Interview avec István Kemény autour de son dernier recueil Nil dont nous vous proposons en exclusivité des poèmes traduits par Guillaume Métayer.

Le recueil Nílus (Nil, Budapest, Magvető, 2018) ne manque pas d’allusions apocalyptiques comme ce monostique le suggère : Poubelles aux portes de l’enfer.  Pourtant, il semble qu’une pâle lueur d’espoir subsiste toujours. (Si même là-bas, on collecte les déchets, c’est qu’il doit y régner un certain ordre.) Comment vivez-vous ces jours étranges où une grande partie du monde essaie de survivre à la pandémie de COVID-19 confinée chez elle ?

Pour moi, le plus étrange dans tout cela, c’est d’être confronté à un problème sur lequel nous nous cassons tous la tête en même temps. Je n’ai jamais connu pareille situation, mais vraisemblablement rien de tel ne s’est jamais produit. Bien sûr, je ne fais pas exception, moi aussi j’y pense continuellement, même quand je suis occupée à autre chose. Mon mode de vie n’a pourtant guère changé. Je suis à la maison, assis à mon ordinateur (on appelle cela maintenant « confinement ») et je fais plus au moins la même chose qu’auparavant : je reçois par courrier électronique les tâches que je dois exécuter et je suis parfois horrifié de constater que le temps me manque pour faire autre chose. Je me débats donc dans le piège de la communication en ligne comme auparavant. J’ai pourtant la chance de pouvoir me débattre tranquillement : j’ai de l’électricité, internet et il y a des gens qui attende ma réponse.

« Le Danube a une habitude étrange que j’ai découverte des décennies plus tard quand je fus obligé d’y réfléchir enfin, car il en allait du sens de ma vie : parfois, la nuit surtout, quand la plupart des gens dorment (mais pas toujours, dans des cas exceptionnels, en temps de guerre par exemple, de jour aussi), le Danube s’élève, quitte son lit et pour quelques heures, il inonde tout son bassin versant depuis la Forêt noire à la Mer noire. Il grimpe aux Alpes jusqu’aux glaciers, il monte aux Carpates, il va en Tchéquie, en Moravie, il visite la Bucovine, contemple la Souabe, l’extrémité de la Franconie, la Bavière. Celles-ci sont toutes des contrées importantes avec un passé récent infernal et un présent morne. Des territoires orphelins, étranges, fantomatiques. Le Danube est leur démon commun. Un démon bienveillant, mais avec un pouvoir trop limité pour aider l’immense territoire qui lui a été confié. Tout ce qu’il peut faire c’est de ne pas l’abandonner. C’est pourquoi il lui rend visite de temps en temps, écoute ses plaintes, compatit. Il bavarde avec les âmes à sa charge, il leur murmure. Cette visite, il ne faut pas la prendre à la lettre, ce n’est pas l’eau qui inonde à ces occasions le quart d’Europe, mais l’âme. Le Danube est une sorte d’âme commune. » La citation est tirée de votre roman Kedves ismeretlen (« Cher inconnu » – Ed. Magvető, 2009). « L’inondation d’âme » du Danube est un motif récurrent dans le livre, et le fleuve en général semble remplir une fonction poétique importante dans votre œuvre. Le recueil Níluscommence par un poème sur le quai du Danube et se termine par le Nil.

C’est vrai, j’ai beaucoup écrit sur les cours d’eau, sans doute à cause du Danube. Dans Kedves ismeretlen, il est également question de l’ancrage du Danube dans le subconscient des Budapestois. Dans la mienne en tous cas, il est bien ancré : depuis tout petit, je rêve régulièrement du Danube. On me l’a montré pour la première fois depuis le Pont de la liberté et puis à plusieurs reprises par la suite ; j’en ai gardé le souvenir de quelque chose de trop grand, le sentiment de pouvoir m’y perdre, la crainte que cette chose ne vienne me chercher à tout moment. Je ressens donc de l’appréhension à l’égard du Danube, je le vois comme un grand chien gris qui s’est avéré à plusieurs reprises bienveillant, il faut seulement éviter de lui toucher l’oreille gauche. J’invoque souvent le modèle Buda-Danube-Pest lorsque je voyage, et même dans mon imagination : je l’applique à une ville ou à un pays, dès lors qu’un fleuve la ou le traverse. Du coup, je me sens chez moi, car l’une des rives devient Buda et l’autre Pest, même si les deux sont désertiques comme peuvent l’être celles du Nil.

Dans le roman Kedves imeretlen, évoqué plus haut, il y a une scène ou « l’unique personnage presque mauvais »[1], Péter Patai adresse un discours au ton extrêmement cynique, d’une franchise frôlant la cruauté, à ses étudiants de première année. Dans le Nil, il y a un poème, Deuxième chant de Patai, où la situation est similaire, mais le ton est plus solennel qu’insolent. Le poème est une véritable profession de foi en faveur de la recherche de la vérité et du respect des faits.

Le titre initial de ce poème était Őrülési jelenet (« Scène de bascule dans la folie »). Je le regrette encore aujourd’hui, c’est dommage, c’était un bon titre, à mon avis. Je m’étais aperçu qu’il valait mieux que ce monologue soit prononcé par Patai, et non par moi. Je ne voulais pas assumer la première personne du singulier : m’installer (moi, I. K.) à la chaire et faire la leçon au monde pour lui apprendre qu’il est essentiel de respecter les faits. Même si je pense vraiment que nous devons garder notre foi naïve, qu’il existe une vérité objective, car sinon, si l’hypothèse de la Terre plate devient une vérité aussi respectable que le géoïde, cela finira très mal. En bref, Patai parle à ma place de l’importance de la recherche inlassable de vérité. Il me débarrasse du côté embarrassant. Lui, il n’a pas honte de cette voix de vieillard maniaque, ça l’amuse plutôt. Depuis sa chaire, il fustige la bêtise ambiante et quand quelqu’un lui lance un « Ok boomer », il sourit méchamment à l’étudiant au visage jeune et innocent jusqu’à ce qu’un silence sépulcral descende sur la salle figée par cette grimace qui lui fend le visage jusqu’aux oreilles et par l’éclat menaçant de ses lunettes. Et seulement alors, il continue.

« Ma méthode principale, c’est probablement de me montrer tantôt “poétique”, tantôt “ordinaire”, mais toujours là où personne ne m’y attend. Même si je n’ai pas recours aux outils de la poésie pour demander du saucisson au magasin, je ne considère pas que le cervelas soit un objet antipoétique et je peux bien imaginer qu’un jour, je comprendrai ou j’exprimerai quelque chose me concernant ou concernant le monde à travers lui », disiez-vous dans une interview[2]. Je n’ai nullement l’intention de comparer la famille au cervelas, mais elle est sans nul doute une réalité assez commune que certains de vos grands poèmes évoquent (Család nulla óra « Famille heure zéro » par exemple) et par ailleurs, vous êtes capable de dire des choses très importantes au sujet d’un gant (Kesztyű, « Gant »). En dehors des poèmes microcosmes comme ceux-ci, probablement à partir de 2012, année de parution du recueil A királynál (« Chez le roi »), les échos de la vie publique, de la politique sont de plus en plus perceptibles dans votre poésie. Qu’est-ce qui explique ce tournant, si tant est que l’on puisse parler de tournant ?

Certes, il y eut un tournant, toutefois la politique était présente dans certains de mes poèmes dès le début (dans les années 1980, je risquais quelques commentaires prudents, mais acrimonieux sur le marxisme), mais je n’ai commencé à écrire des poèmes ouvertement politiques qu’en 1999 : à l’occasion du bombardement de la Yougoslavie par l’OTAN quand, membres de cette organisation, nous étions nous aussi les Hongrois quasiment en guerre et indirectement responsables de la mort de victimes innocentes. Ensuite, dans les années 2000, je voyais avec effroi la frustration et la haine fermenter en Hongrie. Et en moi également. De temps à autre, j’écrivais un poème ou une chronique pour tenter de relâcher la tension, avec peu de conviction et souvent inquiet d’être traité de traître par l’un des camps et de fasciste par l’autre. Et puis en 2010, j’ai vu que la boucle était définitivement bouclée et que nous allions à coup sûr vers la confrontation, vers notre perdition, et que personne ne voulait éclaircir la situation. J’ai écrit alors mes poèmes Búcsúlevél(« Lettre d’adieu »), Nyakkendő (« Cravate ») et Egyiptomi csürhe (« Racaille d’Égypte »). Mais j’étais encore persuadé que seule la Hongrie devenait folle pour une raison inconnue. Au cours des années 2010, je me suis rendu compte de ce que les plus sages savaient depuis longtemps : la liberté et l’égalité relatives des années 1990 n’avaient été qu’une parenthèse, les sociétés occidentales reprenaient le chemin d’un monde de captivité et de servitude (avec un mot ancien, intime : l’esclavage). Aujourd’hui, en 2020, pris dans le confinement comme dans un piège, le seul changement que je perçoive c’est qu’il n’est pas exclu que nous y soyons arrivés : ce que nous redoutions, nous en sommes aux prémices. Autre signe minuscule de cette situation-piège : quel type de poème pourrait-elle m’inspirer, pour quelle raison ? Je n’en ai pas la moindre idée.

« Ce sont déjà des poèmes de l’âge mûr », disait votre ami, l’écrivain Attila Bartis dans une interview[3]. Je ne sais pas à quoi il se référait exactement. Moi, j’entends par là une sorte d’acceptation qui est surtout perceptible dans le poème Nil. On pourrait probablement établir un parallèle avec l’un de vos poèmes plus ancien intitulé Kishit (« Petite foi »). Là, le moi poétique essaie de se convaincre de changer de vie, de se débarrasser de son manque de confiance, de croire en lui-même. Le Nil, c’est plutôt comme la scène d’un film (pour moi du moins) où un psychologue parle et le patient, le fleuve, l’écoute. La révolte contre le manque de foi a disparu, le fleuve ne dit pas un mot, le psychologue lui brosse une image de ses maux, de sa vie apparemment invivable, pour constater ensuite (« et imagine maintenant que tu es Nil d’Égypte pour la dernière fois ») que son existence est malgré tout valable, précieuse, voire miraculeuse. Le fait que le Nil reste muet, ne conteste pas, crée une tension très forte. Probablement, son interlocuteur n’est même pas psychologue, mais un pouvoir supérieur que le fleuve veut écouter, à qui il permet de conduire sa vie. Ce n’est plus la petite foi. C’est la foi tout court.

Je suis content que le Nil puisse être interprété ainsi. Parce que cela prouve que la foi imprègne effectivement le poème et ce n’est pas mon imagination qui m’a joué des tours. Je comprends qu’il ait pu être qualifié de « poème de l’âge mûr » : c’est vrai que les poèmes de Nil recèlent l’expression d’une sorte d’acceptation, de bilan de la vie, ce genre de choses. Cependant, j’espère vivement que leurs lecteurs y percevront également une énergie positive, car en dépit des apparences, je me considère comme un type modérément désespéré, doté d’un esprit relativement sain, et d’un sens de l’humour plutôt acceptable.

L’un des plus beaux poèmes du recueil Nil (Esti kérdés P. Gy.-hez , « Question nocturne à Gy. P. ») est consacré à György Petri (1943-2000), poète marquant de la littérature hongroise du 20e siècle. Pourquoi lui ?

C’était une commande. À vingt ans, je n’aurais pas pu imaginer écrire un poème de circonstance. Certes, à cette époque-là, personne ne m’a jamais demandé d’écrire un poème à l’occasion du quinzième anniversaire de la mort d’un autre poète. Puis, le temps est passé et les commandes de cette nature ont commencé à venir. C’est effrayant d’être canonisé, mais je considérais György Petri comme un grand poète et n’avais donc aucune raison de refuser cette sollicitation. J’étais même fier d’avoir été jugé digne d’accomplir cette tâche. J’ai lu d’un trait ses œuvres complètes et je me suis aperçu que c’était un poète encore plus grand que je ne le pensais. En même temps, je me suis mis en colère contre lui, car il émane de son œuvre, empreinte d’un négativisme obsessionnel porté par une logique imparable, une telle désillusion brutale qu’elle aurait pu être écrite par le Lucifer de Madách[4]. Je ne pouvais pas m’empêcher de me quereller avec lui en écrivant Question nocturne à Gy. P. C’est pourquoi le poème est finalement plus insolent qu’un poème de circonstance classique, mais cela le rend, également plus vivant, j’espère.

Vos critiques invoquent souvent le titre de votre recueil de 2006, Előbeszéd (« Discours vivant ») quand ils veulent mettre l’accent sur la proximité de votre langage poétique avec le langage parlé. Cette sous-stylisation peut mettre les traducteurs dans une situation difficile. J’imagine qu’ils doivent peser et soupeser la langue sur une balance de pharmacien pour ne pas vous trahir, n’être ni trop simple, ni trop soutenu. Quelle est votre relation avec les traductions de vos œuvres ? Et à propos de traduction, quel lien nourrissez-vous avec la littérature française ?

Mes poèmes sont entre de bonnes mains, de grands poètes contemporains les traduisent en allemand (Orsolya Kalász, Monika Rinck) et en français (Guillaume Métayer) ; ils leur consacrent une quantité incroyable d’énergie, de temps et d’amour. S’il faut peser la langue sur une balance de pharmacien, ils le font assurément. Ils sont prêts à tout pour que la traduction soit bonne, parfois même, au détriment de leurs propres œuvres. J’ai reçu beaucoup de compliments de la part de lecteurs francophones affirmant que les traductions de Métayer sont l’exact reflet de l’original ou qu’elles sont tout simplement géniales. Malheureusement, je ne lis pas le français, mais des liens étroits, tissés notamment au travers d’une multitude de romans de Dumas, Jules Verne, Hector Malot, Victor Hugo, Balzac, Stendhal, Zola, me relient à la littérature française depuis l’enfance. À l’adolescence, Verlaine a été ma première grande expérience poétique. Le Clair de lune dans la traduction de Lőrinc Szabó m’a tellement marqué que j’ai toujours la conviction, erronée pour beaucoup, que les poèmes sont traduisibles. Ça me rappelle une idée qui n’est pas la mienne, mais qu’on ne saurait trop répéter : le nom du traducteur devrait figurer à côté de celui de l’auteur sur la couverture des recueils de poésie traduite. Parce que le traducteur est un coauteur !

[1] Péter Urfi, Időnk Latmosban (« Notre temps à Latmos »), Revizor, 01/06/2009
[2] Mindig kell valaki, aki nem azt csinálja, mint a többiek (« Il faut toujours quelqu’un qui ne fasse pas la même chose que les autres ») Könyves Magazin, 2018.Interview de Gábor Valuska
[3] Pura Poesia # 2 — Attila Bartis : « Rámtört egyfajta éhség a valóságra » (« J’ai eu soudain faim de réalité »). Interview d’Anna Juhász, Marie Claire, 29/06/2018
[4] Allusion au personnage de la pièce de théâtre d’Imre Madách, La tragédie de l’homme, parue en 1861.  

Interview, traduction : Gábor Orbán
Relecture : Anne Veevaert
Photo : Zsolt Reviczky

 

Quatre poèmes du recueil Nílus (Magvető, 2018) dans la traduction de Guillaume Métayer :

 

Ballade sur les quais

Lettré maigre avec lettré lourd
va courir en silence ils courent 

l’aube devant eux s’illumine
leur pouls est pris à la machine

court l’asphalte image projetée
c’est en deux mille qu’il fut posé

les grandes chaleurs sont adoucies
leur bouquin est dans la vitrine

le frêle court avec le fort
voici l’âme et voici le corps

le bar arrive où en soirée
je n’étais pas à leurs côtés

des urgences toute la nuit encore
le frêle court avec le fort

ils sont, faute d’un meilleur plan,
monter prendre leurs survêtements

discussion devant le magasin
le pauvre on l’opère après-demain

ils dépassent une poussette
de la sérotonine secrètent

vient un coin, ils prennent le tournant
courent vers le fleuve à présent

vient le quai où j’étais assis
hier soir on s’est quittés ici

ils s’en rendent compte me montrent au doigt
en riant t’es toujours là, toi ?

tu n’as aucun plaisir ? En rien ?
t’as pas dormi ? c’est déjà bien

qu’on n’ait pas eu à te chercher
ni hors du fleuve à te hisser

nous sommes ta nouvelle vie
au lieu de l’ancienne la voici

personne pour te faire plaisir ?
leçon un nous allons courir

Mes deux amis bons chevaliers
corps et âme très vénérés

n’ayez crainte en forçant un peu
on peut dire que je suis heureux

hier soir chez moi je suis rentré
bien dormi et bien tôt levé

j’entamais aussi ma journée
en imaginais la moitié

la nuit tombée, frangé de mort
suis revenu ici plutôt

pour observer le matin blanc
sur fond duquel ce quai s’étend

d’où sort le ciel et d’où la ville
asseyez-vous je vous explique

ressentez ce que je ressens
des petits riens assurément

rien que les saluts des touristes 
qui sur de grands bateaux vieillissent 

rien qu’un vol de pigeons qui part
et au bout de cinq tours se calme

rien qu’un convoi et sa sirène
un malfrat qu’au turbin on traîne

des gens de longtemps réveillés
déjeunent au pied de la butée

autoportraits aux yeux gonflés
sitôt faits, sitôt effacés

une fille et un braque marron 
regardent du côté du pont

vous êtes venus aussi vous deux
avec un regard anxieux

où il faut au ciel un avion
qu’il aille à destination

en gros dans l’ordre coutumier
tout s’était mis à fonctionner

j’observe comment doux et fort
arrive l’avenir omnivore

je ne pourrais pas l’éviter
n’aurais plus la moindre gaieté ?

On a craint un mal plus sévère
Un trouble mental bipolaire

Mais guérissable ce n’est guère
Qu’une dépression unipolaire !

Savez-vous quoi, le corps et l’âme ?
une heure vide, c’est ce que je réclame

une heure laissez-moi m’éclipser 
si vous aimez bien méditer

oui, que je sois hors de moi-même
ma journée sera bien vilaine.

(et surtout n’allez pas penser
mon heure vide commencée)

Essoufflés et anéantis
ils fixent ma place refroidie

mais avant de retrouver vie 
étouffent l’expérience divine

hochant la tête courent plus avant 
bottent dans le Danube une branche

le braque brun bondit soudain
pour la chercher, son pouls bat loin 

frappe la vague y fait écho
tout le quai palpite bientôt.

 

Chanson d’herbivores

Apprivoisé jusqu’à l’invraisemblable
je vis dans mon troupeau, de Bulgarie en Normandie,
broute de la liberté sèche
dans une savane illuminée,
et trouve normal d’être chassé.

Je comprends le lion, le léopard,
tolère le crocodile, la hyène.
Lorsque l’on m’ouvre le gosier,
patiemment je regarde, un peu angoissé,
mon sang indigné s’éloigner.

Je ne me plains pas, c’est moi qui l’ai voulu,
c’est plus stable à quatre pattes, l’Europe était une fiction,
et puis la culpabilité et l’attente des barbares,
puis l’autre côté des choses tout le temps,
et les prédateurs ne sont pas heureux eux non plus.

la commission arrive en hélicoptère
la commission s’en va en hélicoptère
plusieurs enquêtes sont en cours dans mon affaire
le soleil se lève seul
le soleil se couche seul.

 

Le deuxième chant de Patai

À ce qu’il semble, je devrai faire du sentiment,
car personne ne fera du sentiment à ma place,
j’ai attendu un bon moment qu’un autre en fasse,
mais je regarderai et écouterai

ses yeux révulsés, ses soupirs d’agonie,
ses ah appropriés au romantisme,
je m’en esclafferai ou m’en émerveillerai,
mais non jamais je ne ferai du sentiment

Car ce que j’ai appris, moi, est tout autre : discours
nerveux, précis, modeste et rationnel.
Pas de sentiment : quelques gouttes de cynisme
et un petit coup de sabot d’auto-ironie.
Des gens sains d’esprit m’ont enseigné cela à l’école
Entre mille neuf cent soixante-huit et quatre-vint-dix
Après le Christ, au milieu de l’Europe,
pour discuter tous ensemble
de comment j’ai été effectivement élevé.

Eh bien de mes maîtres une partie est morte,
une autre a trouvé argent et pouvoir,
le reste est devenu fou, ou simplement a manqué
d’arguments. Quand je m’en suis aperçu,
j’étais assis ici avec mon faible caractère et
avec ma croyance à peine vacillante
seul, inconscient
sur cette chaire, devant vous.

Je ne suis pas né sincère,
mais j’ai été formé à la recherche de la vérité.
Je ne m’entends à rien d’autre.
S’il ne faut pas la vérité, c’est ma fin.
C’est moi qui enseignerai l’histoire.

Il faut savoir de notre objet, qu’il est corrompu
et fourmille d’exceptions :
que je les achète au kilo,
chacun l’attend simplement.
Et tout peut arriver aussi autrement.

Il y a des faits aussi. Des données
naïves, au coeur pur. Souvent
honnêtes jusqu’à la bêtise.
Ils pensent sincèrement être innocents.
Mais si malgré tout l’un d’entre eux bascule,
il ne discute pas, il baisse la tête,
emporte sans un mot son bordel.
C’est leur faute s’ils font trop
confiance dans les êtres humains.
Car il y a des êtres humains aussi,
qui trompent les faits
sans la moindre honte.
Car il y a des complots
Et il y a des comploteurs
Et ils n’ont pas honte.

Donc comme vous le savez sans doute
déjà par d’autres sources,
il n’y a pas de vérité.

Mon plan fut d’abord
de devenir fou ici pour vous
à la suite d’une scène impressionnante.
Cela aurait résolu beaucoup de choses,
Mais la vie est plus raffinée.
Figurez-vous que je me suis réveillé là-dessus :
si nous devenons fous
devenus fous comme il convient.

En un mot comme en cent, nous allons
chercher la vérité. Et sans perdre
davantage de temps, fonçons.
Cependant si une fois encore peut-être
je commençais à faire du sentiment
faites le moi savoir aussitôt.

 

Nil

Si tu as déjà été le Nil toi aussi, un
fleuve mort de fatigue en Égypte,
tu t’es déjà réveillé dans une glissade
longue de six mille kilomètres
sans couverture t’évaporant,
matinée presque révolue,
entre deux rives qui grésillent,
qu’as-tu fait, cette nuit où étais-tu,
avec qui, dans quelles pluies, de quelles sortes étaient-ils
– à pois, à rayures, à écailles –
les animaux qui en toi burent, versèrent
leur sang, comment
es-tu rentré à la maison, et
combien de fois as-tu fait cela –
alors tu le sais, c’est bien sûr,
tu es le Nil d’Égypte et si c’est toi
le Nil d’Égypte alors
tu n’auras plus d’autre affluent,
ne rêve même pas de pluie,
le soleil t’assèche à regret,
le vent t’assèche à regret,
le dattier t’assèche à regret,
seul le désert s’étonne
de toi, comme chaque matin,
Nil, ô Nil, mais tu vis encore ?
mais ensuite il retourne aussi
à son agenda : surchauffer,
donc si tu vois qu’il n’y a aucun doute,
tu es bien le Nil à nouveau,
eau où il n’est pas de place pour l’eau,
fleuve tant bien que mal, fleuve quand même,
va pour un fleuve, faute de mieux fleuve,
et imagine maintenant
que tu es Nil d’Égypte pour la dernière fois
et cette unique fois songe, ô Nil,
à ce que tu es,
tout ce que tu es,
un fleuve ermite au désert retiré,
un fleuve fort, coriace, ascétique,
un fleuve fiable, patient,
bon parent,
tu élevas et tu nourris encore
femmes, hommes vaillants et travailleurs, qui
t’aiment, te respectent, t’estiment,
calme-toi, ô Nil,
tu as rempli ta tâche,
et réjouis-toi un peu
car désormais
tu resteras le Nil :
endurant    jusqu’    à la salure
qui ne       s’en va pas          en   vapeur
une       incessante            inattendue
surprise                       un unique et      fortuit
miracle