Háry János, un Tartarin magyar ?

Háry János, le vétéran de János Garay paraît aux éditions du Félin. Son traducteur, Guillaume Métayer évoque les sources européennes de ce « soldat fanfaron » à la hongroise.

S’il est un héros qui exprime l’âme hongroise, s’écrie Kodály dans une interview à la radiodiffusion française le 8 janvier 1962, c’est bien Háry János.

Comment comprendre cette assertion ? Peut-on l’accepter comme une certitude sans la mettre en doute ? Et pourquoi cette idée est-elle devenue une pareille évidence ? Pourquoi un soldat fanfaron a-t-il fini par devenir l’une des grandes figures de la culture hongroise ?

Ce sentiment est, en effet, pour le moins paradoxal.

Le type du soldat fanfaron n’a rien, en lui-même, de magyar. Il est effectivement très ancien et s’enracine dans la culture de la Grèce antique. Bien qu’il ne nous reste aucune comédie entière composée autour de ce type, le personnage de l’ἀλαζών est récurrent dans le théâtre comique grec. Il est, comme d’habitude, repris dans la culture latine. Du côté de Rome, nous avons, en revanche, une comédie entière, Le Soldat fanfaron ou plutôt le Miles gloriosus de Plaute, qui a donné son nom à ce type de personnage dans l’histoire littéraire. Pyrgopolynice, qui n’est pourtant qu’un pleutre, se vante d’exploits militaires hors pair :

– ARTOTROGUS. Je m’en souviens ; vous parlez de ce guerrier à l’armure d’or, dont vous dissipâtes les légions d’un souffle, comme le vent dissipe les feuilles ou le chaume des toits.
– PYRGOPOLINICE. Oh ! ce n’est rien que cela !
– ARTOTROGUS. Rien, par Hercule, à côté de ce que je pouvais dire… (À part) et que tu n’as jamais fait. Si quelqu’un a vu jamais un être plus menteur, plus rempli de forfanterie, je me donne à lui, je me fais son esclave, pourvu qu’il me donne une croûte de fromage quand je crèverai de faim (2).

Selon un parallèle et une métaphore qui seront indissociables de ce type comique pendant des siècles, sa vanité s’exprime aussi sur le champ sentimental, volontiers présenté comme un champ de bataille :

PYRGOPOLINICE. Entends-tu ce qu’elle dit ?
PALESTRION. J’entends ; est-elle assez joyeuse de vous avoir approché !
ACROTÉLEUTIE. L’heureuse créature !
PYRGOPOLINICE. Comme on paraît m’aimer !
PALESTRION. Cela vous est bien dû.
ACROTÉLEUTIE. Par Castor, tu m’étonnes quand tu dis que tu lui as parlé, que tu l’as prié. On dit qu’il faut s’adresser à lui par lettre ou par ambassadeur, comme à un roi.
MILPHIDIPPE. Eh ! ma foi, j’ai eu de la peine à obtenir audience.
PALESTRION. Quelle réputation vous avez auprès du beau sexe !
PYRGOPOLINICE. Je m’y résignerai, puisque Vénus le veut (2).

Force est de reconnaître que ces deux caractéristiques se retrouvent chez Háry János – à une différence toutefois non négligeable : il reste fidèle à sa bien-aimée, mais n’en est pas moins un bourreau des cœurs malgré lui, capable de conquérir une fille et femme d’Empereur, Marie-Louise.

Le modèle antique a été imité tout au long de la période humaniste de la littérature, de la Renaissance aux Lumières, et même au-delà, sans faire exception pour Pyrgopolynice.

Le miles gloriosus est ainsi devenu un personnage de la commedia dell’arte, le Capitan, qui s’est diffusé, comme de juste, dans le théâtre français.

Or, de manière significative, le type a été, en France aussi, assigné souvent à un stéréotype sinon national, du moins régional. Le soldat fanfaron, chez nous, n’est pas censé, on s’en doute, être typiquement magyar, mais typiquement…gascon. On parle même, pour désigner ses vanteries burlesques, de « gasconnades ».

Edmond Rostand s’en souviendra dans Cyrano de Bergerac, dont le titre est un nom contenant littéralement cette origine géographique, tandis que le célèbre passage des Cadets de Gascogne campe le type :

Ce sont les cadets de Gascogne
De Carbon de Castel-Jaloux;
Bretteurs et menteurs sans vergogne […] (3)

Dans Cyrano, la dualité du « soldat fanfaron », son éloquence et son impuissance, se retrouve départie dans les deux personnages de Cyrano et de Christian, ce qui permet aussi au héros de récupérer de la crédibilité, et de présenter une version positive de la hâblerie, le panache.

Il existe surtout, un siècle plus tôt, une pièce française de la fin du XVIIIe siècle qui a développé à fond cette veine du vantard du Sud-Ouest : Le Baron de Crac en son petit castel, ou les Gascons (1791). L’auteur, un certain Collin d’Harleville, a joué sur le mot « crac », qui signifie mensonge et provient peut-être d’une exclamation que faisaient les auditeurs en entendant des affabulations présomptueuses. Il renvoie en même temps à la terminaison en –ac des noms et des villes de la région. La graphie qui renvoie à un « é » chantant à la place du « e » muet de rigueur ajoute à la couleur locale. Le baron de Crac, comédie oblige, a trouvé son maître :

M. DE CRAC, s’animant.

La bataille, pour moi c’était un jour de noce.
J’ai vu plus d’une guerre; allez, jé vous promets
Qué jé n’ai pas servi, messieurs, en temps de paix.
Avec Saxe j’ai fait les guerres d’Allemagne,
Et jé n’ai pas couché de toute une campagne,
Trois fois dans un combat jé changeai dé cheval,
Et jé sauvé la vie à notre général.
Il est reconnaissant, il faut qué j’en convienne.

SAINT- BRICE.
Votre histoire, monsieur, me rappelle la mienne ;
J’ai pris seul, en Turquie, une ville d’assaut (4).

Plus tard encore, le stéréotype, resté régional et méridional, se décale de quelques centaines de kilomètres vers l’Est. Le célèbre Tartarin de Tarascon (1872) d’Alphonse Daudet est le Provençal par excellence, en pleine époque d’exaltation du félibre, la poésie occitane d’origine troubadour, qui porta Mistral jusqu’au prix Nobel. Daudet en donne une explication plaisante à cette nouvelle incarnation du miles gloriosus : le soleil qui grandit tout :

– Non ! mille fois non ! Tartarin n’était pas un menteur…
– Pourtant, il devait bien savoir qu’il n’était pas allé à Shanghaï !
– Seulement […] Il est temps de s’entendre une fois pour toutes sur cette réputation de menteurs que les gens du Nord ont faite aux Méridionaux […] L’homme du Midi ne ment pas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vérité, mais il croit la dire… Son mensonge à lui, ce n’est pas du mensonge, c’est une espèce de mirage… […] Pour bien me comprendre, allez-vous-en dans le Midi, et vous verrez […] ce diable de pays où le soleil transfigure tout, et fait tout plus grand que nature. […] Ah ! le seul menteur du Midi, s’il y en a un, c’est le soleil… Tout ce qu’il touche, il l’exagère !

Mais le Baron de Crac, contrairement à Tartarin et contre toute attente, avait un modèle extérieur qui n’avait plus rien d’antique.

À la fin du XVIIIe siècle, la littérature française résistait encore à l’influence étrangère, mais commençait à céder du terrain.

Son modèle demeurait encore quasiment invisible sous la stratégie d’effacement propre aux nationalisations françaises des thèmes et canevas importés. Pourtant, on reconnaît encore, sous la francisation, le tout récent Baron de Münchhausen…

Cette référence allemande aggrave encore les doutes sur la magyarité profonde de Háry János… De fait, l’influence de Münchhausen sur Háry János est plus sensible encore que sur la comédie de Colin d’Harleville. Pour le comprendre, il faut revenir à l’histoire littéraire hongroise elle-même.

Avant d’être l’opéra comique, littéralement le « chant ludique » (« daljáték », ou « Singspiel ») de Zoltán Kodály créé à l’Opéra royal le 16 octobre 1926 (5), Háry János fut un poème, publié près d’un siècle plus tôt, en 1843. Son auteur, János Garay, n’est passé à la postérité que pour ces quelque deux cents vers qui, sous le titre Le Vétéran (Az Obsitos), mettent en scène un certain János Háry (en hongrois, on le sait, le nom de famille précède le prénom). Or, Garay a inventé ce personnage, peut-être en s’inspirant d’une figure de Szekszárd, dont il était originaire. Il ne s’agirait donc pas d’un personnage de conte populaire, ancien et ancré dans la tradition, bien que cette tendance existe évidemment partout (6), mais bien d’une de ces réinventions nationales typiques de l’époque romantique. La marque de Münchhausen est évidente. Avec le fameux ouvrage allemand de Raspe et Bürger, le comique a subi une mutation essentielle. Elle est passée de la moquerie sociale à la fantaisie littéraire.

Le ressort comique de l’hyperbole a basculé dans la poésie. Il ne s’agit plus seulement de parodier l’épopée, comme dans l’antiquité et à l’âge classique, mais de donner à voir des hâbleries indissociables d’un nouveau registre d’imaginaire, à la fois burlesque et onirique. Ainsi, au boulet de canon de Münchhausen répond, si l’on veut, la pince de crabe géant avec laquelle János soulève un cosaque :

Ah ! Il conta pour nous nombre d’exploits vaillants,
Soixante-dix-sept pays dont nul n’eut jamais vent,
Dans le pays de France, il nous narra surtout,
Sur le bord de la mer, du côté de Padoue,
Qu’avisant sur la rive un crabe colossal
De sa pince il leva un cosaque à cheval.

À la neige qui descend en une nuit et révèle que le cheval du Baron avait été attaché à un clocher d’église correspond la marche de Háry János monté tellement haut dans les montagnes, si près du soleil qu’il doit y ramper ventre à terre pour ne pas brûler son « toupet » :

Et tandis qu’il entrait en belle Tyrolie
Il se hissa si haut dans les monts de Styrie
Qu’afin que le soleil n’enflammât son toupet,
Tout du long sur le mont à plat ventre il rampait,
Et à Mantoue un jour, campant à sa façon,
Vrai lion combattit les sept chefs d’un dragon.

János Garay hérite de cette fantaisie propre au Sturm und Drang dont Les Aventures du baron de Münchhausen signent l’émergence, même s’il n’est pas impossible de voir dans le Candide de Voltaire et son baron westphalien de Thunder-den-Tronck qui « faisait des contes » dont tout le monde riait, une anticipation de cette évolution. Chez Voltaire déjà, en avance sur la comédie strictement sociale de Collin d’Harleville, l’esprit didactique des Lumières finit, à force de déployer ses démonstrations par l’absurde pour ridiculiser ici l’optimisme, par verser aussi dans la fantaisie la plus débridée, voire, avec l’épisode d’Eldorado, dans le pur merveilleux. Toutefois, chez Garay comme dans Münchhausen, nulle prétention au « conte philosophique » : le nonsense anglo-saxon (Raspe est passé par l’Angleterre) se suffit à lui-même, sans autre forme de moralité ou de leçon métaphysique. Il est toujours loisible aux interprètes d’inventer une philosophie à partir de son esprit et de son humeur (« humour »), mais certainement pas d’en extraire la « substantifique moelle » d’un discours savamment construit et articulé.

Que reste-t-il donc de hongrois à Háry János, à part le costume ?

La naturalisation du type s’est-elle contentée de jouer sur le mythe hongrois du hussard (7)? La tradition équestre des Hongrois suffit-elle à magyariser le personnage ? On a peine à croire cet habillage suffisant à former une figure nationale. Quant à l’aventure qui mène János à capturer Napoléon, elle n’est, là encore, qu’une actualisation du mythe, sa modernisation, sans pourtant que cette relation à l’Empereur des Français puisse renvoyer à quelque caractère spécialement pannonien. Dira-t-on alors que la relation avec l’empereur François en fait une particularité locale ? Dans ce cas, il faudrait oublier que les voisins slovènes ont, eux aussi, à peu près au même moment, un personnage que sa force surhumaine fait remarquer de l’Empereur d’Autriche. Le Martin Krpan de Levtsik (1858) se retrouve aussi à Vienne, et sauve la Monarchie d’un géant maléfique, symbolisant les Turcs… Comme Háry domptant Lucifer, il teste les chevaux de l’Empereur en les tirant, un à un, par la queue, et finit par revenir à sa bonne vieille jument, sa plus robuste Rocinante (8). Sans doute ce point commun aréal, centre-européen, nous rapproche-t-elle au moins de la raison du succès hongrois de ce mythe moderne.

Háry János, qui apparaît cinq ans avant la Révolution de 1848, a directement inspiré, deux ans plus tard, l’un de ses plus célèbres acteurs, le poète Sándor Petőfi, dans ce qui est l’un des grands classiques de la littérature hongroise, l’épopée merveilleuse et fantaisiste, d’un autre János, Kukoricza, « Jean Maïs », enfant de la balle que ses exploits uniques élèvent au statut de « Jean le Preux », János Vitéz. Ce János-là, comme Háry, escalade les montagnes, arrive à « une heure de marche du soleil », combat, contre les Turcs, aux côtés de Français encore plus imaginaires que les soldats fantoches du Napoléon de Garay et Kodály, retrouve la fiancée de son village, Iluska…

En somme, Háry János exprime bien une forme de l’ambition nationale et géopolitique hongroise qui se heurte à la réalité étriquée de l’Empire Habsbourg, au moment du réveil des nationalités, s’y débat comme dans une cote mal taillée, un costume mal adapté, à la fois trop petit et trop grand.

En somme, le jeu entre le verbe et la réalité, qui n’était qu’un sujet comique dans le mythe traditionnel du miles gloriosus, a pris les couleurs d’un vrai enjeu historique, celui d’un « petite État », pour reprendre la terminologie d’István Bibó, qui rêve de grandeur dans un espace contraint. La fantaisie touche au fantasme. Elle n’est ni aussi légère et unilatéralement railleuse qu’elle le fut des siècles durant, ni aussi gratuite que dans sa version Sturm und Drang. Elle a quitté la comédie de caractère, la satire sociale et le pur délire pour rejoindre l’imaginaire d’une nation.

C’est de cette naturalisation en profondeur du type qu’a hérité Zoltán Kodály. Or, le musicien est, on le sait, un fin connaisseur de la culture de son pays. Après sa thèse sur les liens entre la poésie et la chanson hongroises, il a arpenté les régions proches de sa région natale, le Felvidék, pour aller chercher à la source dans sa vérité orientale et pentatonique la musique hongroise traditionnelle, qui avait fait florès chez les Romantiques du siècle précédent, Beethoven et son verbunkos du finale de la IIIe Symphonie, Brahms et ses Danses hongroises, Schubert et sa Mélodie hongroise, et, bien sûr, Liszt, l’enfant du pays et ses virevoltantes rhapsodies.

Seulement, l’histoire se répète, et alors même que les Hongrois avaient réussi à se hisser quasi au niveau des Autrichiens au sein de la Double Monarchie à partir du Compromis de 1867, l’Empire s’est écroulé avec la défaite de 1918. Soudain, les territoires qu’explorait Kodály sont, au moins pour partie, passés à l’étranger, la Slovaquie en l’occurrence – tandis que la Transylvanie où son confrère Bartók officiait est devenue roumaine. Soudain, la différence entre les propos de Háry János et la réalité reçoivent une nouvelle traduction géopolitique. Désormais, toute la Hongrie ressemble à ce Háry János dont le verbe épouse des contours imaginaires. Le talent de Kodály consiste à saisir au vol cette disproportion entre Hongrie d’hier et Hongrie d’aujourd’hui. En même temps, en remettant sur scène le type du vétéran, il ne peut que rencontrer l’expérience quotidienne de ceux qu’il est convenu de nommer désormais les « anciens combattants ». Cela dit, à la place de la nostalgie et de ses dangers, Kodály propose, de cette perte, une version allégée par l’humour et transcendée par la musique. Le jeu entre la sentimentalité de la musique et le comique des aventures apparaît comme une manière intelligente de faire le deuil, capable de conserver le sens d’une vraie grandeur, ancienne ou à venir, fixée dans l’œuvre d’art, sans reculer sur la lucidité et l’évidence du terrain perdu.

À cet égard, on peut dire que c’est bien le Háry János de Kodály qui exprime une formalisation historiquement déterminée et viable de cette « âme hongroise » qu’il célèbre (9). Ce sont d’ailleurs plutôt les épisodes du Daljáték qui sont cités quotidiennement par les Hongrois, plus que les aventures du héros originel de Garay. Sans doute le talent de ses librettistes, Béla Paulini et Zsolt Harsányi, célèbre auteur de La Vie de Liszt est un roman, n’y est-il pas pour rien. Mais surtout, c’est le jeu entre la musique et le texte qui redouble, lui aussi, l’intervalle entre le verbe et le réel, la performativité parodique (le « dictum factum » récurrent du poème de Garay), ou du moins la puissance d’auto-persuasion des bravades, souvent notées dans la tradition, et qui le transfigure. En effet, Kodály a conçu son opéra comme une vitrine de la musique hongroise populaire et traditionnelle. Il s’est flatté de faire, à sa manière, une œuvre collective et non seulement personnelle, et d’avoir « enfilé les perles » qu’il avait découvertes dans ses excursions savantes et passionnées. L’esquisse de Garay prend alors une épaisseur inédite. En un sens, Kodály aurait pu sertir ces mélodies autour de n’importe quelle autre trame de la littérature nationale ; en un autre, il a choisi un personnage qui permet de se situer sans cesse au lieu précis où la grandeur bascule dans le burlesque et le burlesque dans la grandeur (10). Toutes ses mélodies et leurs paroles dessinent une carte de la Hongrie, Balaton poissonneux et Bakony dans la chanson à boire de Marci, lignes de la Tisza et du Danube dans l’air amoureux « Tiszán innen, Dunán túl » chanté en duo par Háry et Eörzse, éloge des deux clochers de Nagyabony face aux trente-deux de Milan qui rappellent l’opposition, chez notre Du Bellay, du « petit Liré » et des « palais romains ». Elles ébauchent également une histoire poétique, puisque certains textes sont dus à des poètes du XVIIIe siècle comme László Amade auquel il emprunte en le modifiant un peu le poème « Le recruteur » (« Toborzó » : « A szép fényes katonának »), dont le poète János Arany lui-même a créé la mélodie en 1884. Tout se passe comme si l’élan de Háry János, comique en surface, était transfiguré par la puissance de la musique qui joue le rôle de signe de la richesse effective d’une culture qui mériterait sans doute un meilleur destin.

La musique rend émotionnellement crédible ce qui est intellectuellement invraisemblable.

Le panache de Kodály consiste à sourire de ce fossé, même si les accents de mélancolie ne sont pas absents de cette sagesse, comme le moment final où Háry parle de labourer la cour du Kaiser (« Felszántom a császár udvarát ») et de lui faire savoir ce que les Hongrois ont sur le cœur. Le jeu des disproportions et l’oscillation entre la distance comique et la profondeur musicale a su génialement exprimer sinon une hypothétique âme hongroise, du moins une position de ce peuple d’Europe centrale, à ce moment particulier de son histoire dont les aléas plus récents, tels que la Révolution de 1956, ont confirmé la structure. Il est temps, pour conclure, de laisser la parole à Bartók : « Si l’on me demandait quelles sont les œuvres qui incarnent le plus parfaitement l’esprit hongrois, je répondrais : celles de Kodály. Ces œuvres sont une profession de foi de l’âme hongroise. L’explication formelle de ce phénomène est à rechercher dans le fait que l’activité musicale de Kodály prend exclusivement racine dans le sol de la musique populaire hongroise. Par contre, la motivation profonde provient de la foi et de la confiance inébranlables de Kodály en la force constructive de son peuple ». Le musicien érudit a su choisir un mythe parfait, qui, dans le mélange du sentiment et de l’humour, du Verbe haut et de la lucidité, de la fantaisie et de la musique, capte le complexe de disproportion d’un « petit État » doté d’une longue culture.

(1) Trad. Édouard Sommer, Hachette, 1876. Acte I.
(2) Acte IV, scène 6.
(3) Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac (1897), acte II, scène 7.
(4) p. 20.
(5Les Aventures de Háry János de Nagyabony au burg de Vienne op. 15, Singspiel en cinq aventures avec un prélude et un finale. Kodály, persuadé que son œuvre ne passerait pas les frontières de la Hongrie, en tira l’année suivante la Suite Háry János qui bénéficie effectivement d’un grand aura international, lentement rattrapée par l’opéra originel. L’opéra, de structure très élastique, a subi de nombreuses transformations et mutilations volontaires, Kodály retirant d’abord les railleries trop marquées sur la famille impériale, puis sur la « famille juive » après la Seconde Guerre Mondiale.
(6) « Devant moi, neuf Turcs, six Tatars /me sont château de moustiques / Je leur fauche leurs boutons /et je leur coupe le cou. ». Voir Erdélyi János, Népdalok és Mondák, Budapest, 1846-1848, I, 360] cité par Turbet-Delof, Jean le Preux de Petőfi, PUF, 1954, p. 94.
(7) Voir Erdélyi János, op.cit., cité par Turbet-Delof, Jean le Preux…, op. cit., p. 93.
(8) Voir Fran Levstik, Martin Koeurpane du Haut, trad. Zdenka Štimac, illustré par Sophie Lecomte, Montreuil, Éd. franco-slovènes & Cie, 2014.
(9) Simplement, la raison n’en est peut-être pas, comme l’affirmait le compositeur dans l’entretien radiophonique cité plus haut, parce que les récits de Plaute, Collin d’Harleville, Raspe-Bürger et Tartarin « relèvent de la pure fiction », car Münchhausen était un personnage historique, et Daudet raille la forfanterie typiquement coloniale de son entourage. Il arrive aussi à Kodály de s’inquiéter aussi du caractère magyaro-centrée de sa propre œuvre. Voir Jean-Pierre Amann, Kodály, suivi de huit lettres à Ernest Ansermet et de la « Méthode » de Kodály, Lausanne, Éditions de l’Aire, 1983.
(10) A contrario, Münchhausen, moins politique, a donné son nom à deux syndromes : l’exagération de ses maladies ou de celles des autres, « par procuration » ; un syllogisme insoluble par analogie avec le moment où le baron prétend s’être sorti lui-même de l’enlisement en se tirant par les cheveux (Les Cheveux du baron de Münchhausen : Psychothérapie et Réalité, éditions du Seuil, collection Points essais, avril 2000). Nul hasard si la réécriture des Aventures du Baron est parfois attribuée aussi à Lichtenberg, si l’on songe à son célèbre « couteau sans lame auquel ne manque que le manche ». La recension de Károly Aszlányi dans Nyugat (1926, numéro 21) est sur cette même piste : « A súlyos, gyakran szomorú népdalmotívumok aláfestik, szinte realizálják a fantázia hallatlan szárnyalását, máskor magukkal ragadják Háryt is és minden szónál többet mondanak ».

 

Guillaume MÉTAYER