Traduction de Sára Weissmann récompensée par le premier prix au concours de traduction de l’Institut hongrois de Paris.
Chapitre Un
Mais on peut tout de même vous révéler,
Cher évêque Ottokár Prohaszka,
Notre Père dans le Seigneur, qu’aujourd’hui
Nous somme en pleine révolution mondiale…
Népszava(1), 1919
Mon arrière-grand-père partit pour Vienne en 1919 un jour de la fin de juillet. Dans sa main droite, une valise en carton pleine de diadèmes, de tiares, de breloques ouvragées, dans sa main gauche une canne. Dans son cœur, la terreur. Dans son cœur, l’amour. Sa chemise trempée de sueur collait à son torse athlétique, mais il n’aurait pas ouvert un seul bouton, de peur qu’une des lettres de l’inscription tatouée sur sa poitrine ne dépasse.
« Gesamtkunstwerk(2) ». Avec des lettres longues, élancées, ondoyantes. Le maître tatoueur – un prolétaire un peu instruit, qui avait travaillé dix ans sur le cargo anglais Queen of Russia – lui avait déjà bien dit que c’était une connerie monumentale, que l’œuvre d’art totale était dépassée, Klimt était mort, c’était écrit dans le Chronique du monde de Tolnai. Mais qu’est-ce qu’on pouvait y faire ? Mon arrière-grand-père l’avait vu quelque part, et ça lui avait plu. Dans la phase de délire alcoolique dans laquelle il était alors, l’idée lui avait paru provocatrice et sophistiquée.
Inutile de préciser que ceci était arrivé avant le second glorieux mois de mars(3), avant la prohibition, car le parti politique qui venait d’accéder au pouvoir s’était fixé comme mission d’empêcher la fermentation du moût hongrois. Les nobles idéaux avaient beaucoup souffert de la sobriété chronique. Néanmoins, à partir de ce jour, mon arrière-grand-père se comporta comme s’il portait le nom de son amour perdu marqué au fer rouge sur sa poitrine.
– Il aurait mieux fait de se le faire tatouer sur le front – se désolait souvent mon père. On en aurait au moins une photo.
Malheureusement, personne dans la famille ne l’avait jamais vu. Après 1919, mon arrière-grand-père ne se montra plus devant Dieu lui-même sans maillot de corps.
Ce jour de juillet aussi, il se contenta d’ajuster sa cravate – d’une seule main, car il n’osait pas poser la valise en carton. Il pensait – j’imagine – il pensait qu’il tenait entre ses mains la cause de la révolution prolétarienne. La cause perdue de la révolution prolétarienne, mais ça, personne n’avait osé le formuler dans la maison des Soviets, au moment où les vingt kilos de bijoux avaient été placés dans la valise en carton. Béla Kun(4) soignait sa migraine, Tibor Szamuely – que mon arrière-grand-père considérait comme son ennemi personnel – frappait la table avec son poing et discourait sur le sang. (Qu’il y en avait bien assez, que s’il en coulait beaucoup, ce n’était que pour prévenir qu’ils en versent encore plus. Des trucs comme ça.) Seul le pauvre Ottó Korvin parvenait à rester calme.
Il était en train de préparer une liste. Une liste comme en avaient fait avant lui les pachas turcs, et plus tard les gratte-papiers des nazis, des croix-fléchées et de l’AVO(5).
– 45 bagues, probablement en or, serties de saphirs, opales et rubis (pêle-mêle)
– environ 100 boutons d’ornement à effet antique, ornés de turquoises
– 1 tiare (avec 32 diamants)
– 12 accessoires en or de diverses tailles (environ 5 kilos)
– 1 collier de perles véritables
– diverses parures pour cheval (4 pièces)
– 1 miniature sur ivoire avec l’image de la comtesse Geraldine Pálffy enfant
Cependant Ottó ne pensait ni à ses prédécesseurs ni à ses successeurs. Il aimait simplement que tout soit en ordre. Il y avait à peine un mois, il travaillait encore dans une banque.
Mon arrière-grand-père signa le reçu, ferma la valise et prit le visa, ainsi qu’une liasse de billet de petites coupures pour les frais éventuels. Il partit aussitôt pour attraper le premier rapide pour Vienne. Il entendit encore Béla Kun supplier en pleurant au téléphone, en russe, il parlait sûrement avec Lénine et quémandait des soldats rouges. Près de lui, Szamuely fronçait les sourcils. Il était bien placé pour savoir avec certitude que Lénine donnait volontiers des montres en or, des boutons de manchette et même des enseignes à faucilles et marteau, mais des soldats, ça non. Seul le pauvre Ottó Korvin lui souhaita bonne chance.
Pendant qu’Ottó comptait les diamants de la tiare, mon arrière-grand-père avait repéré que sa ligne de vie était particulièrement courte. C’est pourquoi au moment des adieux, il le serra longuement contre lui et lui caressa sa bosse. Il était terrible de penser que cet inspecteur politique atteint de scoliose au visage affreux qui écrivait des poèmes dans le style d’Ady(6), lui faisait confiance, à lui, un manœuvre révolutionnaire à l’air charmeur, au corps athlétique et à la vie intellectuelle minimale, qu’il ne connaissait de surcroit que depuis quelques semaines.« C’est peut-être à cause de mes yeux bleus » songeait-il. Mon arrière-grand-père fut le dernier dans notre famille à avoir les yeux bleus.
Mais il ne s’interrogea pas plus longtemps sur son charme singulier. Il s’inquiétait plutôt de savoir s’il arriverait en vie jusqu’au train. Si jamais les gardes rouges l’arrêtaient dans la rue et fouillaient ses affaires, ils ne le ramèneraient pas ici, à la maison des Soviets, pour qu’il puisse se justifier, pas même à sa demande expresse, mais ils l’abattraient pour pouvoir se partager ses trésors. Selon mon arrière-grand-père, la propagation des lois de la jungle était causée par la déchéance morale de la nation, ce qui est en général la conséquence directe des guerres et des révolutions.
Il frémissait à l’idée que, dans la rue, des prolos armés, bestiaux et bouffeurs de bourgeois rôdaient jusque tard dans la nuit et tiraient sur tous ceux qui portaient une veste bien coupée. Il était également pris de frisson à l’idée qu’il n’était plus capable de se sentir un maillon du prolétariat uni. Il s’imaginait grain de poussière ou plutôt grain de sable, voire même caillou. Il se demandait si Kun et les autres lui avaient mis le magot entre les mains parce qu’aucun d’eux ne pouvait toucher à l’argent le samedi. Alors que les quatre mois qu’il avait passé dans le mouvement lui avaient appris que, pour un révolutionnaire avéré, il n’existait pas de samedi ni même de dimanche, seul le gris quotidien de la lutte des classes.Comme Béla Kun le disait parfois lui-même : « Mon père était juif, mais je suis communiste ». Ou comme mon arrière-grand-père le disait parfois lui-même : « Mon père était prêtre catholique, moi par contre je suis bâtard ». Il ne se tourmenta pas plus longtemps, il voulait arriver à la Gare de l’Est avant le couvre-feu. Laissant derrière lui la maison des Soviets au bord du Danube où les commissaires du peuple vivaient, pleuraient et riaient, il alluma une cigarette et se mit en route en sifflotant. Il alla jusqu’à la place Klotild, suivit la rue Lajos Kossuth, puis l’avenue Rákóczy, en gardant le cap.
Titre originale : Kommunista Monte Cristo (Tercium kiadó, 2006 ; Európa Könyvkiadó, 2014)
(1) Quotidien hongrois, créé en 1877, à l’origine journal officiel du Parti social-démocrate de Hongrie
(2 )Œuvre d’art totale
(3 ) La République des Conseils hongroise est proclamée le 21 mars 1919. Ici l’expression fait référence à une autre date importante de l’histoire hongroise, le 15 mars 1848, jour où se déclenche la révolution.
(4) Béla Kun, Szamuely Tibor et Korvin Ottó : révolutionnaires communistes hongrois, figures importantes de la République des Conseils de 1919
(5) AVO (ou AVH), police secrète de la Hongrie, de 1946 à 1956
(6) (1877-1919) Poète hongrois. Il est l’un des principaux représentants du renouveau de la poésie et de la pensée sociale progressiste en Hongrie
Noémi Szécsi
Née en 1976 à Szentes (Hongrie), Noémi Szécsi diplômée d’anglais et de finnois de l’université de Budapest, a étudié l’anthroplogie à Helsinki, ville où elle a écrit son premier roman, Vampire finno-ougrien. La version livre de son blog haute tenue a reçu le Prix des lecteurs du magazine Elle, et son second roman, Le Communiste Monte-Cristo, a obtenu le Prix de L’Union européenne de Littérature en 2009.