A l’occasion de la parution de Pas question d’art de Péter Esterházy (Editions Gallimard, Traduit par Ágnes Járfás), nous publions des extraits de la critique que Mátyás Dunajcsik a publié dans l’hebdomadaire hongrois Magyar Narancs.
Pour des écrivains considérés comme des classiques vivants, il n’y a rien de plus dangereux que leur propre classicisme ; l’enjeu de leurs œuvres tardives réside dans leur capacité à se renouveler. Dans les dernières années, Kertész n’a pas réussi ce défit, Nádas s’est atomisé, selon les uns, il s’est réinventé à partir de rien, selon les autres ; Esterházy amorce un virage plus doux mais il réussit quand même l’exploit de passer au travers de sa propre ombre.
Il était temps. Les lecteurs fidèles d’Esterházy étaient légitimement déçus quand, après des œuvres d’envergure tels que Harmonia Caelestis(1) et Revu et corrigé(2), la carrière de leur auteur préféré aboutissait à la production d’une chronique délayée de 150 pages intitulée Voyage au bout des seize mètres(3). Ce petit ouvrage se voit maintenant considéré sous un jour nouveau, comme un texte préparatoire, un recueil d’esquisses car beaucoup de ses thèmes et de ses motifs […], qui ne semblaient auparavant qu’un déballage de manies personnelles, finissent par trouver leur forme et fonction artistique dans son nouveau livre.
Pas de question d’art entretient des relations encore plus étroites avec un autre, plus ancien roman d’Esterházy, un journal de deuil littéraire inspiré par la mort de la mère de l’écrivain, Les Verbes auxiliaires du cœur(4) (1984). Vingt-trois ans après la parution de cette œuvre fondamentale, Esterházy fait exactement le contraire de ce qu’il a fait dans Harmonia Caelestis avec Revu et corrigé : piégé par les faits biographiques (faits de sa vie et de la vie de son père), par le « réalisme », il essaye de « corriger », de ramener à la réalité la figure du père que la fiction avait élevée à des hauteurs mythiques comme si les deux (Mátyás Esterházy et le personnage désigné sous le terme de « mon père » dans Harmonia) avaient, défiant les préceptes postmodernes, quelque chose en commun et comme si c’était à l’écrivain d’éclaircir la nature de cette relation au péril de sa crédibilité et de son honneur. Tandis que dans les pages de Pas de question d’art, il s’affranchit de ce « comme si », il le « corrige » avec une générosité et une élégance incroyables, en ramenant à la vie la mère morte et enterrée dans Les Verbes auxiliaires du cœur, une œuvre imprégnée de la douleur d’une tragédie personnelle bien réelle. Il invente, il crée une histoire familiale alternative, sans relégation à la campagne, avec un père prématurément mort et surtout, avec une mère de quatre-vingt-dix ans, passionnée de football, tout en nous faisant croire que le narrateur de ce récit merveilleusement crédible, c’est lui-même, Péter Esterházy. Il nous apporte comme preuves à l’appui ses incessantes réflexions sur lui-même, ses allusions et ses commentaires concernant ses œuvres antérieures (la manière dont sa famille a accueilli son roman à succès sur la mort « imaginaire » de sa mère).
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…en attribuant de nouvelles fonctions à ses préciosités, Esterházy accède à un point de vue nouveau, inconnu. Même si les esterhazyades antérieurs réservaient une place importante à la confabulation, le « coloriage » des histoires était au service d’un réalisme autobiographique afin de nous offrir une représentation évocatrice de la famille et du phénomène Esterházy. Cette fois, la situation est l’inverse : dans Pas de question d’art, le côté autobiographique (c’est-à-dire, la biographie de l’écrivain Péter Esterházy, son œuvre) est entièrement au service de l’illusion de l’histoire fictive de la mère. Comme si l’auteur, après le combat révolutionnaire-poétique de ses débuts pour son propre espace grammatical et l’accomplissement de ses obligations intérieures d’écrire les histoires heureuses et moins heureuses de sa famille, retrouverait la liberté grisante et rédemptrice de la fiction. Plus précisément, comme s’il découvrait que cette liberté s’applique également à lui-même, à sa propre vie ; que dans cet espace infiniment libre même le fait scandaleux de la mort de la mère peut être récrit. A moins qu’il soit bien écrit.
Et les protagonistes des histoires sinueuses de Pas de question d’art sont très bien écrits, ce sont des personnages à part entière qu’ils ne nécessitent pas la connaissance préalable des œuvres antérieures. Une fois de plus, Esterházy nous donne la preuve que son talent ne se limite pas à l’utilisation virtuose des procédés poétiques et des jeux postmodernes mais il arrive à éclairer les recoins inconnus de l’âme humaine où se cachent des choses à la fois triviales et mystérieuses comme la joie du but marqué, la relation mère-fils, la métaphysique de supporter, l’amour sans espoir ou la liberté de la littérature face à la tyrannie des faits.
(Magyar Narancs, 24/04/2008)
Traduction : Gábor Orbán
(1) Editions Gallimard, 2001, Traduit par Joël Dufeully et Ágnes Járfás
(2) Editions Gallimard, 2005, Traduit par Ágnes Járfás
(3) Christian Bourgeois Editeur, 2008, Traduit par Ágnes Járfás
(4) Editions Gallimard, 1992, Traduit par Ágnes Járfás