Ferenczi et la littérature

Sur les relations littéraires du psychanalyste hongrois né il y a 150 ans

« Les véritables praticiens de la psychologie
étaient les auteurs de fiction» (1)

« Je soupçonne qu’il était poète. Non qu’il écrive des poèmes, mais il savait ce que savent les poètes : sonder ce quelque chose qui n’est pas exprimable par des mots, le véritable secret d’une âme, de la vie. Quand j’étais à ses côtés, je l’observais avec impatience, j’attendais qu’il le dise, mais il ne le disait jamais. Pire encore, il est mort. J’ai l’impression de rester sans réponse. C’est pourquoi sa mort me révolte. », écrit Sándor Márai (2) en 1933 quand Ferenczi meurt âgé de 60 ans à peine.
Cette proximité à la fois humaine et professionnelle entre l’écrivain et le psychanalyste perceptible dans cette citation caractérise les relations qui se sont immédiatement tissées entre Ferenczi et les cercles littéraires hongrois. « Devenu, en 1908, le “correspondant“ de Freud à Budapest, Ferenczi n’a de cesse d’introduire la psychanalyse chez les médecins hongrois, sans relâche, mais sans succès jusqu’en 1913. Son échec à trouver des pairs lui permet seulement de constituer un embryon de Société psychanalytique : un seul médecin l’a rejoint. Il ne peut compter que sur des “profanes“».(3)
Parmi ces profanes se trouve Ignotus, rédacteur en chef de la revue Nyugat (Occident), un ami et l’un des premiers patients de Ferenczi, dont l’appui se révèlera déterminant pour ce pionnier de la pensée freudienne en Hongrie. Des années plus tard, Ferenczi se souvient de cette période dans un article d’hommage célébrant les 50 ans de son ami : « Mes impressions se résument dans un seul mot : compréhension. C’est la compréhension que tu m’as offerte. Ce qui n’est pas peu considérant que j’étais le seul représentant d’un nouveau courant des sciences de l’âme dans ce pays, seul en face de la foule qui s’est montrée tantôt condescendante, tantôt moqueuse et parfois, franchement injurieuse. Dans une telle situation, c’est énorme de trouver quelqu’un qui, grâce à son génie, embrasse d’un clin d’œil toutes les perspectives que ce nouveau courant avait ouvertes à la connaissance, quelqu’un qui « n’était que » poète et écrivain hongrois, mais qui, guidé par l’intuition certaine d’une intelligence disciplinée, m’a suivi dans mon chemin sans hésiter, car nous cherchions tous les deux la Vérité. »(4)
Mais Ignotus n’est pas le seul homme de lettres avec qui Ferenczi entretient des relations étroites. « Écrivains et artistes fréquentaient son cabinet boulevard Erzsébet ainsi que sa table du restaurant Royal juste en face, tout comme d’autres lieux de la vie mondaine. Ferenczi avait une nature curieuse, un raisonnement intuitif ; il se montrait cordial et particulièrement intéressé par l’âme complexe des artistes : ce n’est pas un hasard si plus tard il a été surnommé le “spécialiste des cas désespérés“. » (5) Kosztolányi, Karinthy, Milán Füst, Gyula Krúdy font partie de ses interlocuteurs réguliers. La psychanalyse a exercé une influence importante sur les écrivains de la Nyugat, l’anthologie Cure d’ennui Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi (Gallimard, 1992) en témoigne, mais Ferenczi a également tiré bénéfice de ces relations. « Ferenczi joua donc un rôle non négligeable dans le renouveau des lettres hongroises, et nombreux sont les romans, nouvelles et écrits en tous genres qui n’auraient peut-être jamais vu le jour sans l’influence que ses œuvres et sa personne exerçaient sur son entourage. Mais l’œuvre de Ferenczi n’aurait pas non plus été la même si l’analyste n’avait pas été soutenu, surtout dans la première phase de l’histoire de la psychanalyse hongroise, par les meilleurs écrivains, s’il n’avait pas joui de l’amitié chaleureuse et de l’admiration dont il était entouré. » (6)
Ce serait cependant une erreur d’expliquer les amitiés littéraires de Ferenczi uniquement par une volonté de prosélytisme professionnel. Kosztolányi écrit (7) que le psychanalyste hongrois ne s’intéressait pas forcément aux écrivains qui promouvaient ou utilisaient la psychanalyse, mais à ceux qui avaient « une connivence avec leurs instincts et la nature ». Il admirait Krúdy, estimait Sándor Bródy : « Il a un sens incroyable du naturel, j’ai rarement rencontré quelqu’un qui ressentait à ce point la poésie du fonctionnement du corps humain. Bródy voit sans hypocrisie et pruderie la beauté poignante dans la vie instinctive de l’homme. […] Bródy est l’un des écrivains qui pressentaient les vérités récemment découvertes par la psychologie moderne. » (8)
D’ailleurs, la relation de Ferenczi avec Bródy date de bien avant le lancement de Nyugat, ses articles « prepsychanalytiques » portant sur des thèmes très divers, écrits avec un grand soin formel ont paru dans la revue de l’écrivain Jövendő entre 1903 et 1904. Selon ses propres mots, Ferenczi a laissé de côté son style initial, très littéraire, suite à une critique d’Ignotus : « Tu ne le sais probablement pas, mais tu m’as blessé profondément dans mon amour-propre quand tu as sévèrement critiqué le style de mes écrits. Je t’avoue que cela m’a démoralisé et m’a poussé à écrire dans un style sec et objectif évitant toute aspiration à la beauté ce qui m’a été ensuite reproché par plus d’un lecteur. Mais en fin de compte, je dois également te remercier, car cela m’a permis de m’approcher plus de l’absence de vanité sans laquelle, je crois, il est impossible d’exercer aucune science véritable. » (9)
Ignotus semble dissiper la contradiction entre littérature et science dans son texte écrit à la mort de son ami : « De la part de Sándor Ferenczi, scientifique et médecin, l’objectivité, que le scientifique et le médecin doivent toujours témoigner devant un objet à observer ou guérir, était un sacrifice. Et à l’heure de la séparation définitive, il est probablement digne de la part de l’ami qui lui dit adieu de lui faire le même sacrifie. Lui, il l’apprécierait grandement parce que comme le côté séculier rend les jésuites meilleurs prêtres, lui, il a pu devenir un grand scientifique, car, à la manière de son maître Freud, il était, en son for intérieur, poète. » (10)
Lors de sa conférence devant l’Association médicale hongroise de Kassa, Ferenczi affirme que dans le passé, « les véritables cultivateurs de la psychologie étaient les auteurs de fiction », qui communiquaient leurs connaissances à leurs semblables « sous la forme de paraboles, de contes intéressants, de drames, de poèmes et d’autres œuvres artistiques ». Ses prédécesseurs sont à rechercher parmi les écrivains et les « médecins artistiques », capables de guérir efficacement leurs patients grâce à leur intuition et à leur empathie. Pour reprendre les termes d’Ignotus, il faisait lui-même partie de ces « médecins-remède » qui possédait, en plus de son expertise, ce quelque chose impossible à apprendre, difficile à décrire qui distingue le véritable guérisseur du médecin.

[1] A pszichoanalízis a gyakorló orvos szolgálatában (La psychanalyse au service du médecin praticien), Kassai Magyar Orvosegyesület, 1923. febr. 2. In : Thalassa, 2017 (18)
[2] Élők és holtak: Ferenczi Sándor (Vivants et morts : Sándor Ferenczi), Brassói Lapok, 1933. június 14.
[3] Postface de Michelle Moreau-Ricaud In : Cure d’ennui. Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi (Gallimard, 1992, trad. Sophie Képès, texte choisis et présentés par Péter Ádám)
[4] Dr. Ferenczi Sándor, Ignotus – a megértő (Ignotus, le compréhensif), Nyugat, 1924. 23. szám
[5] Valachi Anna, A szerelem művészlelkű tudósa. Ferenczi Sándor és a magyar írók (Savant artistique de l’amour : Sándor Ferenczi et les écrivains hongrois), Holmi, 2010. április
[6] Préface de Péter Ádám In : Cure d’ennui. Écrivains hongrois autour de Sándor Ferenczi (Gallimard, 1992, trad. Sophie Képès, texte choisis et présentés par Péter Ádám)
[7] Kosztolányi Dezső : Ferenczi Sándor, Nyugat, 1933. 12. szám
[8] Dr. Ferenci Sándor, A lélek ismerője (Le connaisseur de l’âme), Színházi Élet, 1918. 51. szám
[9] Ignotus – a megértő (Ignotus, le compréhensif), Nyugat, 124. 23. szám
[10] Ignotus: Búcsúztató (Mot d’adieu), Magyar Hírlap, 1933. május 28.

Gábor Orbán

Illustration : Caricature de Ferenczi par son ami,
le peintre Róbert Berény (1924)