« M. Howard n’est pas mort, car il nous a promis de nous écrire »

Auteur culte en Hongrie, Jenő Rejtő (P. Howard) a été très peu traduit en France. Une raison de plus pour attirer l’attention sur ce personnage atypique de la littérature hongroise. 

Extrait de l’interview d’Olga Szederkényi avec Gergely Thuróczy, spécialiste de Rejtő, parue dans la revue Héviz (2013/2).

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D’après vous, qui lit Rejtő ?

A mon avis, tout le monde. Bien plus qu’on ne pense. Il serait faux de croire que seul un public inculte, incapable de comprendre la « grande littérature » aime ses livres. Permettez-moi de vous donner un exemple : un membre de l’Académie hongroise des sciences, István Láng, après avoir mis au point la Stratégie nationale d’adaptation au changement climatique, a pris la décision de prendre une année sabbatique, entièrement consacrée à la lecture de Rejtő. Ses collègues lui ont conseillé de se fixer un objectif « tangible » : lire l’intégralité des œuvres complète de l’écrivain. Ainsi naquit le 1er avril 2008, le jour des poissons, la cérémonie commémorative « Jenő Rejtő, ingénieur hydrologue et météorologiste », célébrée à l’Académie hongroise des sciences.

Tandis que vous, vous avez organisé une exposition Rejtő au Musée littéraire Petőfi de Budapest intitulée « La tragédie volée ». Que pouvait y voir le public ?

A l’entrée déjà, un avertissement rejtőien accueillait les visiteurs : « L’entrée est gratuite, la sortie incertaine » ! Nous n’avions pas la tâche facile car Rejtő n’a presque rien laissé. Il n’a pas de tombe, son cadavre n’a été jamais retrouvé et ses objets personnels ont subi le même sort. Une grande partie de ses manuscrits a été brûlée dans un abri anti-aérien pendant la révolution de 1956. En réalité, l’exposition de 2003 était une parodie d’exposition, la forme la plus adéquate pour évoquer l’esprit de l’écrivain. […] Faute d’objets personnels, nous avons récréé quelques uns de ses motifs et figuré symboliquement certains de ses personnages : Tuskó (« bûche ») Hopkins était représenté par une véritable bûche et Csülök (« pied de porc ») par un pied de porc (plus tard remplacé par une cuisse de dinde au Musée juif).

La vie de Rejtő est pleine de zones d’ombre. Une chose est certaine : il est né le 29 mars 1905. A l’école, il n’a pas particulièrement brillé ; à l’adolescence, il pratiquait la boxe…

Il s’est lié amitié avec le boxeur, Jenő Rózsa et c’est sous son influence qu’il a commencé à boxer. Grand, musclé, il avait un véritable gabarit de boxeur. Au cours d’un entraînement, son coach, József Székely, lui a cassé le nez, accident dont il portera les traces sur son visage jusqu’à la fin de ses jours.

Changement de cap radical : il devient apprenti comédien.

Il fréquente la fameuse école de Szidi Rákosi. Passionné d’opérette, il fait connaissance de Kálmán Latabár [Comédien et acteur légendaire de l’époque – NDTR]. Cependant, il ne doit pas être particulièrement talentueux car on ne lui donne que des rôles de figurant. C’est certainement à cette époque qu’il décide d’abandonner le théâtre et de se tourner définitivement vers l’écriture. Depuis son adolescence, il écrit des poèmes, à mon avis, peu convaincants. Il essaie alors de devenir journaliste mais personne ne l’embauche. Des échecs dont nous ne pouvons que nous réjouir : s’il était devenu poète ou journaliste, la littérature hongroise aurait beaucoup perdu.

Que sait-on de ses périples à l’étranger ? Beaucoup considèrent cet écrivain hyperactif comme un véritable globe-trotter.

Selon toute vraisemblance, il n’a quitté qu’une seule fois l’Europe pour faire un court séjour en Afrique du Nord. En 1927, il ne se doutait sans doute pas qu’il allait vivre la période la plus importante de son existence. C’est au cours de ses pérégrinations mouvementées en Europe, alors qu’il avait entre 23 et 25 ans, qu’il vivra l’essentiel des expériences qui fourniront la matière de ses futurs romans. Il relate ses aventures dans des ouvrages posthumes Megyek Párizsba, ahol még egyszer sem haldokoltam (Je vais à Paris où je ne suis jamais mort encore) et Bedekker csavargók számára(Guide touristique pour vagabonds). Pour certains, le « trou » dans sa biographie au premier semestre de l’année 1930 pourrait correspondre à un éventuel engagement dans la Légion étrangère. Mais pour ma part, je doute qu’il n’ait jamais servi dans la Légion : c’est une histoire qui sonnait bien à Budapest et c’est pourquoi Rejtő la racontait.

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A son retour, il troque sa vie de vagabond pour celle d’écrivain. Fin 1930, il devient rédacteur d’une revue, Nagykörút (Grand boulevard), qui fera long feu. Elle disparaîtra après la parution du premier numéro.

Il crée la revue avec les 100 marks allemands de son ami, Ede Buttola. Cela vaut la peine de parcourir les rubriques de ce numéro conservé au Musée littéraire Petőfi de Budapest : coincés entre d’innombrables publicités, on peut y lire les conseils d’une voyante, les secrets vestimentaires des danseuses de revue, une présentation de la boîte de nuit Miami, des articles consacrés à la psychanalyse, au sport, des critiques, des vers libres. Un mélange de genre sans aucun effort de conception particulier, qui néglige même de numéroter les pages…

Mais son enthousiasme ne diminue pas pour autant. Très peu savent qu’outre ses 27 romans, il a écrit moult pièces de théâtre.

On en connaît plus de 120 ! Son répertoire va des récits humoristiques d’une page aux livrets d’opérette. C’est avec ses librettos qu’il gagne le plus d’argent. Il a écrit en outre, pour des séries populaires, plusieurs douzaines de petits romans de gare qu’il signe sous son propre nom. A partir de 1936, il change de nom et devient P. Howard identité qu’il utilisera pour faire paraître ses romans à quatre sous car, à cette époque déjà, il est plus rémunérateur de publier sous un nom anglo-saxon. C’est Dávid Müller, l’oncle de György Müller, son ancien camarade d’entraînement à l’époque où il pratiquait la boxe, directeur d’une entreprise fleurissante, les Editions Nova, qui le persuade d’abandonner le nom de Rejtő. Ses premiers romans de légionnaires, A pokol zsoldosai (Les mercenaires de l’enfer) et Menni vagy meghalni (Marcher ou mourir) ne portent pas encore la marque de fabrique véritable de Rejtő : il manque l’humour. […] A fehér folt (La Tâche blanche) est une œuvre de transition : l’un des fils est humoristique, l’autre est une « histoire sérieuse ». Dans les œuvres qu’il publiera par la suite, les jeux humoristiques avec la langue et l’action feront toujours bon ménage. Devant l’enthousiasme du public, l’éditeur laisse l’écrivain donner libre cours à sa veine humoristique. Les Editions Nova publient 13 œuvres de P. Howard en trois ans.

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Est-ce qu’il vrai qu’il a payé le serveur du Café Japán avec des manuscrits ?

Non. C’était un écrivain très minutieux. Il ne rendait jamais un travail bâclé. Nous disposons de nombreux fragments de manuscrits qui montrent les nombreuses corrections ajoutées sur les exemplaires dactylographiés. Dans un article écrit en 1985, son ami, Aladár Ritter, dément également cette légende tout comme celle de la légion étrangère.

Il a énormément écrit sans avoir le sou. Il vivait chez ses parents ou chez ses amis, ou encore à l’hôtel. Même sa carte de visite indiquait l’adresse de l’hôtel Continental.

Pourtant, il gagnait beaucoup d’argent. A cette époque-là, les éditeurs payaient en général 50 pengős [unité monétaire hongroise entre 1927 et 1946 – NDTR] pour un petit roman d’amour, de cowboys ou de légionnaires. Rejtő percevait des cachets de vedette : il pouvait toucher jusqu’à 2000 pengős pour un roman de légionnaires ce qui correspond à 2-3 millions de forints aujourd’hui [7 000-10 000 euros – NDTR]. Mais il jouait aux cartes, à la roulette, il dilapidait son argent avec facilité et générosité, payant sans cesse la tournée, invitant le premier venu.

Est-il vrai que Jenő Rejtő dictait ses romans à des dactylos ?

Oui. L’une d’entre elles était Magda Krausz. Le Musée littéraire Petőfi de Budapest lui doit plusieurs manuscrits. L’écrivain lui ordonnait se maquiller et de porter une robe de soirée pour taper à la machine. C’est elle qui nous a appris que Rejtő ne dictait pas ses romans dans un ordre linéaire et qu’il corrigeait deux ou trois épreuves. Pendant la dictée, Magda n’était pas autorisée à rire des blagues car « Monsieur Rejtő prenait le travail très au sérieux ».

A l’automne 1942, un article assassin paraît dans la revue d’extrême droite, Egyedül Vagyunk (Nous sommes seuls). Son auteur reproche à Reich-Rejtő de se la couler douce, de passer son temps à écrire au café Japán, après un séjour dans une maison de repos, alors que d’autres défendent la patrie. Ensuite, un membre des Croix-fléchées, Gusztáv Spirmann, l’a dénoncé auprès des autorités.

Egyedül Vagyunk était un journal abject mais sérieux dans son genre. S’il attaquait quelqu’un (le dénonçait dans un article), les conséquences néfastes ne se faisaient pas attendre. L’auteur de l’article publié sous un pseudonyme (László András) devait bien connaître les œuvres de Rejtő : les citations tendancieuses qui y figurent en témoignent. Il estimait que l’écrivain n’avait nulle part sa place dans le pays, ne serait-ce qu’en raison de son origine juive. La publication eut des conséquences terribles. Je cède de nouveau la parole à son père : « il était gravement malade quand on l’a arraché de son lit d’hôpital, il ne portait même pas de bonnet ». Ses parents ont couru au camp de transit de Nagykáta avec son attestation de démobilisation mais Jenő Reich avait été déjà incorporé dans une compagnie disciplinaire en route vers l’Ukraine. Selon les registres, mais cela n’est pas attesté, il serait mort le 1er mai 1943 dans la boucle du Don.

Plus tard, des rumeurs ont couru sur la réapparition de Rejtő à Budapest…

En 1946, son père a déclaré : « Personne de sa compagnie n’est revenu. Des soldats d’autres compagnies ont dit l’avoir vu mourir, l’un d’entre eux a même affirmé avoir participé à son enterrement tandis qu’un autre a prétendu que ″quelqu’un d’autre était mort à sa place″ (…), il aurait changé de vêtements et de papiers avec quelqu’un et cette autre personne aurait été enterrée le 1er janvier 1943. » Lipót Reich raconte également dans cette interview avoir rencontré un compagnon de Jenő qui aurait vu l’écrivain trois mois après la percée de Voronej. Ce même soldat a dit au père : « Monsieur Howard n’est pas mort, il nous a promis de nous écrire ».

Quel a été le « parcours » de Rejtő après guerre ?

Dans les années 1950, au marché noir de la place Teleki, il fallait débourser une petite fortune pour acquérir les livres de Rejtő. Jusqu’en 1956, ils étaient pratiquement interdits. Lorsqu’est paru Láthatatlan légió (Légion invisible) dans la série Vidám Könyvek, on dit que l’éditeur a reçu des menaces des vendeurs au marché noir car il gâchait leur affaire ! Dans les années 1960, Rejtő a même été publié à Vienne, en hongrois, cela valait le coup, le demande était énorme. Ensuite, les éditions Magvető ont sorti presque tous ses romans dans la série Albatrosz Könyvek. Ses livres se sont vendus à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires : d’une part, c’était une bonne affaire, d’autre part, les dirigeants politiques estimaient qu’il valait mieux que les gens s’amusent au lieu de grogner.

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Héviz (2013/2)
Interview d’Olga Szederkényi 
Traduction : Gábor Orbán et Anne Veevaert
 

* La traduction française de Vesztegzár a Grand Hotelben a été publié il y a 48 ans :
Quarantaine au Grand Hôtel (Les Editeurs français réunis, 1965)
Traduit par Georges Kassai, adapté par Christiane Merigon