Interview avec János Lackfi, poète, écrivain, traducteur littéraire, enseignant, spécialiste de la revue Nyugat, photographe, à l’occasion de la Journée européenne des langues.
La Journée européenne des langues a lieu chaque année le 26 septembre. Elle a été créée par le Conseil de l’Europe et est organisée conjointement avec l’Union européenne. Elle est l’occasion de sensibiliser le public à l’importance de l’apprentissage des langues et de promouvoir le patrimoine linguistique de l’Europe.
Comment voyez-vous l’Europe et ses langues aujourd’hui ?
Tout est en transition et en transformation interminable, due à l’accélération des changements linguistiques multipliés dans le cyberspace. Le parler „de la rue” parcourt l’internet avec une vitesse improbable, il n’y a plus de limites pour cette fabrication et modification quasiment industrielle. Des mots, des expressions viennent à la mode d’un moment à l’autre, puis disparaissent à la poubelle avec la même „insoutenable légèreté”. On dit „switcher de mode” et pas „changer d’esprit”. On dit „carrément” – pratiquement toujours. On dit „possiblement” et pas „peut-être”. La langue, c’est un animal qu’on ne peut pas diriger ni stopper, c’est un être vivant qui nous désobéit sauvagement. Cela ne „se développe” pas, cela grandit, épanouit, meurt et ressuscite, „susurre et gazouille” – comme disait l’autre, le cher collègue Verlaine. Et chaque langue européenne a ses caractéristiques propres et irremplaçables. On observe à l’heure actuelle en Europe une étonnante mobilité d’idées et des humains aussi bien dans l’espace réel que dans le labyrinthe de pixels. Dû à ce va-et-vient incessant, la rencontre des langues et des modes d’expressions artistiques enrichit les différentes cultures et leur donne un élan irrésistible pour dire le moment qu’on vit, l’état d’esprit de nos jours, nos espoirs, nos désespoirs, nos angoisses et nos jubilations.
Vous avez fait de nombreuses traductions hongroises à partir du français. Comment définiriez-vous votre rapport personnel à la langue française ?
D’une certaine manière, c’est quasiment une deuxième langue poétique pour moi. Aussi, j’ai traduit pas mal de poésie hongroise vers le français, et même écrit un livre de poésie pour la jeunesse directement en français, publié à Strasbourg. Et surtout, j’ai traduit 38 livres du français vers le hongrois, poésie, prose, théâtre. Bien sûr que je n’ai pas la même souplesse et la même facilité d’expression que je possède en langue hongroise, mais je crois avoir assez de compétences pour happer certains jeux de significations, certaines profondeurs poétiques. Le français pour moi est une sorte de champ de bataille pour conquérir le dit et le vécu. Ou un champ agricole pour faire grandir les grains des mots. Ou une ville pleine de verve qu’on parcourt volontiers. Ou un ami qui a toujours quelques mots complaisants pour moi.
Vous avez traduit en hongrois les œuvres d’une centaine d’auteurs français, dont Raymond Queneau, Alain Bosquet, Jean Cocteau. Quel écrivain avez-vous préféré traduire ?
Chaque auteur est un univers différent qui s’ouvre devant les yeux émerveillés du traducteur. Dire le Moyen Âge avec Chrétien de Troyes, ciseler savamment un sonnet de Baudelaire, rendre le rythme jazzy des contemporains, cela me donnait toujours un léger vertige de carnaval. Être traducteur c’est être tout. Et le contraire de tout. C’est être Monsieur Toutlemonde. Mais ce vertige existentiel pour moi était le plus fort en traduisant Christian Gailly, romancier contemporain étonnamment spontané, multicolore – et profondément humain en même temps. Lorsque je me suis mis à remodeler ses phrases en hongrois, j’avais l’impression d’être l’écrivain même qui „produit” – au lieu d’être un interprète qui n’a pour devoir que tout simplement „transmettre” quelque chose. En fait, le traducteur est forcément et dans tous les sens du mot, un co-auteur qui incarne les idées et les phrases de „son” écrivain.
Par quelle phrase commenceriez-vous le cours d’Introduction à la langue hongroise dans une université étrangère ?
Pour montrer à quel point la langue hongroise (mon jouet professionnel préféré) est souple et dynamique, je parlerais de son caractère „agglutinant”. Cela veut dire, on est plein de déclinaisons qui n’existent pas en français. „Ház” par exemple, veut dire chez nous: „maison”. Pour dire: „sa maison”, on „agglutine”, donc on colle un petit son à la fin du mot: „házA”. Pour signaler le pluriel („ses maisons”), on y colle une autre particule: „ház-A-I”. „Dans ses maisons” – „ház-A-I-BAN”. „Dans vos maisons” – „Ház-A-I-TOK-BAN”. Voilà, le principe est là. Et dons chaque rajout de syllabe minuscule modifie et le sens, et le rythme du tout. En faire de la poésie: c’est une délice époustouflante!
Interview : Krisztina Hevér-Joly
Photo : Zsófia Raffay
Quelques publication de János Lackfi disponibles en français :