« Le terrain de la littérature est toujours partout et nulle part. » Entretien avec Sophie Képès, Jean-Hubert Gailliot et Sylvie Martigny autour Des garçons de la rue Pál de Ferenc Molnár (Tristram, 2024), animé par Ulysse Manhes

Version écrite, éditée et légèrement modifiée de l’entretien du 26 avril 2024 au café littéraire L’Ours et la Vielle Grille
Transcription : Ákos Cseke
Enregistrement : David Federman

 

U.M. Mesdames, Messieurs, chers amis, merci d’être venus nombreux ce soir au café culturel l’Ours et la Vieille Grille pour notre 26ᵉ rencontre. Une exploration que nous menons tous les mois à travers la littérature, la philosophie, la musique, la géographie et tout ce qui constitue notre héritage européen. La soirée d’aujourd’hui est un peu particulière. Elle ouvre un nouveau cycle. J’ai pris la décision, avec l’aide de David Federman, de transformer ces conversations en podcasts qui seront diffusés sur les plateformes d’écoute. Bienvenue donc au premier numéro d’Entre les lignes – l’art et la pensée dans l’Europe contemporaine. Aujourd’hui, cap sur la Hongrie. Notre thème sera l’enfance et la guerre, avec Sophie Képès, Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, avec la collaboration de l’Institut Liszt Centre Culturel Hongrois.

Sophie Képès, vous êtes romancière, traductrice, scénariste et professeur d’université où vous enseignez la création littéraire et l’art du scénario. Aujourd’hui, vous venez nous parler de votre nouvelle traduction, Les garçons de la rue Pál, un classique de la littérature hongroise du romancier Ferenc Molnár.

Jean-Hubert Gailliot, vous êtes écrivain, éditeur, cofondateur des éditions Tristram, vous avez publié huit ouvrages dont le dernier en date est Le Pickpocket des Champs Elysées paru en 2023. Le journal Le Monde disait de vous dans un portrait que vous portiez en vous cet art de la contrebande et ce goût presque enfantin du passe-passe. Avec Sylvie Martigny, vous dirigez en binôme les éditions Tristram que vous avez fondé en 1989 tous les deux.

Sylvie Martigny, on vous doit, grâce aux éditions Tristram, une traduction fantastique Des aventures de Tom Sawyer et beaucoup d’autres publications, la dernière en date sont Les garçons de la rue Pál et Rousse, ou les beaux habitants de l’univers de Denis Infante.

Je suis très heureux et honoré de vous recevoir tous les trois.

Pour lancer notre conversation, permettez-moi de commencer par une petite lecture que vous pourrez commenter librement.

« Le terrain vague… Vous, beaux et vigoureux élèves de la Grande Plaine, qui n’avez qu’un pas à faire pour vous retrouver dehors, dans la steppe infinie, sous la superbe cloche vaste et bleue qu’on appelle voûte céleste, dont les yeux se sont accoutumés aux grandes distances, aux vues lointaines, vous ne pouvez pas imaginer ce qu’est un terrain libre pour les gamins de Pest. C’est leur Grande Plaine à eux, leur voûte, leur steppe. Cela représente pour eux l’infini et la liberté. Un petit bout de terre limité sur un côté par une palissade délabrée, et sur les autres côtés, par de grands murs dressés vers le ciel.

Pas un ne se doute que ce petit bout de terre a représenté leur jeunesse pour une poignée de pauvres collégiens. Eh bien, pouvait-on rêver terrain de jeu plus fantastique ? Pour nous autres petits citadins, sûrement pas. Plus beau que ça, plus peau-rouge que ça, on ne pouvait pas l’imaginer. Le terrain de la rue Pál, magnifique étendue plate, tenait lieu de prairies américaines. » (Les garçons de la rue Pál, p. 20-22)

Sophie Képès, est-ce que vous voulez réagir à ce petit texte d’abord ?

S.K. Le terrain vague, c’est l’enjeu du livre. C’est un endroit où les enfants, des préadolescents, comme on dirait peut-être aujourd’hui, qui ont onze, douze, treize ans, quatorze ans même (pour Boka) peuvent être complètement eux-mêmes, complètement libres, et surtout pratiquer des jeux en plein air et des jeux d’imagination. Et c’est évidemment un endroit rare et précieux dans le Budapest de la fin du XIXᵉ siècle. Pest, la partie industrieuse de Budapest, n’est pas encore entièrement bâti. C’est quelque chose qui – dit l’auteur, Molnár – remplace ce qui est tout à fait banal pour un enfant élevé dans la puszta, la grande plaine, c’est-à-dire un endroit où on voit le ciel, où on respire l’air et où on peut se sentir complètement isolé de la grande ville, même si on entend toujours les bruits de cette ville, mais très affaiblis. Et on peut s’en libérer. Donc c’est ce terrain vague qui sera l’enjeu de la guerre dont il est question dans le livre, une guerre entre deux bandes d’adolescents.

U.M. Ces deux bandes, on peut les nommer maintenant ?

S.K. Oui : il y a la bande qui donne son nom au titre Les garçons de la rue Pál et qui est dirigée par Boka. Et puis leurs adversaires qui sont les Chemises Pourpres, dirigées par Feri Áts, qui ont leur base au milieu du jardin botanique. Soit dit au passage, Chemises Pourpres et non pas Chemises Rouges comme dans la précédente traduction. On a le mot hongrois « vörös » qui peut se traduire par rouge, mais plus précisément, par pourpre. Et c’était d’autant plus important pour moi comme choix de termes que les garçons de la rue Pál portent des couleurs « piros », c’est à dire l’autre mot pour dire rouge, « zöld és piros », c’est à dire vert et rouge. Donc ils ont des casquettes, ils ont un certain nombre d’accessoires à leurs couleurs qui sont le vert et le rouge. Alors que leurs adversaires ont des chemises pourpres.

U.M. Jean-Hubert, Sylvie, est-ce que vous voulez aussi réagir l’un et l’autre à cette symbolique du terrain vague et aux enjeux qu’un tel territoire va symboliser justement pour ces deux bandes de garçons ?

S.M. Ce que je peux rapporter, c’est une petite anecdote de travail. On n’est pas du tout des grands connaisseurs de la Hongrie, ni de son histoire, ni de sa géographie. On y reviendra. Nous, on a réagi à la beauté du texte, qui nous accompagne depuis longtemps. Comme quoi le terrain de la littérature est toujours partout et nulle part ! Quand on a commencé à travailler par exemple sur cette histoire de grande plaine, on ne comprenait pas, parce qu’on pensait tout de suite aux Grandes Plaines de l’Amérique du Nord. Et donc il a fallu qu’on en parle pour qu’on comprenne. Et d’ailleurs on a fait une petite note à ce sujet, il fallait expliquer qu’en fait c’est la moitié du pays qui est constituée de cette grande plaine. Immédiatement, ça ouvre quelque chose, de savoir qu’il y a cette grande plaine en plein milieu du pays. Donc ça renforce vraiment cette histoire de terrain vague, ça lui donne un ancrage concret qui est vraiment lié au pays lui-même et qu’on ne connaissait pas. On a pu apprécier le livre sans cette précision, mais enfin on était très content de pouvoir la porter, dire quelque chose sur le pays et la grande plaine hongroise.

U.M. Avant d’aller plus loin, faisons d’abord le portrait de Ferenc Molnár en quelques mots Qui est cet écrivain ? Qui est cet homme ? Sophie, est-ce que vous pouvez nous en dire un mot ?

S.K. Ferenc Molnár vient d’une famille juive aisée de Budapest. Son nom d’origine était Neumann et très jeune, à l’âge de 20 ans, il a commencé à écrire et à publier. Il a eu une carrière très prolifique. Il est peut-être plus connu pour ses pièces de théâtre, je pense. On monte toujours Liliom quelque part. Il a écrit une quarantaine de pièces de théâtre, mais aussi des romans et des nouvelles. Et il a aussi travaillé comme scénariste à la fin de sa vie. Il est né en 1878 et mort en 1952 à New York où il avait fui le nazisme. Et il est mort un 1ᵉʳ avril. C’était sa dernière blague… Il a connu d’énormes succès à Broadway de son vivant. Il n’y a pas tant d’auteurs dramatiques qui avaient du succès jusqu’à Broadway en étant issus d’Europe centrale ! Il y a une chose encore que je voudrais rappeler, c’est que Ferenc Molnár était un grand dépressif. Il y a énormément d’humour dans ce qu’il raconte (et même dans Les garçons de la rue Pál, il y a pas mal d’humour). Toutefois, il était profondément dépressif, il a traversé plusieurs crises très graves. Il a fait plusieurs tentatives de suicide et sa troisième épouse a mis fin à ses jours. Pour vous montrer un peu quel était le caractère de Ferenc Molnár, à la fin de sa vie, quand il était à New York, il a rencontré dans un café son ami Sándor Bródy, également dépressif, qui lui a suggéré des méthodes de suicide infaillibles. Molnár, qui avait échoué dans ses précédentes tentatives, lui répond : « Désolé, Sándor, mais en matière de suicide, je n’accepte les conseils que de ceux qui ont réussi. » Donc je crois que son humour était largement corrélé à sa dépression. Et ce qui est frappant aussi pour moi qui aime beaucoup son théâtre, c’est qu’il a une énorme tendresse pour ses personnages qui sont malmenés par la vie, qui sont des petites gens. Les garçons de la rue Pál est l’un de ses premiers livres. Mais on y trouve déjà cette tendresse quand par exemple on pénètre dans la famille de Nemecsek, un pauvre petit tailleur avec sa femme qui n’ont pas énormément d’argent – et c’est un euphémisme –, ils sont pauvres mais ce sont des gens dignes qu’on a envie d’aimer.

U.M. N’allons pas trop vite sur le fond du roman, restons encore un peu sur Ferenc Molnár. Jean-Hubert Gailliot, pouvez-vous nous expliquer la manière dont vous avez croisé la route de Molnár et de cet ouvrage, Les garçons de la rue Pál, qui autrefois avait été traduit par Les garçons de la rue Paul ?

J.-H. G. C’est une vieille histoire. Je devais avoir neuf ou dix ans. J’étais allé séjourner chez ma très vieille grand-mère en Auvergne, dont une voisine avait remarqué que j’avais toujours un livre à la main. C’était l’époque des Bibliothèques Vertes, ce genre de collection pour la jeunesse, et elle m’a mis entre les mains un volume de la Bibliothèque Verte d’un auteur qui, à l’époque ne s’appelait pas Ferenc Molnár mais François Molnar, puisque tout avait été francisé. Et le roman s’appelait à ce moment-là Les garçons de la rue Paul. Et elle m’avait offert ce livre en me disant : « J’ai trois garçons bien plus âgés que toi, qui tous ont lu à ton âge ce livre ! Et il les a marqués de manière indélébile ! Donc, puisque mes trois garçons ont aimé ce livre, toi qui aimes lire, tu l’aimeras peut-être toi aussi. » Donc je l’ai lu. C’est peu de dire que je l’ai aimé, ça m’a moi aussi marqué de manière indélébile et j’ai eu à peu près à la même époque une sensation comparable, très aiguë, en lisant Les aventures de Tom Sawyer et Les aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain. Et d’ailleurs, pendant très longtemps et encore aujourd’hui, pour moi, Les garçons de la rue Pál était une sorte d’équivalent à l’Est des aventures de Tom et de Huck à l’Ouest. Donc, ces trois livres formaient une sorte de trio romanesque. Et quand, encore un certain nombre d’années plus tard, nous nous sommes lancés dans notre propre aventure qui était celle de la création d’une maison d’édition, ce roman s’est tout de suite trouvé sur la liste des livres qu’il faudrait publier un jour.

Mais en revanche, on était conscients du fait que ce roman était inexorablement en train de disparaître des radars, et que la meilleure façon de lui redonner une existence, c’était tout simplement de le rééditer et qu’il faudrait bien sûr le faire dans une nouvelle traduction. Et puis, pour tout un tas de raisons, on s’est lancés dans d’autres projets, souvent de traduction. Et Sylvie, comme moi, s’est aperçue que, au fur et à mesure que le temps passait, l’actualité qui nous était proposée était ponctuée de guerres, de conflits dont certains nous paraissaient subitement très proches. Je me rappelle de la Pologne au début des années 81, la première guerre du Golfe. Évidemment, la Yougoslavie aussi. Le roman de Molnár est souvent ressorti de la bibliothèque pour être relu dans ces circonstances d’actualité tragiques et nous avions le sentiment que tout ce qu’on pouvait lire sur ces conflits si violents, peut-être menaçants pour nous (les articles dans les journaux, ce qu’on pouvait entendre à la radio, les listes des éditorialistes) nous informait sur ce qui se passait, mais nous incitait à revenir à ce livre parce qu’on savait que dans ce livre, on pouvait penser le fait même de la guerre à nouveaux frais en quelque sorte, parce que c’est un conte, parce que ce sont des enfants, parce que la guerre qu’ils mènent à son origine n’est pas une vraie guerre. C’est une querelle. Mais cette guerre devient sérieuse parce qu’ils jouent à la guerre de manière très sérieuse, comme les enfants sont capables de le faire dans tous les domaines. Et cette guerre qui est d’abord un jeu, devient une vraie guerre avec toutes les caractéristiques d’une guerre, c’est à dire une hiérarchie, une stratégie, une course à l’armement…

U.M. Je dis un mot encore sur Ferenc Molnár, tiré du Journal de Sándor Márai, dans le deuxième volume traduit par Catherine Fay (qui est d’ailleurs ici avec nous, dans le public, ce soir).

Voici Márai : « Je commence à comprendre les écrivains hongrois juifs qui sont partis dans le vaste monde dans les années vingt et trente et ne sont jamais revenus : Molnár, Bíró, Lengyel et quelques autres. À l’exception de Molnár, ces écrivains n’étaient peut-être pas de grands écrivains mais assurément ils étaient de bons Hongrois. Un jour on leur a interdit de l’être. C’est ainsi que, au cours des dernières décennies, la société hongroise a contraint ses meilleurs esprits et ses citoyens les plus précieux à un exil intérieur ou extérieur. On ne peut demeurer éternellement harcelé au sein d’une société et on ne peut pas être artiste, savant ou écrivain contre la volonté d’une société. Moi aussi, j’ai eu des „succès” dans mon pays mais, en réalité, j’ai toujours été obligé d’écrire et de vivre en opposition avec la société hongroise « nationale » (Journal 2, p. 106). J’ai trouvé ça très inspirant que Márai lui-même qui était un exilé et qui est parti aux Etats-Unis et qui est mort à San Diego en 1989, se soit presque inscrit dans cette lignée des écrivains hongrois juifs exilés (sans être juif lui-même). La question de l’exil intérieur ou extérieur ouvre de riches perspectives.

Nous évoquions toute une tradition de littérature d’enfance. Vous l’avez dit, Jean-Hubert Gailliot, en inscrivant le roman de Molnár dans l’héritage de Tom Sawyer mais je pense aussi aux Enfants terribles de Jean Cocteau, à La Guerre des boutons et au Petit Nicolas. C’est toute une tradition qui se dessine, avec évidemment un arrière-fond bien plus sérieux, bien plus tragique. Alors, Sylvie Martigny, est-ce que vous voulez bien nous résumer un peu la trame de l’histoire et ses grands thèmes ?

S.M. La trame de l’histoire, comme on a commencé à le dire, c’est une bataille autour d’un terrain vague. Il s’agit de très jeunes enfants qu’on découvre d’abord à l’école, qui place bien les choses avec tout le côté jeu d’enfant, innocence, chenapan, désir de regarder par la fenêtre quand la cloche du midi arrive, et on comprend tout de suite qu’il y a une partie de ces enfants qui passent quasiment tout le temps qu’ils peuvent dans un terrain vague où on les voit, eux, faire diverses choses, jouer à la balle etc. Le livre décrit très bien les différents caractères des enfants dont on comprend que le groupe (et sa cohésion) est quasiment une manière de vivre et une seconde famille, ce qui se vérifiera au fur de l’avancée du livre. Il n’y a d’ailleurs que des garçons, c’est une bande de garçons et qui font des jeux de garçons ; moi, ça ne m’a pas gênée puisque j’ai un côté « garçon manqué » depuis que je suis gosse, donc ça m’allait très bien ; je jouais aux peaux rouges avec les garçons ! Mais on sent très bien que cette histoire de cohésion du groupe prend enfin une importance absolument primordiale et peut-être plus particulièrement pour l’un des protagonistes qui est le plus petit d’entre eux, qui s’appelle Nemecsek pour qui la bande de la Rue Pál fait office de seconde famille, presque plus importante que la famille elle-même. Et on comprend tout de suite que plane une espèce de menace sur ce groupe de très jeunes adolescents qui prennent tout directement, de manière très vive et très sensible, puisqu’il y a des descriptions d’escarmouches d’une bande rivale. D’ailleurs on trouve un terme très intéressant qui est expliqué par Molnár lui-même, qui nous a vraiment intrigué, c’était ce mot allemand Einstand qui veut dire qu’on prend, qu’on fera « usage de la force contre celui qui osera lui résister » (p. 15). C’est « je veux, je prends ». Dans le roman ça commence par les billes, mais on se rend compte rapidement que ce que vise la bande rivale, c’est tout simplement de rapter le terrain vague, puisqu’ils sont relégués dans un endroit plus petit, l’île du jardin botanique, où ils semblent régner en maître. Mais ils ne peuvent pas jouer à la balle parce que c’est trop petit… Donc il s’agit vraiment des questions de territoires –l’emploi de ce mot allemand, einstand, avant les guerres, révèle alors de troublants échos…

U.M. Il faut préciser que le roman date de 1907.

S.M. Oui, donc ça préfigure les grandes guerres : il n’y a pas eu encore les grandes guerres, mais enfin, on sent que tout ça va très extrêmement troubler l’époque et on sent que la violence est sous-jacente tout de suite, et on se doute que ça va pouvoir aller très loin. Ainsi, sans vouloir déflorer la fin de l’histoire, ce que décrit le roman de Molnár, c’est l’extrême camaraderie entre ces enfants, c’est l’extrême sérieux dans les jeux et dans la protection de ce territoire et cette notion de territoire qui va prendre de plus en plus d’importance et de précision. Et on va bien comprendre que se joue là quelque chose de beaucoup plus général, qui est tout simplement la prise des territoires. Donc ce qui est absolument fabuleux, et ce qu’arrive à faire Molnár, c’est que par l’entremise du jeu il déroule toutes ces choses. Toute la trame tragique de la véritable guerre.

U.M. Jean-Hubert, vous souhaitez nous lire un passage, n’est-ce pas ?

J.-H. G. Oui, parce qu’à un moment dans le livre, assez rapidement, on est à la page 49, la guerre est déclarée et l’un des frères Pásztor qui fait partie des Chemises Pourpres – en fait il y a deux frères qui sont très costauds, très brutaux et redoutables, et qui terrorisent les jeunes garçons de la rue Pál –, donc l’un des Pásztor prend la parole à propos de cette décision de déclarer la guerre et de s’emparer du terrain de la rue Pál et dit : « Nous le faisons pour avoir un endroit où jouer au ballon. Ici c’est interdit, et dans la rue Esterházy on doit tout le temps se battre pour la place… On a besoin d’un terrain de jeu, point final ! Et voilà, c’était précisément pour ce genre de raison que se décidait une guerre, pour des objectifs semblables que de vrais soldats se battaient. Les Russes voulaient un accès à l’océan, c’est pourquoi ils avaient attaqué les Japonais. Les Chemises Pourpres avaient besoin d’un terrain de jeu, et puisque ça ne marchait pas autrement, ils voulaient le conquérir par les armes. »

S.K. Alors, il s’agit d’enfants qui jouent à la guerre, chose qui sans doute a existé de tout temps. Ce qui m’a beaucoup frappée en traduisant, c’est toutes ces notions de hiérarchie, d’obéissance, de loyauté et de point d’honneur. Car on agit aussi pour l’honneur. En fait, bien sûr, ils imitent les adultes, ils imitent les grands. Il y a peut-être une réminiscence de la guerre d’indépendance de 1848-49 qui a eu lieu 50 ans plus tôt – le livre est sorti en 1907, mais l’intrigue se situe en 1889, au moment où Molnár avait l’âge de ses petits héros. Et peut-être est-ce une constante dans le passage à l’âge adulte, parce qu’il s’agit quand même d’un roman initiatique, d’un roman d’apprentissage, on imite les adultes tout en essayant sans cesse d’échapper à leur autorité, on enfreint leurs ordres. Donc au collège, on se fait engueuler par le sévère professeur de latin parce qu’on a fait des bêtises. Mais dès l’après-midi (parce que ça fonctionne comme ça, on étudie le matin, en tout cas on fait semblant d’étudier le matin, on a peut-être quelques cours l’après-midi, mais souvent on est libre après 12h, c’est le moment des jeux), on joue, et à ce moment-là, on va finalement imiter les adultes dans son propre cercle. Et on les imite de deux manières : en jouant à la guerre, mais aussi en créant un club alors que cela a été sévèrement interdit au collège. On n’a pas le droit de former des clubs et des associations, mais il existe un « club du mastic » clandestin qui a pour but de collecter du mastic !

C’est un mélange, il y a des choses très enfantines comme ça, le mastic (quel est l’intérêt d’accumuler du mastic, ça paraît complètement infantile, absurde, idiot ?), mais par contre les règles du club sont extrêmement sévères et il y a des exclusions. Il y a un grand registre dans lequel on note que Machin a fait un truc pas bien et qu’il va être puni ou que Machin va être exclu. Et on imite sans cesse les adultes. J’ai une hypothèse à ce sujet, c’est que de même qu’on peut voir une métaphore des guerres précédentes, pas seulement de celles à venir, mais aussi de la guerre d’indépendance de 1848-49, avec une aspiration à l’héroïsme (il est vraiment question de « patrie », s’agissant du terrain vague), il y a aussi peut-être une satire de la bureaucratie pompeuse, rigide et envahissante de l’Autriche-Hongrie du Compromis de 1867 jusqu’à 1918. Chez les Habsbourg, on avait un peu le même genre de bureaucratie qu’on trouve dans les romans russes de la même époque, c’est-à-dire un truc hyper-tentaculaire qui étouffe tout. Et donc, sans s’en rendre compte, dans leur club du mastic, les enfants reproduisent ça. Ils jouent aux grands, ils forment une armée, jouent à la guerre et fondent des clubs, tout en restant des enfants, parce que les enjeux sont assez ridicules finalement.

U.M. Cela dit, il y a une scène qui m’avait amusé et marqué. Une nuit, deux ou trois enfants des garçons de la rue Pál décident d’aller visiter clandestinement le jardin botanique — le repère du clan adverse, les Chemises Pourpres — et d’aller déposer une petite feuille marquée d’une inscription : « Les garçons de la rue Pál étaient là ! »… On marque donc notre territoire : vous nous avez déclaré la guerre, et nous répondons virilement. Et il y a cette scène où ils montent sur un arbre pour passer le mur du jardin botanique. C’est la nuit, le jardin botanique est donc fermé au public. Le clan adverse est aussi dans l’illégalité, en train de faire sa petite réunion sur l’îlot, au cœur du jardin botanique. Les garçons de la rue Pál se glissent dans les buissons pour ne pas être vus. Soudain, ils entendent du bruit et se cachent promptement. Quelqu’un s’avance avec une lampe… Quand les enfants de la rue Pál comprennent que ce n’est pas du tout le clan adverse, mais le pauvre gardien du jardin botanique avec sa lampe torche, ils poussent un soupir de soulagement et n’ont plus peur. Ils n’avaient pas peur des adultes, seulement du clan adverse. Ils se font peur entre enfants. L’autorité des adultes n’a absolument aucun poids.

S.M. Oui, c’est ça. Ça m’avait aussi extrêmement frappée. Ils sont respectueux des adultes par obligation, mais ils n’ont pas peur. L’autorité ne leur fait rien. Et cela veut dire qu’en fait, ils sont prêts absolument à tout.

U.M. Avançons un peu sur les thèmes, on a parlé de ce calque du patriotisme pour défendre le terrain vague. Mais il y a aussi la question de la bravoure, la question de l’héroïsme. Et je crois que Sophie Képès, vous vouliez nous lire un passage du livre qui est le monologue du petit Nemecsek, petit soldat blondinet un peu malmené par tous les enfants. À un moment, il s’infiltre dans le clan adverse, les Chemises Pourpres, et il se rend compte que l’un des garçons de la rue Pál les a trahis, il s’appelle Geréb ; Geréb le traître. Et là, Nemecsek va tenir un discours magnifique au clan adverse.

S.K. Eh oui, Nemecsek, c’est un petit gringalet qui est le seul simple soldat dans sa bande parce que tous les autres veulent être officiers et sous-officiers. Et lui, il aime bien obéir. Donc le pauvre va être dans cette histoire soumis à des bains d’eau froide. Et Geréb, qui est le traître de l’histoire, qui a trahi les garçons de la rue Pál, lui dit : « Alors, c’était bon ? « Nemecsek leva vers lui ses grands yeux bleus et répondit calmement : Oui, c’était bon. Et il ajouta : En tout cas, bien meilleur que de rester sur la berge à se moquer de moi. Je préfère rester dans l’eau jusqu’au Nouvel An plutôt que de pactiser avec les ennemis de mes amis. Je me fiche que vous m’ayez poussé dedans. La dernière fois j’y suis tombé tout seul, et alors je t’ai vu sur l’île au milieu des étrangers. Mais moi, vous pouvez bien me prier de vous rejoindre, vous pouvez me flatter, me faire tous les cadeaux que vous voudrez, je n’ai rien de commun avec vous. Et même si vous me poussez dans l’eau encore une fois, même si vous m’y poussez encore cent fois, mille fois, malgré ça je reviendrai ici demain et après-demain ! Je me cacherai à un endroit où vous ne pourrez pas me découvrir. Vous ne me faites pas peur. Et si vous venez nous chercher dans la rue Pál pour prendre notre terrain, eh bien, vous nous trouverez ! Et je vous montrerai que quand on est tous là, on nous parle autrement qu’à moi en ce moment, tout seul. C’était facile de me brutaliser ! C’est le plus fort qui gagne. Les Pásztor ont volé mes billes au jardin du Musée parce qu’ils étaient les plus forts ! Facile, à vingt contre un ! Je m’en fiche. Vous pouvez bien me frapper si ça vous fait plaisir, puisque si j’avais voulu, je n’aurais pas été obligé de prendre un bain. Mais j’ai refusé de m’enrôler chez vous. Vous pouvez me noyer ou me tabasser si vous préférez, mais moi, je ne trahirai jamais, contrairement à quelqu’un qui est là, tenez… ici… »

U.M. Est-ce que Sylvie ou Jean-Hubert vous voulez réagir à cette image de la bravoure qu’incarne tout au long du roman le petit Nemecsek, jusqu’à un moment tragique qu’on ne va pas trop dévoiler… Nemecsek, le plus brave, le plus attachant, celui qui a le destin le plus malheureux.

J.-H. G. Oui, mais cette bravoure donnée de Nemecsek, n’est pas là au départ. Ça a été dit tout à l’heure, il est le simple soldat, le plus simple soldat de la bande, donc constamment aux ordres de tous les autres qui sont officiers et sous-officiers, capitaines, lieutenants, commandants. Il est donc extrêmement malmené à ce moment-là, pas par les Chemises Pourpres, mais par les siens, et c’est un être chétif qui pleure facilement, qui ne paraît donc aucunement disposé à révéler un tel tempérament de bravoure. Et ce sont les circonstances qui produisent sous les yeux du lecteur, au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire, des événements qui se produisent, une sorte de montée en puissance irrépressible, invincible. On ne va pas raconter le livre, mais Nemecsek, il ira aussi loin qu’il est possible qu’il aille. Il deviendra un véritable héros dans un certain nombre de circonstances absolument décisives du roman, jusqu’au respect absolu du camp adverse et en particulier du chef du clan adverse. Et évidemment, c’est ça qui est très beau, parce que ça exemplifie cette question que tout le monde est amené à se poser dans son existence qui est la suivante : moi, comment je me comporterais dans telle ou telle circonstance ? Et ça ramène à mon propos tout à l’heure sur le besoin de relire ce livre dans des moments où cette question de la vie, de la mort, de la lâcheté, du courage, de la loyauté, de la trahison se pose, ou si dans les ambiances historiques particulières, si questions ne se posent pas personnellement à nous-mêmes, sur ce plan-là – comme sur beaucoup d’autres plans dans le livre – on voit les choses naître et s’accomplir.

U.M. Il y a quand même une chose aussi qu’il faut évoquer, qui n’est pas au premier plan du roman, mais on y pense. J’ai travaillé sur le thème de l’immaturité de l’enfance et il se trouve que certains auteurs d’Europe centrale, à commencer par Milan Kundera, ont identifié la jeunesse comme étant l’âge lyrique, l’âge de la radicalité capable de la pire barbarie ou des pires tyrannies, parce que ce sont des mômes. Dans La Plaisanterie de Milan Kundera, le héros Ludvik se retrouve envoyé dans un camp de travail en Moravie. Et il se retrouve face à un jeune officier, un môme qui a 23 ans et qui, étant jeune et donc indéfini, va feindre une radicalité absolue face aux prisonniers. Et je voudrais vous lire un tout petit passage, parce qu’en fait, il y a une véritable cruauté entre ces enfants, comme tous les enfants qui jouent, ils se malmènent, ils s’humilient un peu. Le philosophe Alain Finkielkraut, a commenté cette œuvre de Milan Kundera, et voilà ce qu’il note sur la jeunesse et la radicalité :

« Ludvik n’en a pas fini avec la frénésie juvénile. Le commandant du bataillon disciplinaire où il a échoué est un très jeune homme – un môme dit le roman – qui dissimule en lui tout ce qu’il y a de tâtonnant et d’inachevé sous le masque du révolutionnaire inflexible. Comme il est à peine adulte, il en rajoute, il en fait des tonnes, il cherche éperdument à se donner consistance et c’est parce qu’il joue le rôle de l’homme accompli qu’il agit avec une inhumanité particulière. “Acte ou geste ? Telle est la question”, disait Sartre, et le philosophe tablait sur la participation à la violence de l’Histoire pour sortir du cercle de la comédie. S’engager, pensait-il, c’était ne plus tricher. À cette promesse d’authenticité, Kundera oppose un constat ironique et navré : les actes les plus terribles sont aussi des postures théâtres ; une pantomime est à l’œuvre dans les grands paroxysmes ; il n’y a jamais d’histoire que sur la scène de l’Histoire. La férocité, en un mot, n’abolit pas la mascarade : pendant que le sang coule, la représentation continue et Saint-Just fait son show. » (Alain Finkielkraut, Un cœur intelligent, p. 20.)

On sent que ces enfants de la rue Pál et des Chemises Pourpres, qui prennent tellement à cœur la mystique de leur combat pour défendre ce terrain vague, sont capables d’une radicalité effrayante. Sylvie Martigny, que vous inspire ces hypothèses ?

S.M. Oui, il y a à la fois une radicalité et une conformité. Ce sont des mélanges, très troubles, aussi troubles que le moment de l’adolescence. Je pense à la scène où l’on se rend compte qu’il qu’ils agissent vraiment tous comme des cohortes armées avec le pas militaire. On se souvient de ce passage où ils sortent du jardin botanique et ils prennent un pas martial, rythmé, pour marcher ensemble, dans la rue. C’est un moment qui est assez glaçant.

J.-H. G. Oui, mais dans Les garçons de la rue Pál, il y a tout de même une grande différence par rapport aux propos de Finkielkraut. Chez Kundera, il s’agit de quelqu’un qui est beaucoup plus âgé que les enfants de la rue Pál. Et je reviens à ce point qui pour moi est décisif dans le livre, c’est que, à aucun moment, ça ne cesse d’être en même temps un jeu. Et évidemment aucun d’entre eux – que ce soit du côté de la rue Pál, mais également du côté de des Chemises Pourpres, de leur chef et des deux redoutables Pásztor dont on parlait tout à l’heure –, aucun d’entre eux ne désirait ou n’imaginerait que quoi que ce soit dans cette bataille, dans cette guerre puisse aller jusqu’à la mort. La mort n’est ni une chose désirée, ni imaginable. Et si ça doit advenir dans le cours de l’histoire, alors c’est par une sorte d’effraction aberrante que la mort arrive. Mais ils sont trop jeunes pour pouvoir correspondre au signalement de la description que font Finkielkraut et Kundera.

U.M. En effet, vous avez raison de rappeler que toute la narration est tendre et on en sourit, on voit que ce sont des enfantillages… Cela dit, un autre auteur centre-européen, Witold Gombrowicz, avait longuement réfléchi à l’idée de l’immaturité qui pouvait aller jusqu’à l’horreur. Dans la Pornographie, un de ses célèbres romans, il montre des enfants qui jouent et qui finissent par commettre un meurtre. Et tout le monde s’exclame : mais c’est fantastique, ce ne sont que des enfants ! Ils n’ont pas voulu tuer, ils n’ont pas la conscience du meurtre, ce sont des enfants ! Des jeux ! Ainsi un meurtre commis par un enfant, c’est un enfantillage, une mignonnerie, une bêtise sans gravité… Évidemment, dans le roman de Molnár, nous n’en sommes pas là, et il ne faut pas tordre son propos ; on sent en tout cas cette fougue, cette mystique, cet héroïsme juvénile prêt à tout. Et le héros, le chef de clan de la rue Pál se rêve comme Napoléon, avant de commencer la guerre.

S.K. Oui, je l’aurais ajouté, si vous ne l’aviez pas dit, effectivement il se voit comme Napoléon, ça lui revient très souvent. S’il s’agit d’un roman initiatique, c’est beaucoup pour János Boka, c’est ce personnage-là qui grandit. D’ailleurs, les dernières lignes du roman sont ses pensées. Et il arrive à plusieurs moments que Boka réfléchisse sur quoi faire demain, quoi faire de sa vie. Qu’est-ce qu’il va devenir plus tard ? Cette histoire tragi-comique va lui permettre de mûrir et d’accéder à un niveau plus élaboré de conscience – de conscience de ce qu’est la vie. Pour la première fois, à la fin du livre, Boka, qui a quatorze ans – il est un peu plus vieux que les autres –, sent de quoi il s’agit : la vie, qu’est-ce que c’est ?

Par rapport à la guerre, je voulais dire aussi qu’il y a une grande partie, un ou deux chapitres peut-être, qui sont consacrés à la tactique et la stratégie. Et quand on traduit, on est amené à rentrer vraiment dans les entrailles du texte. Là, j’ai presque envie de dire que j’ai beaucoup appris. C’est-à-dire que c’est très bien fait. Le plan de bataille de Boka est remarquable, et il sait tout ce qu’il y a à savoir sur la tactique et la stratégie militaires. Il est assez amusant d’ailleurs que Molnár mentionne avec beaucoup de dérision les experts et les grands reporters de guerre. Il se fiche un peu de leur pouvoir en disant : « Ah oui, ils sont très compétents, ils nous diraient probablement que dans telle circonstance, ce qui est pire que tout, c’est la confusion, on perd une bataille à cause d’un moment comme celui-là, etc. » Or, lui-même, plusieurs années après, pendant la Première Guerre mondiale, deviendra un grand reporter de guerre. Mais il ne l’a pas encore été. Et c’est absolument incroyable comment il se moque de ces gens que lui-même va incarner plus tard, alors qu’il est déjà extrêmement informé. Pour écrire un plan de bataille comme celui-là, l’auteur doit en connaître long sur la véritable stratégie.

U.M. Je souhaiterais poser une question à nos deux éditeurs, à partir de la dernière phrase du livre. János Boka, donc le chef des garçons de la rue Pál, après le combat – on ne vous dit pas qui gagne, ni comment s’achève l’épopée – est en salle de classe. Il réfléchit. Il pense au petit Nemecsek, ce fameux petit garçon qui a prouvé sa bravoure. Et voilà ce qu’il dit, cette dernière phrase : « János Boka, plein de gravité, gardait les yeux rivés sur le banc devant lui ; et pour la première fois commençait à poindre dans son âme juvénile et candide le soupçon de la nature véritable de la vie, que nous servons tous autant que nous sommes, en combattants tantôt affligés, tantôt joyeux. » (p. 183). Il m’a semblé qu’il y avait une sensibilité d’abord peut être proprement hongroise, peut-être aussi centre européenne, qui est ce va-et-vient entre ce pathos ironique, une forme de dérision, de légèreté et de sanglot ou de chagrin. Et c’est une chose que j’ai retrouvé un peu dans la sensibilité de votre maison d’édition, notamment dans la dernière publication aussi, Rousse – les beaux habitants de l’univers. C’est cette idée qu’on va explorer des mondes oubliés, des êtres marginaux, étranges, enfantins, des êtres faibles, chagrinés, de petits habitants de l’univers. Est-ce que c’est une sensibilité que vous avez l’un et l’autre, lié à cet imaginaire de l’enfance ?

S.M. Cette phrase-là qui vient d’être lue, commencer à avoir le soupçon de la nature véritable de la vie, c’est peu de mots, mais ça en dit beaucoup. Et il est vrai que c’est très lié à l’enfance et au passage à autre chose, c’est tout ce qui est initiatique. Je pense que dans l’ensemble de ce que publie notre maison d’édition, s’il y un fil rouge, c’est l’initiation. C’est le moment où l’on commence à soupçonner que les choses ne sont pas telles qu’on croyait qu’elles étaient. C’est certes propre à l’enfance, mais pas seulement. Le livre Rousse – les beaux habitants de l’univers, n’a, franchement, rien à voir avec Les garçons de la rue Pál de Molnár. Mais il est vrai que cela aborde, d’une certaine manière, cette même chose : on gravit la montagne, par un autre versant.

U.M. Jean-Hubert Gailliot, vous avez le mot de la fin.

J.-H. G. De manière plus générale, le catalogue des éditions Tristram est à peu près exclusivement constitué d’écrivains qui sont des outsiders, des marginaux, des êtres déviants à tel ou tel égard, et en tout cas parmi eux, on trouve peu d’écrivains professionnels dans le sens qui pourraient être désagréable de ce mot. On ne va pas rentrer dans le détail du catalogue qui figure d’ailleurs à la fin de la plupart de nos de nos livres, mais on s’est toujours intéressés depuis presque 40 ans maintenant, à ce qui déborde la littérature ou ce qui existe peut-être à la périphérie ou à l’extérieur du champ littéraire tel qu’on le définit de manière savante ou universitaire, ou rationnelle. Et on a souvent trouvé notre bien comme éditeur, dans des textes, dans des œuvres ou à travers des personnalités d’hommes, de femmes qui écrivaient ou qui traduisaient. On n’aura pas le temps d’en parler ce soir, mais on a souvent eu l’occasion de dire que les vrais fous dans le catalogue de Tristram, bien plus que les auteurs, ce sont les traducteurs et les traductrices qui ont une existence autrement plus extrême que celle des écrivains eux-mêmes. On pourrait longuement en parler, et ça pourrait être le sujet d’une autre réunion. Et donc voilà cette question de l’enfance ou des commencements, voilà notre sujet : il va être l’enfance et la guerre, ce qui veut dire pour nous l’enfance de la littérature aussi.

U.M. Je vous remercie tous les trois chaleureusement, ainsi que le public et désormais, nos lecteurs, et nos auditeurs. Bonne soirée et à très bientôt.