait à quelque chose. L’idée de me lancer dans la traduction est venue plus tard, très naturellement. J’ai donc passé un an à Budapest, en tant que boursière, ce qui m’a permis de découvrir et de tomber amoureuse de la littérature hongroise. Je me suis retrouvée par hasard dans un séminaire de traducteurs de la fondation Soros, où beaucoup de jeunes écrivains hongrois viennent rencontrer des traducteurs. C’était le début de ma carrière.

Aviez-vous déjà traduit d’autres langues ou est-ce le hongrois qui vous a poussé dans cette voie ?

Il y a très longtemps j’avais traduit un peu d’anglais mais c’est plutôt le hongrois qui m’a donné envie de traduire. Lors de mon année passée en Hongrie, quelques personnes m’ont demandé de traduire des petits textes, notamment de très beaux textes littéraires pour le catalogue d’un photographe, et ça m’a beaucoup plu.

Pour vous, y a-t-il un style hongrois? Quel est votre point de vue sur la littérature hongroise ?

La langue hongroise est assez formidable pour les écrivains car c’est une langue très souple, c’est assez naturel de créer son propre style, et par rapport à l’évolution de la littérature française devenue très nombriliste, pleine d’autofiction, la littérature hongroise est demeurée très exigeante, ambitieuse et ouverte. Elle s’interroge beaucoup sur le monde, bien plus que la littérature française d’aujourd’hui. C’est vrai que c’est une littérature sombre, mais cette noirceur va très souvent de pair avec l’autodérision et l’humour, c’est d’ailleurs le cas chez Krasznahorkai. De plus, même si cela va peut-être changer avec l’entrée de la Hongrie dans le monde capitaliste, il y a encore de « vrais » écrivains, qui ne sont pas pressés par les éditeurs, qui peuvent mettre cinq ou six ans pour écrire un livre, ce qui fatalement donne des œuvres plus riches. Pour moi, un écrivain qui sort un livre par an ne peut pas faire de bonnes choses ou alors très difficilement.

Avez-vous d’autres projets de traductions ?

Guerre et guerre aux éditions Cambourakis et peut être un Lázár Ervin. D’ailleurs, la littérature jeunesse est très riche en Hongrie, il y a de vrais écrivains que j’aime beaucoup. J’avais déjà publié ce type d’ouvrages chez une maison d’édition suisse, la joie de lire, pour qui j’ai retravaillé en traduisant deux petits livres d’Éva Janikovszky.

L’écriture vous tente-elle ?

Je ne crois pas, en fait ce que j’aime c’est écrire pour écrire, ce qui m’intéresse c’est la langue, c’est sa musicalité, la forme plus que le fond ; et pour être écrivain il faut du contenu. Ça me plaît beaucoup de traduire car il y a toute la partie que j’aime sans la partie création.

Avez-vous une théorie sur la traduction ?

Non, à chaque fois c’est différent et à chaque auteur c’est une vraie rencontre, chacun demande un travail différent. D’ailleurs je suis contre les théories, il y une part très sensorielle dans la traduction, dans la langue. On peut dire qu’il y a de bons et de mauvais traducteurs mais surtout de bonnes et de mauvaises traductions, on peut être très bon avec un auteur et beaucoup moins avec un autre. Avec l’expérience je connais mes qualités et mes défauts. C’est-à-dire qu’il y a des aspects de la langue où je suis à l’aise et d’autres où je le suis moins, ce que j’aime avant tout c’est la musique.

Du coup, peut-être que la poésie pourrait être une expérience enrichissante pour vous.

Et bien non ! Pour moi il est de toute façon impossible de tout rendre dans une traduction, il faut faire des sacrifices, et en poésie il y a trop à sacrifier. La langue hongroise est faite pour la poésie grâce aux suffixes, ils permettent des choses magnifiques, ce qui est très difficile de rendre en français. En plus, je me suis rendu compte que j’étais peut-être moins bonne dans la qualité des mots, certains auteurs travaillent beaucoup les mots et d’autres travaillent plus la phrase, c’est mon cas et celui de Krasznahorkai qui recherche toujours le meilleur rythme, étire, retravaille ses phrases en permanence.

 

Johnatan Joly

1 comment

  1. Bonjour
    Interview intéressante même s’il date .A quelle date a été publié l’interview ?

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