Agota Kristof, écrivain francophone d’origine hongroise est décédée le 27 juillet 2011. En hommage à l’auteur du Grand cahier et du Troisième mensonge, nous publions un extrait de l’interview de Dóra Szekeres, parue sur le site littéraire www.litera.hu en mars 2011. Agota Kristof était alors à Budapest pour la remise du Prix Kossuth, la plus haute distinction littéraire hongroise.
Quel a été votre sentiment en apprenant que vous étiez lauréate du prix Kossuth ?
C’était un grand plaisir car le prix est hongrois. Sinon, les prix ne m’intéressent pas beaucoup, j’en ai suffisamment eu. C’était une immense reconnaissance quand mes livres ont été traduits en hongrois mais je ne m’attendais pas à éveiller une attention particulière. Il y a quelques années, on m’a déjà promis ce prix à deux reprises. Pour la première fois, il n’en était finalement rien, et pour la deuxième non plus, donc cette année, quand mon petit frère m’a annoncé qu’on me le décernerait, je lui demandais « Encore ? ».
L’année dernière, lors du Festival international Budapest Transfer au Musée littéraire de Budapest dont vous étiez l’invitée d’honneur, András Petőcz vous a interrogée sur le changement de langue. Vous avez répondu que vous vous êtes rendu compte très tôt qu’il fallait adopter le français si vous vouliez être lue.
Naturellement, il n’y aurait pas eu beaucoup d’intérêt à écrire en hongrois en Suisse. Cependant, j’ai continué à écrire encore longtemps en hongrois, pendant presque cinq ans.
Dans votre livre Hier, le protagoniste, ouvrier dans une usine de montres, dit : « En général, je me contente d’écrire dans ma tête. C’est plus facile. Dans la tête, tout se déroule sans difficulté. Mais, dès qu’on écrit, les pensées se transforment, se déforment, et tout devient faux. A cause des mots. » Quand vous avez écrit les premières phrases en français, vous avez fait de la traduction du hongrois ? Le message est devenu plus précis à force de passer par ce filtre de la traduction ?
Bon, je crois que c’est un problème commun de tous les écrivains. On a toujours du mal à exprimer ce qu’on a imaginé. Lorsque j’écris, je supprime sans arrêt. Je supprime beaucoup de choses, surtout des adjectifs, éléments peu réels, produits des sentiments. Par exemple, j’ai écrit un jour : « ses yeux brillants ». Puis, je me suis interrogée, « Est-ce qu’ils brillent vraiment ? » et j’ai supprimé « brillants ».
Dans Hier, il y a pourtant beaucoup de choses non réelles, rêve et réalité s’entremêlant sans cesse.
Ca, c’est différent. De toute façon, ces rêves là n’apparaissent que dans Hier. J’ai intégré plusieurs de mes anciens poèmes hongrois dans la description des rêves.
Comment avez-vous fait? Vous avez cherché vos anciens poèmes?
Ce n’était pas nécessaire, je les ai dans ma tête.
Vous avez encore beaucoup de choses en tête que vous aimeriez écrire ?
Je n’écris plus rien, je suis très malade. Ce n’est pas une décision consciente, elle s’est imposée toute seule. Tout simplement, je n’ai plus envie ni la force d’écrire. Et cela n’a aucun sens. Même s’il reste des thèmes qui m’intéressent. J’ai même commencé à écrire un livre, il y a environ deux ans. Je l’ai écrit en entier dans ma tête. Une fois écrit dans ma tête, c’est plus facile à coucher sur le papier. J’ai écrit quelques pages mais je ne cessais de répéter ce que j’avais déjà dit. J’ai recommencé, j’ai même écrit la fin à plusieurs reprises mais j’ai fini par laisser tomber.
Il y a des écrivains qui disent réécrire continuellement la même histoire.
Il est bien possible que cela s’applique à moi aussi. En écrivant mon premier roman (Le Grand cahier), je n’ai pas pensé à une suite. Puis, je n’ai pas pu arrêter, je n’ai pas pu abandonner les jumeaux. J’ai essayé d’écrire autre chose mais je n’avais en tête que les jumeaux. Il fallait que j’écrive le deuxième livre (La Preuve). Après, je pensais que c’était suffisant mais j’en ai quand même écrit un troisième (Le Troisième mensonge), car je ne pouvais pas écrire autre chose.
Dans l’Analphabète, vous écrivez avoir appris le français avec les mains. Vous dites que les employées de l’usine de montres vous ont enseigné les noms des parties du corps et de certains objets en les montrant du doigt. Quand avez-vous senti que vous maîtrisiez vraiment le français ?
Après un bon moment. Je crois que douze années se sont écoulées avant que j’écrive en français. Au début, j’ai essayé de traduire mes poèmes pour voir comment ils sonnaient en français. Puis, je me suis mise à bricoler des textes courts mais j’avançais très lentement.
Au début, j’écrivais des pièces de théâtre car c’était beaucoup plus facile. […] Ce n’était pas une langue littéraire, je ne faisais que noter des conversations populaires, des choses du quotidien. J’en ai écrit quelques unes puis quelqu’un m’a conseillé de les envoyer à la radio. Et eux, ils ont tout de suite commencé à les adapter. Cinq de mes pièces ont été diffusées à la radio. Cela m’a occupée pendant longtemps. J’ai appris comment écrire pour la radio. Je ne sais plus comment je suis passée à l’écriture des romans. L’idée m’est venue juste comme ça.
Je voulais écrire comment nous avons vécu, mon frère et moi, la guerre à Kőszeg. Dans les premières versions, mon frère et moi étions les narrateurs à tour de rôle mais c’était tellement lourd en français que j’ai réuni le « je » et le « il » dans un « nous » qui était beaucoup plus commode. Je ne devais pas préciser tout le temps qui parlait. Ainsi, s’est créé le style. Le livre n’est pas complètement autobiographique mais il y a beaucoup de vérités.
[…]
Vous allez toujours à Kőszeg?
Oui. […] Lorsque j’y vais, je la vois parfois flambant neuve, tout est rénové, repeint. Puis, au bout de deux ans, j’y retourne et tout me paraît en ruines comme autrefois. Maintenant je n’y vais plus, je n’en ai plus la force.
[…]
Esterházy a écrit de vous : « Quelqu’un regarde de loin ce que nous regardons de près ».
Je me souviens de cet article. C’est lui qui a écrit pour la première à propos de ce livre. Nous nous sommes rencontrés une fois. Ce qu’il dit est peut-être vrai mais je n’ai jamais voulu écrire un livre historique, je voulais seulement évoquer mon enfance.
Avez-vous l’habitude de feuilleter vos livres parus en hongrois ? Qu’est-ce que cela vous fait de voir le texte en hongrois ? Vous avez dit que vous avez eu du mal parfois à construire les phrases en français. Comment sonnent-elles ces mêmes phrases en hongrois ?
On me les envoie toujours. Je les regarde mais ils me rendent plutôt nerveuse. Je n’aime pas les regarder. Il y a tant de traductions que j’ai du mal à suivre. Parfois, je ne peux même pas lire mon nom. Dans le cas des traductions japonaises, chinoises et coréennes, je n’ai aucune idée du contenu. Je ne sais pas ce que les lecteurs en saisissent mais les livres ont du succès au Japon et en Russie. On m’a invitée à plusieurs reprises à Saint-Pétersbourg mais je doute que ce voyage se réalise. Les Chinois ont tout traduit sans rien payer. (Rires) Ils ont dit qu’il était impossible de changer leur monnaie ou quelque chose de ce genre mais cela m’est égal.
Par ailleurs, je reçois énormément de lettres. Beaucoup d’étudiants veulent me rencontrer car dans les écoles, on lit souvent mes livres. Ils font parfois même l’objet de polémiques et sont interdits par les parents pour leur contenu sexuel. Une fois, cela a donné lieu à un procès : un acteur a récité le Grand cahier dans un théâtre. Un professeur a emmené ses élèves voir le spectacle, ce qui a déclenché la colère des parents ; ils l’ont traîné en justice.
Mes anciens poèmes en hongrois vont bientôt paraître. J’en suis très contente. On me demande depuis longtemps de les publier. Un recueil bilingue va bientôt sortir. J’ai conclu un accord avec un éditeur de Genève juste avant mon départ. Un traducteur hongrois va traduire mes poèmes en français.
Pour sa part, János Szász s’apprête à adapter le Grand cahier au cinéma. Qu’est-ce que vous en pensez ?
C’est la plus grande joie que j’ai ressentie ces derniers temps ! János Szász m’envoie le scénario de temps en temps. D’ailleurs, il vient me voir aujourd’hui à trois heures avec Sándor Sőth, le producteur. J’aime beaucoup János, il fait des choses très intenses, je suis sûre qu’il ne gâchera pas le Grand cahier comme ce metteur en scène italien a gâché l’adaptation d’Hier, en modifiant complètement la fin.
Pourquoi ? Ce qui est le plus beau dans ce texte, c’est l’absence d’une happy end.
Dans cette adaptation, la fin était heureuse. Pourtant, j’ai beaucoup parlé avec le metteur en scène mais cet imbécile m’a dit que les gens avaient besoin d’être heureux sinon ils sortiraient du théâtre. Le film de Szász ne sera pas pareil.
Dóra Szekeres pour www.litera.hu
Traduction : Gábor Orbán