« L’histoire et le politique habitent dans la chambre d’à côté »

Le premier recueil de Renátó Fehér, Garázsmenet (Ed. Magvető, 2014) a reçu un accueil critique enthousiaste en Hongrie. Nous avons profité du séjour parisien du jeune auteur pour parler poésie.

Tu es né en 1989, une année qui s’annonçait particulièrement riche de promesses. Avec ton premier recueil, tu fais le bilan (pour ainsi dire le bilan « à charge ») des vingt-cinq premières années de ta vie qui coïncident avec le premier quart de siècle de la démocratie hongroise. A la manière d’un acte d’accusation, Garázsmenet (Terminus) passe en revue les petites lâchetés (souvent familiales) qui finissent par incarner l’échec de toute une époque. D’où vient cette assurance dans la composition ? Je me demande si tu n’es pas né exprès cette année-là pour donner encore plus de poids à la symbolique de ton recueil.

En effet, 1989 est une année significative à plusieurs titres. D’une part, les pays d’Europe centrale dont la Hongrie ont changé de régime, d’autre part, la chute du mur de Berlin a mis un terme au monde bipolaire, à la guerre froide. Même si Francis Fukuyama prétend que l’Histoire aurait pris fin en 1989, de nouvelles vies ont également éclos cette année-là. Le narrateur de Garázsmenet évoque l’histoire de cette génération en ayant pleinement conscience de l’absurdité de son entreprise : il ne peut se fier qu’à sa propre expérience. « Spécimen unique », aux traits particuliers et bien réels, il n’est pas le porte-parole d’une génération mais le fils, le petit-fils, l’être aimé, l’aventure d’une seule nuit, l’ami et le père d’un enfant à venir. Derrière le rôle social, il y a une vie quotidienne pleine de faiblesses, de douleurs, de peurs, de doutes et de plaisirs.

« La relation entre le narrateur et ses parents n’est pas vraiment harmonieuse », écrit par euphémisme l’un de tes critiques (Tamás Bende, BárkaOnline). Les personnages du père et de la mère dépassent souvent le cadre familial, leurs mauvaises habitudes deviennent des réflexes générationnels, leur responsabilité prend une tournure quasi-historique. Dans ce sens, le poème A hála jogán (Au nom de la gratitude) fait probablement figure d’exception, mais la sincérité crue presque cruelle du ton est un trait qui caractérise l’ensemble du recueil.

Au nom de la gratitude

Tu m’envoyais parmi des tombes effondrées
Pour pouvoir ensuite me porter secours.
Quand je faisais des cauchemars, tu étais plus effrayée que moi,
Dans l’étau de ton étreinte, je ne pouvais me rendormir.
Tu ne m’as pas appris à laver le linge
Et maintenant, tu me blâmes, me reproches ma crasse.
Jusque mes dix ans, tu me donnais le bain et, dans mon dos,
A mon insu, tu écorchais de tes malédictions parfaites
Des femmes encore inconnues, qui ensuite arrivaient, bien réelles.
Maintenant, tu dors dans mon lit chaque nuit
(Tu t’y sens probablement un peu moins seule).
Je me suis enfui quand j’ai soudain réalisé :
Chez nous, au nom de la gratitude, tout peut être extorqué.
Depuis lors, tu refuses de comprendre
Que le temps passe plus vite pour les personnes fâchées
Et que tu as beau crier, tu ne peux pas me défendre.
Je suis devenu un homme pour toi. Pour que tu me laisses enfin en paix.


La critique perçoit souvent Garázsmenet comme un récit sur le passage à l’âge adulte, ce qui s’explique essentiellement par la présence de poèmes tels que Au nom de la gratitude. Dans la construction de notre personnalité et la formation de notre propre identité, l’exemple des générations antérieures joue un rôle primordial. Pour devenir adulte et développer notre autonomie personnelle, nous devons inévitablement examiner avec minutie et de manière introspective les modèles, les outils mis à notre disposition et avec lesquels nous nous préparons à vivre. Nous nous interrogeons sur leur utilité ou leur inutilité. Certains le font pendant leur adolescence, d’autres plus tard. On peut se demander s’il existe des modèles héréditaires de schémas mentaux. L’analyse des expressions verbales utilisées pour décrire cette fracture générationnelle est extrêmement intéressante. Elle est en elle-même une matière poétique, dont la source provient précisément des mots par lesquels nos parents décrivent leur conception du monde qui les entoure, de la famille ou du « vivre ensemble », ainsi que des différences de sens que, pour nous, ces mots peuvent revêtir. La « gratitude », par exemple, peut être l’élément légitime d’une relation fondée sur l’amour ou n’être qu’un échange relégué au niveau du marchandage.

Le poème Mennyei rutin (Routine céleste) est un hommage à Miklós Fehér, joueur du Benfica décédé il y a 10 ans, mais la tragédie survenue à Guimarães est également un symbole paradoxal : celui du « sabotage d’une décadence annoncée ». La crise cardiaque à 25 ans (j’imagine que la concordance avec ton âge réel n’est pas fortuite) semble être l’unique manière d’éviter de devenir « un chef de famille multipliant les échecs ».

Routine celeste

In memoriam F. M.


Il pleuvait des cordes à Guimarães ce jour-là.
(Encore une fois, en ces jours derniers de janvier.)
Là-bas, le pouls des villes s’accélère
s’il y a un match au stade.


Crise cardiaque en direct.
Les pères pleuraient avec leur fils aîné
quand le prince blond à la cape rouge
s’est plongé la main dans les cheveux pour la dernière fois.
On dit qu’il souriait à ce moment-là.


Sabotée, la possibilité d’une décadence annoncée.
Chez nous, chacun est éternelle promesse. 
Car c’est le pays des chefs de famille qui chez eux règnent en maître
et multiplient des échecs à l’extérieur,
la patrie des grands frères qui partent espiègles, pleins de promesses
et reviennent dans un cercueil.


Dernièrement, l’équipe nationale 
perd malgré un beau jeu, et on attend
des éliminatoires décisives, où
j’imagine qu’il sera également sélectionné
tout au moins comme remplaçant
en vertu de la routine céleste.


Moi, on me réanime toujours.
Et je vais au match pour hurler
car personne ne m’écoute.
En face, dans la tribune,
la rangée de ceux-là qui, depuis trop longtemps talentueux,
formés chez nous, sans exception,
attaquants qui jamais ne font de passe ou ne demandent de remplacement.
Joueurs-entraîneurs en petite forme
Qui bien avant la saison dernière déjà auraient dû se retirer.


Dans Garázsmenet, de nombreuses scènes emblématiques de notre passé récent deviennent des poèmes. Ces scènes sont interprétées comme des histoires de famille : Miklós Fehér se transforme en grand frère, Krisztina Egerszegi incarne une figure maternelle, le jeune orateur de la réinhumation d’Imre Nagy une figure paternelle. Une fois de plus, vie privée et vie publique restent indissociables. La phrase figurant sur la quatrième de couverture (« Ce sont les histoires qui ont fait de nous une famille ») se réfère pour partie à la sphère privée et pour partie au contexte historique commun ; à l’album photo familial, mais aussi à l’histoire nationale, et au désir d’avoir un chez soi débarassé de tabous.

L’horreur de la médiocrité, du contentement petit-bourgeois est présente dans plusieurs de tes poèmes. La protagoniste de Szerelmes magyar (Hongroise amoureuse) est une belle jeune fille, insensible aux problèmes de son entourage, dont la seule ambition est de devenir mère une fois l’université terminée. On a l’impression que la jeune génération indifférente aux affaires publiques reproduit l’incapacité des pères et mères à saisir l’opportunité offerte par le changement de régime.

L’ambition du personnage qu’incarne la Hongroise amoureuse est par ailleurs une ambition noble, respectable, pleine d’amour. Le malaise provient du fait que c’est un désir unique et que cette jeune femme n’éprouve aucune sorte de responsabilité envers les choses qui lui sont « étrangères » : tout ce qui trouve au-delà des murs de son appartement plongé dans une brume rose. Plus encore, rester à l’écart des responsabilités est pour elle source d’orgueil : elle pince les lèvres à l’évocation de 1944, de 1956, du samizdat, des distributions de nourriture à Noël, des notions de démocratie ou de solidarité et raille avec morgue et condescendance ces frivolités politiques qu’elle qualifie avec mépris de passe-temps dépourvus d’intérêt, chronophages, ineptes et prétentieux. Pourtant, tout comme l’amour, la solitude ou la mort, la politique est l’une des expériences fondamentales de l’existence humaine, comme l’affirmait Gábor Schein, un professeur et un poète que j’aime, et probablement aussi un ami. En effet, si la littérature est toujours une construction socio-politique, c’est aussi le cas de notre personnalité. Dès la naissance, le « corps » et « l’identité » sont assujetis à des catégories normatives qui se construisent au travers des interactions sociales et sont intrinsèquement porteuses de signification politique. Ces catégories sont par exemple l’identité sexuelle, les origines, la famille, l’ordre établi, le pays, la ville qui forment l’environnement dans lequel nous naissons et grandissons et qui possèdent une histoire, une mémoire. Autrement dit, l’isolement ne sert à rien, l’histoire et le politique habitent dans la chambre d’à côté.

« Il ne faut pas même soixante-dix années pour tout mal interpréter.
On ne m’a pas légué un passé qu’il faudrait avouer,
Aucune offense à expier, rien en héritage.
Je suis ici, tout simplement, ce qu’il reste d’un pays :
Chez nous, les chefs de famille fusillés sont des irresponsables,
Et les pères survivants des lâches. »


(Une connaissance d’Europe de l’Est)


Selon Gabriel Celaya, la poésie est « une arme chargée de futur ». Dans ce sens, tu n’hésites pas à tirer. La poésie engagée est une longue tradition en Hongrie, même si la période qui a suivi le changement de régime s’est probablement révélée moins productive. Quels sont tes modèles et que penses-tu de l’attitude des poètes de ta génération à l’égard de la vie publique ?

En tant que critique, je m’intéresse aussi beaucoup à l’identification des limites que rencontre la nécessaire application d’un système de valeurs esthétiques à l’art socialement engagé. Après tout, la bonne volonté de l’auteur ne rend pas son œuvre irréprochable, du point de vue de l’analyse critique, et ne la légitime pas sur le plan esthétique. Un poème a beau être solidaire, plein d’empathie, porteur d’idées de progrès et de liberté, il n’en devient pas un chef d’oeuvre pour autant, de même qu’une oeuvre ignorant toutes ces questions peut avoir d’excellentes qualités artistiques. Pour moi, l’art (dans l’esprit de Jacques Rancière) est à la fois l’empreinte (politique) de la réalité et une entité autonome, indépendante de la réalité. Heureusement, dans la Hongrie d’aujourd’hui, la poésie au service de la propagande ou d’un parti politique n’existe pas, mais il est réellement inquiétant de voir que le discours critique manque souvent de critères esthétiques objectifs qui permettraient d’exiger qu’au-delà de la description, les poèmes consacrés aux questions de société fassent preuve d’une certaine inventivité. Comment éviter ce piège, comment éviter que l’utilisation de certains jokers thématiques suffise à garantir le succès et à attirer les louanges de la critique ?
Il y a quelques années, inspirée par les mouvements poétiques postérieurs au changement de régime, une anthologie, intitulée Édes hazám (Ma chère patrie) a paru aux éditions Magvető sous la direction de Tibor Bárány. Sa publication fut précédée par un intense débat autour de la poésie politique hongroise, déclenché par un poème d’István Kemény. Une revue s’est également engagée dans une autre discussion, plus ancienne, qui portait sur la pérennité esthétique de la poésie politique de György Petri, thème auquel j’ai également consacré un mémoire universitaire. Petri et Kemény, ainsi que Krisztina Tóth, ont eu une influence décisive à mes débuts. Mais je dois également beaucoup à Balázs Szálinger et à son livre Köztarsaság (République) qui m’ont aidé à trouver ma voix poétique, à définir mon « programme », mon message.


Interview : Gábor Orbán
Traduction : Gábor Orbán, Anne Veevaert
Photo : Máté Bach