Interview avec György Spiró, auteur du roman Diavolina (Actes Sud, 2019, trad. Natalia Zaremba-Huzsvai, Charles Zaremba)
Diavolina, de son vrai nom Olimpiada Tcherkova, personnage éponyme de votre roman, est la gouvernante de Gorki à l’époque de la révolution russe de 1905 ; elle devient son médecin lorsque l’écrivain mondialement connu doit émigrer à Sorrente. Ce livre est conçu comme les mémoires fictifs du personnage principal. De son propre aveu, Diavolina tombe immédiatement amoureuse de l’écrivain qu’elle appellera Alexeï jusqu’à la fin de sa vie, mais ses sentiments n’émoussent nullement sa lucidité. « Tout était faux chez Alexeï, ce qu’il écrivait, ce qu’il disait, mais aussi la manière dont il s’habillait. » « Il aurait peut-être été meilleur acteur qu’écrivain, mais il a quand même joué la comédie toute sa vie. » La meurtrière ironie de la narratrice relève-t-elle d’un procédé narratif ou existe-t-il des preuves historiques attestant de la clairvoyance presque masochiste de Diavolina ?
Immédiatement après sa mort en 1936, tout l’entourage de Gorki fut interrogé et invité à évoquer les derniers jours, les dernières semaines que l’écrivain avait passés dans sa maison de campagne : il était très entouré, pas moins d’une douzaine de médecins étaient à ses côtés, sans parler de ses innombrables parents et amis.
Ces entretiens ont paru des dizaines d’années plus tard sous le titre La mort de Gorki, un ouvrage passionnant.
Au milieu des nombreux témoignages évasifs, mensongers et pédants, j’ai été frappé par un texte sensé, extrêmement sincère et particulièrement bien senti, cinq pages en tout et pour tout, celui d’Olimpiada à l’évidence rapporté très fidèlement par Tikhonov, le vieil ami de Gorki.
J’ai introduit ces phrases dans le roman sans les modifier et je suis heureux que personne n’ait remarqué de rupture entre le texte original d’Olimpiada et les mots que j’ai mis dans la bouche de son personnage.
À ma connaissance, un seul de vos romans a pour l’instant été publié en France, Les Anonymes, en 1988. Le protagoniste, Wojciech Boguslawski, est un comédien polonais du 19e siècle, directeur de théâtre, qui dans l’espoir de multiplier les occasions de monter des représentations et de raviver l’attrait du théâtre, se montre prompt à s’accommoder de l’évolution rapide du contexte politique. L’un des thèmes centraux de Diavolina semble tourner autour de ce jeu absurde du chat et de la souris qui s’instaure entre les artistes et les représentants du pouvoir. Dans cette première moitié du XXe siècle en Russie, la vie des personnages publics ne tenait souvent qu’à un fil et la longévité de Gorki est donc surprenante. Il est même parvenu à exercer une certaine influence politique et à porter secours à quelques prisonniers d’opinion. Quel était donc son secret ?
Gorki était un homme supérieurement intelligent qui, comme Boguslawski, a rusé toute sa vie. Les deux hommes affichent une personnalité pleine de contradictions, dans laquelle le bien et le mal sont indissociables ; ils ont par ailleurs tous deux traversé des époques incroyablement difficiles. C’est pourquoi ils m’ont semblé l’un comme l’autre tout à fait aptes à occuper la place centrale d’un récit romanesque. Tant l’époque moderne que les deux ou trois siècles qui viennent de s’écouler regorgent de parcours singuliers comme les leurs. La « puissance » du récit ne repose aucunement sur un concept théorique ; sans masquer leur nom, les deux romans mettent l’un et l’autre en scène, à différents degrés de l’échelle sociale, des personnes de chair et d’os, ayant véritablement existé. Les sociétés inhumaines sont en quelque sorte à l’image des gens et la méchanceté est toujours concrète. L’écrivain décrit des individus et non des processus historiques abstraits, c’est aussi en cela qu’il n’est pas historien.
Évoquant les souvenirs de Diavolina, vous évoluez avec une étonnante familiarité parmi les figures marquantes de l’époque et naviguez avec aisance dans les différentes périodes de son récit. La richesse des informations accumulées dans cet ouvrage peut facilement désorienter un lecteur peu averti. Comment vous êtes-vous préparé à l’écriture de ce roman et pourquoi avez-vous choisi cette forme relativement courte (200 pages environ) ? « Ce roman a été inspiré par Gorki non seulement pour son thème, mais également pour sa forme », avez-vous souligné dans un entretien[1]. Qu’entendiez-vous par là exactement ?
D’ordinaire, je n’utilise dans mes livres que dix à quinze pour cent de la documentation collectée au cours de mes recherches préliminaires, que le sujet soit historique ou contemporain. Dans mon roman sur Gorki, je n’en ai retenu que cinq à six pour cent. Il faut toutefois préciser que j’ai étudié le russe à l’université et que je me suis passionné toute ma vie pour la littérature et l’histoire de la Russie ; dès lors, la matière ne m’était pas inconnue lorsque j’ai décidé d’écrire un roman consacré à certaines facettes de la vie de Gorki.
Ce qui m’a donné du fil à retordre a plutôt été de mettre en perspective ce prodigieux volume d’information et d’en laisser de côté la plus grande partie.
J’ai fini par écrire un récit familial intime, concentré autour de cinq ou six personnages principaux où le contexte historique n’apparaît que sous forme de flashs ou au travers de quelques noms. Gorki a utilisé le même procédé dans La Maison Artamonov, un roman étonnamment court au regard de l’immensité du sujet.
À la parution de la traduction, un critique français[2] a qualifié les Anonymes de « grand roman théâtral ». Le décor du 19e siècle, l’exigence de véracité historique (son personnage principal, Boguslawski, né en 1757 et mort en 1829, est considéré comme le père du théâtre polonais) ne vous empêchent visiblement pas de capter avec une étonnante fraîcheur les merveilles éphémères de l’art dramatique, ces minuscules détails qui donnent à une représentation théâtrale toute sa valeur et tout son intérêt. Le succès remporté par nombre de vos pièces, notamment Tête de poulet, traduite en français[3], témoigne du vif intérêt suscité par le genre théâtral. Sur quels critères vous appuyez vous pour choisir entre les différents genres et formes littéraires ? Ces derniers temps, il semblerait que le genre romanesque prenne le dessus…
C’est l’idée qui dicte le choix du genre, et il est rare qu’un projet au départ théâtral se transforme en œuvre romanesque. Et ce que je conçois dès le départ comme un roman ne se muera jamais en pièce de théâtre. Pour écrire un roman, il faut rester des heures devant son ordinateur, l’écriture dramatique pèse moins sur la colonne vertébrale de l’auteur, c’est pourquoi, ces dernières années, je me suis tourné de préférence vers l’écriture de pièces théâtrales et elles ont bien été jouées.
Dans le milieu de la littérature contemporaine hongroise, rares sont ceux qui connaissent, comprennent la culture de nos voisins d’Europe de l’Est. En 2010, vous avez été honoré de la plus prestigieuse des récompenses littéraires polonaises, le prix Angelus, pour votre roman Les Messies (« Messiások ») qui se passe dans le milieu des immigrés polonais à Paris. « En Hongrie, traditionnellement, on connaît malheureusement très mal l’Europe de l’Est et l’Europe en général. Il n’est donc pas très surprenant que les idées qui s’instillent dans la société (qui, du reste, arrivent toujours par le haut) soient promptes à s’enflammer », avez-vous déclaré dans un entretien. D’où vient selon vous l’indifférence que nous témoignons à l’égard de notre environnement immédiat ?
Tous les pays d’Europe de l’Est ont les yeux rivés sur l’Occident tandis qu’ils s’intéressent bien moins à la Russie et ignorent quasiment leurs voisins. Il en a toujours été ainsi, alors même que de nouvelles littératures nationales se développent depuis plus de deux siècles. Le travail de vulgarisation mené par quelques personnes, auquel je participe moi-même avec enthousiasme depuis des années, n’y change rien. C’est pour cela que depuis 1978 j’ai formé des milliers d’étudiants dont certains continuent de s’intéresser à l’Europe de l’Est. Sur le plan personnel, les Polonais, les Tchèques, les Serbes ou les Croates m’ont beaucoup aidé, ils m’ont très souvent évité de me fourvoyer sur des chemins qu’ils avaient eux-mêmes déjà empruntés, et, inversement, les chefs-d’œuvre uniques, absents de la littérature hongroise qu’ils nous ont livrés m’ont confirmé que ce que j’expérimentais ne relevait pas entièrement de l’impossible.
Interview : Gábor Orbán
Traduction : Anna Veevaert
[1] Hazudott, hamisan játszott [il mentait, il trichait], Miklós Nagy Gergely, Magyar Narancs, 2015/23
[2] Stéphane Lépine, « Les Anonymes » un grand roman théâtral, Jeu, n° 49, 1988
[3] Tête de poulet, Paris : Édition Théatrales, 1991 — trad. Mireille Davidovici, Eva Vingiano de Pina Martins