Une Francophonie millénaire, tome II. Anthologie de textes écrits en français par des auteurs hongrois, de 1918 à nos jours, éd. par P. Nagy, Honoré Champion, Paris, 2024.
Les Éditions Honoré Champion ont publié le deuxième volume de l’œuvre de Paul Nagy : Une francophonie millénaire – Anthologie de textes écrits en français par des auteurs hongrois de 1918 à nos jours. Le premier volume, couvrant la période du Moyen Âge jusqu’à 1918, était paru en 2016 chez le même éditeur.
Avant d’aller plus loin dans l’évocation de cette « francophonie », intéressons-nous d’abord à l’itinéraire de l’auteur.
Au début des années 1970, nous étions nombreux à nous retrouver régulièrement au café Zimmer, place du Châtelet, lors de conférences littéraires organisées par le cercle d’amitié hongrois. Ce fut pour nous l’occasion de faire la connaissance de Paul Nagy.
Pour beaucoup de ma génération, arrivés en France bien après la révolution de 1956, il représentait un modèle d’enracinement. Autour de leur revue d’avant-garde L’Atelier Hongrois – Magyar Műhely, Tibor Papp et Paul Nagy réunissaient à cette époque de nombreux écrivains hongrois et français.
Son livre autobiographique, que nous avons présenté avec Georges Kassai à l’Institut hongrois de Paris, est paru chez les éditions L’Harmattan en 2008. Rien que le titre, La vie qui m’a vécu, est révélateur.
Comment mieux exprimer que le destin nous surprend là où on ne s’y attend pas, et que l’on ne comprend son sens qu’après coup ? Faire œuvre créatrice, c’est justement déchiffrer ce vécu pour en faire émerger l’inouï.
Je voudrais ici reprendre une phrase d’un auteur russe, Kopalev, choisie par Paul Nagy comme viatique tout au long de sa vie :
« La création est la forme la plus noble et la plus efficace de la résistance humaine. »
J’étais bien loin de soupçonner, derrière cette figure d’homme affirmé, l’enfant de Salgótarján, vulnérable après la mort de son père au front pendant la Seconde Guerre mondiale, si meurtrière pour les Hongrois. « Pour moi, la guerre signifiait l’absence du père », écrit-il.
La mobilisation de son père dès 1938 pour une instruction militaire exceptionnelle, et les difficultés de la vie qui s’en suivaient, avaient provoqué chez lui une maturation précoce, auprès d’une mère particulièrement courageuse qui élevait seule ses trois fils.

Dans cette famille, l’amour de la littérature, de la musique et la pratique du sport faisaient partie de l’éducation.
Cependant, l’arrivée des troupes russes poussait la famille, comme tant d’autres, à fuir leur ville : une mère avec trois jeunes enfants, en plein hiver 1944, embarqués dans un train exposé en rase campagne aux bombardements. À la place du sapin de Noël illuminé, ce furent des « cierges de Staline » qui embrasaient le ciel et la campagne, permettant aux bombes meurtrières de mieux atteindre leur cible.
À la fin de la guerre, durant leur exil, la maison paternelle fut occupée par un communiste d’origine slovaque.
À leur retour, la famille devint « colocataire » de l’occupant, qui finit par repartir en Slovaquie – non sans emporter les meubles. Mais la famille put heureusement récupérer la maison.
Le fléau du communisme s’abattit sur le peuple hongrois en 1949, à l’ombre des baïonnettes de l’Armée rouge.
L’étatisation des biens, les déportations, les procès arbitraires, la sélection sociale selon l’appartenance de classe… Paul fut interdit de lycée dans sa ville, malgré d’excellents résultats, à cause de son origine bourgeoise. Véritable catastrophe pour l’adolescent avide d’études, privé du soutien de son père.
Sa mère trouva encore une fois une solution : un lycée réputé de Sárospatak, au nord-est de la Hongrie, où, malgré la solitude, il fit d’excellentes études.
Lors de la révolution de 1956, à 22 ans, le jeune homme fut confronté à l’ultime épreuve dans sa quête de liberté. Très actif dans le réseau des étudiants, il participa courageusement à cette tentative de libération nationale. L’arrivée des troupes soviétiques mit fin à cet élan. La révolution écrasée, les arrestations se multiplièrent.
Paul, arrêté avec d’autres jeunes par l’autorité militaire russe, fut condamné à mort. Ils furent sauvés grâce à l’intervention d’amis dévoués – ce qui, quelques semaines plus tard, après la reprise en main du pouvoir communiste, n’aurait plus été possible.
Ils décidèrent alors de quitter la Hongrie au plus vite.
C’est ainsi que notre auteur parvint à fuir vers l’Occident. Après un passage par un camp de réfugiés à Vienne, il réalisa son vœu le plus cher : venir vivre en France.
Accueilli chaleureusement par les Français, pris en charge comme réfugié politique, il découvrit Paris avec enthousiasme en compagnie de quelques amis, et réalisa son rêve d’entreprendre des études littéraires à la Sorbonne.
L’année suivante, deux amis déambulaient dans le Quartier latin lorsqu’ils croisèrent deux jeunes filles françaises ; l’une d’elles allait devenir la femme de sa vie. Émilienne et Paul se marièrent en 1958.
Parallèlement à ses études, l’idée de créer une revue littéraire hongroise à Paris se dessinait dès 1959. Ce fut finalement en 1962 que Magyar Műhely vit le jour, grâce aux dons et aux préabonnements.
Au fil des années, cette revue devint un lien essentiel entre les écrivains hongrois d’Europe – y compris ceux restés en Hongrie. Des écrivains français s’y joignirent également, et la revue connut un véritable rayonnement international.
Pour assurer sa survie malgré les faibles ressources, Pál Nagy et Tibor Papp eurent le courage de fonder une imprimerie, ARTIS. Ayant appris eux-mêmes le métier, ils purent faire perdurer la revue.
Cet élan aboutit à une rencontre internationale d’écrivains de quinze pays, organisée grâce au soutien d’André Malraux.
Par leur revue et leurs œuvres, ils devinrent des pionniers et des représentants de l’avant-garde littéraire.
Notons le succès du rapatriement de Magyar Műhely à Budapest dès 1989, dans une Hongrie enfin libérée du joug soviétique.
Démonstration éclatante de la maxime de Kopalev : la création comme forme la plus noble de résistance face à l’intolérable – celle-là même qui avait poussé Paul Nagy vers la France, terre de liberté et de création.
Quant à La Francophonie millénaire, le but de l’auteur est de démontrer au lecteur français que ce peuple d’Europe centrale témoigne depuis mille ans de sa francophonie à travers de nombreuses œuvres en langue française.
Tout a commencé par un événement fondateur : le premier roi chrétien de Hongrie, Étienne Ier, reçut en l’an 1000 sa couronne royale du pape français Sylvestre II.
Le premier volume de cette anthologie, du Moyen Âge au début du XXᵉ siècle, témoigne du rôle joué par la langue française. Sa présence s’étend, son usage se diversifie. D’abord limitée à la diplomatie, elle gagne la littérature, soutient des engagements politiques, puis investit la sphère de l’intime. Les textes de l’anthologie en témoignent.
Les traités entre États rédigés en français expriment la volonté de reconnaissance d’une nation menacée. Les textes philosophiques et littéraires traduisent des échanges profonds — ceux de la pensée et de la culture.
Le second volume de La Francophonie millénaire couvre la période de 1918 à nos jours. Il montre combien il était crucial pour la Hongrie de se faire entendre dans un concert des nations bouleversé par la fin de la Première Guerre mondiale.
Les enjeux, toujours diplomatiques, politiques et littéraires, s’étendent désormais aux arts, aux sciences humaines et sociales[1], et aux sciences exactes. La poésie devient « visuelle », l’essai critique ou philosophique côtoie le témoignage autobiographique.
Dans le domaine littéraire, le fil francophone mène jusqu’à « l’école française » du passé récent, dont les écrivains hongrois adoptent le style, parfois même en choisissant Paris comme cadre romanesque.
Une vingtaine d’auteurs de cette école sont évoqués dans l’ouvrage.
On y apprend qu’une part importante de l’intelligentsia hongroise a toujours été francophone — et le demeure encore aujourd’hui, malgré la large diffusion de l’anglais.
La francophonie reste une composante essentielle de la culture hongroise.
La volonté de reconnaissance s’est transformée en celle d’une nation soucieuse à la fois d’affirmer sa singularité et de cultiver un dialogue ouvert et fécond avec le monde.
[1] Pàl Nagy a aussi demandé ma contribution à l’anthologie avec l’article intitulé « La rencontre privilégiée de la Hongrie avec la psychanalyse »