Nyughatatlanok (Tourmentés) de Noémi Szécsi, Editions Európa, 2011
« Dépassant ses propres attentes, ce roman peut en toute légitimité revendiquer sa place parmi les romans historiques hongrois contemporains. Le seul reproche qu’on peut lui faire, c’est de ne pas être un chef-d’œuvre et pourtant, il avait toutes les chances d’en devenir un. » (Ádám Lénárt)
Recommander un livre avec un compliment déguisé en reproche peut sembler étrange mais les mots d’Ádám Lénárt résument bien la beauté ambiguë du dernier roman de Noémi Szécsi. Car c’est un beau roman qui évoque avec un naturel surprenant le XIXe siècle et donne vie à des personnages de chair et de sang (et non en papier mâché, comme une grande partie des romans historiques actuels) tout en se montrant incapable de dénouer le fil de ses intrigues, toutes plus passionnantes les unes que les autres.
En même temps, ce manque d’aboutissement illustre bien cet univers éclaté, post-traumatique, où les émigrés hongrois errent de ville en ville, tels des astres déviés de leur trajectoire. Ces aristocrates contraints à l’exil qui ont mené une existence fastueuse, souvent fantasque en Hongrie, dont l’ultime geste fut le soulèvement héroïque contre la tyrannie autrichienne, vivent comme en suspens de leur destin personnel. Certains croient au retour, d’autres, plus idéalistes, rêvent de continuer la lutte, mais peu sont capables de tirer les conséquences qui s’imposent et de faire face à ce nouveau contexte.
« Si la patrie dont nous sommes les enfants ne plaçait pas toujours sur un piédestal la déraison, la confondant dans ses louanges avec la passion, et si elle ne méprisait pas profondément la raison… », demande Fábián, le seul d’entre eux capable d’une certaine autocritique, qui horribile dictu, va même jusqu’à travailler pour gagner sa vie. Il n’est pas étonnant que ses compagnons le soupçonnent d’espionnage au profit de Vienne…
Mais le véritable clash, culturel si l’on veut, se produit entre le noble Bárdy et sa femme, Aimée, une ex-gouvernante écossaise, à la fois sensible et pragmatique. Leur relation, qui laisse deviner les vestiges d’un véritable amour, est rongée par les difficultés financières croissantes que la famille doit affronter. Blessés dans leur amour propre, ils supportent de moins en moins les traits « exotiques » que sans nul doute ils appréciaient auparavant chez l’autre.
L’un des traits « exotiques » de Bárdy est certainement sa fierté qui peut déboucher sur un patriotisme aveugle et sa virilité qui peut se transformer en machisme. Quand Aimée lui raconte avoir vu s’embrasser les deux ex-combattants de la liberté hongrois qui habitent dans la mansarde de leur maison, sa réponse est plutôt drôle : « Assez de bêtises ! Les Hongrois ne sont pas comme ça. A quelques exceptions près, ce sont des hommes forts, baraqués, courageux avec une âme saine. »
Mais on aurait tort de réduire le roman au mélodrame d’un couple mixte sur fond d’exil. Le livre abonde en éléments hauts en couleurs qui ne manquent pas de rappeler les romans du XIXe siècle : séances de spiritisme, voyages, tempêtes en mer, visions surnaturelles, homéopathie, mesmérisme, réceptions somptueuses, amants exotiques, complots maléfiques… (Sans parler de la scène d’ouverture très cinématographique et très sanglante, digne de Quentin Tarantino.)
N’étant pas expert du domaine, je me garderais de conclusions osées sur les apports du livre par rapport à ses modèles du XIXe. Il faut quand même admettre que cela fait du bien de voir des héros de la guerre d’indépendance de 1849 fumer du haschich ou pratiquer le coitus interruptus avec leur femme. Cela ne les rend ni ridicules ni moins patriotiques mais un peu plus nuancés. Quelque chose qu’on trouve rarement chez Jókai.
Gábor Orbán