« L’archet de fer » de György Dragomán

Traduction de Mathieu Bougeant, récompensée par le premier prix du concours de traduction de l’Institut Liszt 2023

Au petit jour, quand il me tire du lit, mon père dit qu’il sait que je suis fatigué, il sait que je tiens à peine encore sur mes jambes, mais rien à faire, je dois absolument m’exercer, je dois mettre à profit chaque minute, chaque instant, car il ne me reste plus beaucoup de temps, plus qu’un petit mois, et ce sera mon treizième anniversaire, et alors le violoniste noir viendra me mettre à l’épreuve, d’ici là, je dois m’exercer sans relâche, d’ici là, quand on ne dort pas, on s’exerce, c’est indispensable, car il ne veut pas qu’il m’arrive ce qui lui est arrivé.

Mon père me montre ses mains, ses doigts sont courbes et noueux comme les racines d’un if, il dit que ce ne sera même pas un examen, mais un concours, je devrai affronter le violoniste noir, il se tiendra debout au milieu de la pièce et jouera quelque chose, l’une des soixante-dix-sept chansons, que je devrai ensuite jouer à mon tour, et si je joue mieux que lui, il me donnera son violon, son violon et son archet, puis il quittera la pièce, il grimpera, comme un éclair, jusqu’à la cime du poirier desséché, déploiera les ailes de son manteau, et s’envolera à jamais, mais s’il joue mieux que moi, il me brisera tous les doigts de son archet en fer, et non seulement les doigts, mais aussi tous les petits os de la main, que je ne puisse plus jamais tenir ni archet, ni violon, j’ai donc intérêt à travailler correctement, à ne pas lambiner, à ne pas tricher, sinon je peux dire adieu à mes chers petits doigts.

Mon père est assis sur le fauteuil à bascule, il agite le vieil archet, avec lequel il me dirige, il me dit d’arrêter, de reprendre au début ou de recommencer encore une fois, ou de jouer plus rapidement, ou plus lentement, mais surtout que ce n’est pas juste, non, ce n’est pas juste, je n’entends donc pas que ce n’est pas juste, il faut que j’ouvre enfin les oreilles, je suis tout de même son fils, je ne peux pas être sourd à ce point.

Le fauteuil à bascule va et vient sur le tapis persan élimé, tel un grand métronome, les lames du parquet grincent en rythme sous le tapis, mon père dit qu’il sait que c’est très difficile, mais je ne dois pas avoir peur, car il me prépare depuis ma naissance à battre le violoniste noir, et si l’archet, je le tiens si bien en main, c’est parce que je ne marchais pas encore quand il m’en a mis un dans la main, petit simplet que j’étais, je ne voulais même pas le tenir, mais il me l’a attaché comme il faut à la main, avec de la gaze imprégnée d’une résine bien gluante, pour que je ne puisse pas m’en défaire, et que je m’habitue à son poids et à sa prise, car il savait alors déjà que chaque minute est précieuse, que chaque instant doit être mis à profit.

Lorsque je m’exerce sur les chansons plus rapides, le fauteuil à bascule de mon père se met à virevolter plus frénétiquement d’avant en arrière, il me crie dessus, je dois bien garder le rythme, je dois penser au violoniste noir, et si je pense que ça suffit comme exercice, faut que je sache que le violoniste noir s’exerce chaque nuit dehors, au carrefour, tournant le dos à la lune pour ainsi voir l’ombre de son archet projetée dans la poussière de la rue, et s’il joue assez vite, l’ombre ne parvient plus à suivre l’archet, s’en détache et reste là dans la poussière, telle une longue flaque noire, je n’ai qu’à m’imaginer que je suis aussi rapide. Quand mon père raconte cela, il lui arrive de se lever du fauteuil à bascule, il se met derrière moi, il allume sa lampe-tempête au xénon, alimentée par dix piles, et il projette mon ombre noire sur le mur en m’éclairant, et il dit que je dois m’imaginer que je suis le violoniste noir, que je bouge la main comme si ce n’était pas la mienne, alors je regarde toujours le mur, et sur le mur mon ombre, et j’attends qu’elle finisse par s’arrêter de jouer, mais elle ne s’arrête jamais.

Mon père dit que rien ne doit me troubler quand je joue, il m’envoie parfois la lumière de la lampe-tempête dans les yeux, parfois encore il me souffle de l’air dans l’oreille avec la pompe à vélo, ou il bondit autour de moi une crécelle à la main, il arrive aussi qu’il aille chercher la chaîne du chien, qu’il la mette dans la lessiveuse, qu’il secoue de toutes ses forces, il dit que je dois absolument m’habituer, car le violoniste noir fera tourbillonner le vent autour de moi, ce sera comme si des corneilles et des chauves-souris voletaient devant moi et me fouettaient le visage de leurs ailes, et même là, je n’aurai pas le droit à l’erreur.

Mon père saute tout autour de moi avec la lessiveuse, la chaîne résonnant à l’intérieur dans un fracas assourdissant, mais mon père crie encore plus fort, il parle du violoniste noir, il dit qu’il va toujours au cimetière à minuit, qu’il joue à en réveiller les esprits, qui se réveillent et grondent autour de lui, comme la pire des tempêtes, et s’il jouait ne serait-ce qu’une fausse note, les esprits l’emporteraient aussitôt sous terre, mais le violoniste noir n’a jamais peur, ou s’il a peur, il n’en montre rien, il fait plutôt danser les esprits, et lorsqu’il en a assez, il se met alors à jouer à rebours, et les esprits n’ont d’autre choix que de retourner sous terre, vraiment, lorsqu’il joue à rebours, le violoniste noir peut calmer la plus forte des tempêtes et dissiper les nuages, s’il le voulait, il pourrait même guérir les malades, tant est grande la force de son archet.

Mon père dit que je dois connaître les soixante-dix-sept chansons, pour pouvoir jouer chacune d’entre elles du début à la fin et inversement, les yeux fermés, même lorsqu’il me tire du sommeil le plus profond, et souvent il me réveille en effet, il me frictionne le visage avec un linge humide, il n’attend même pas que je m’assoie sur le lit, j’ai déjà le violon et l’archet en main, il me donne le titre du morceau, il arrive que je ne me lève pas du lit, que je joue couché, mon père dit que je m’en sors bien, mais il faut que je sache que le violoniste noir peut également jouer suspendu, la tête en bas, il se hisse parfois en un éclair jusqu’à la cime du pin le plus haut, coince ses bottes dans les plus petites branches, se renverse sur les branches les plus tendres du pin, et là-haut joue de telle sorte que les pommes de pin s’ouvrent et que tous les pignons lui sautent directement dans la bouche.

Mon père dit que je dois maintenant jouer aussi en mangeant, si le violoniste noir peut manger quand il joue, je dois pouvoir le faire également, il me pétrit de petites boules de pâtes de semoule, il les jette en l’air, j’en gobe certaines au passage, j’en fais sauter d’autres dans ma bouche à l’aide de mon archet ou de mon coude, mon père ne me félicite même pas si je n’en laisse tomber aucune, il ne dit pas que je suis adroit, se contentant de hocher la tête et, si je sens qu’il est toutefois satisfait, c’est parce que, d’une pichenette, il me jette à la bouche de délicieuses graines de courge salées, et qu’il lance en l’air d’agréables bonbons acidulés à la framboise.

Le seul moment où je peux me reposer est quand j’attrape une crampe, et que mon père m’allonge sur le sol, et qu’il me masse à l’huile de noix jusqu’à ce que la crampe disparaisse, mais tout en me massant il continue de parler du violoniste noir, il raconte que, d’après ce qu’on relate, le violoniste noir vit de l’autre côté de la montagne sous les combles de l’ancienne verrerie, il raconte que, quand sa main a fini par guérir, ils se sont rendus là-bas, lui et son meilleur ami, pour voler son violon, ils y sont allés un samedi, car le violoniste noir ne joue pas le samedi, mais dort toute la journée et toute la nuit, d’un chant du coq à l’autre, ils ont trouvé la verrerie et entendu les ronflements du violoniste noir, seulement ils n’ont pas trouvé la moindre porte dans le mur de briques de la verrerie, ils n’ont fait que tourner autour, encore et encore, dans un sens, puis dans l’autre, jusqu’à ce que le chant du coq retentisse.

Je n’ai pas le droit non plus de m’arrêter quand une corde de mon violon se casse, ce sont pourtant de très bonnes cordes, elles sont très résistantes, mon père les a toutes roulées à partir de boyaux de bélier et de toile d’araignée porte-croix, mais il arrive de temps à autre qu’elles se cassent, mon père dit que ce qui l’avait perdu, lui, c’est d’avoir lâché le violon lorsque deux cordes se sont rompues en même temps, mais à moi, cela est interdit, quoi qu’il arrive, je dois continuer à jouer, sans broncher, même s’il ne reste plus qu’une corde au violon, et même après, je dois continuer tant que la chanson n’est pas terminée. Il lui arrive parfois de sectionner une ou deux cordes avec les grands ciseaux de tailleur afin que je m’habitue, je dois alors jouer si haut que le son fait crisser nos dents et résonne dans nos oreilles, et pourtant je ne m’arrête pas.

Quand je suis fatigué au point de ne pratiquement plus pouvoir jouer, nous sortons dans la cour, mon père m’aide à m’asseoir dans la bassine qu’il a fixée à la place du seau à la chaîne du puits, il me fait ensuite descendre dans le puits, tout au fond, jusqu’à ce que mes pieds touchent presque l’eau, pour que le froid du puits me redonne des forces. C’est là, en bas, que jouer du violon est le plus difficile, là où tout clapote et résonne autour de moi, comme si la tempête faisait réellement rage, la chaîne se balance de tous côtés, mais je continue à jouer, je ne laisse pas tomber, je me penche en arrière au-dessus de l’eau, comme me l’a appris mon père, je laisse le froid de la mousse me rafraîchir la nuque, puis je regarde tout en haut le petit anneau bleu du ciel. Je tiens fermement l’archet, je pense aux doigts de mon père, à ce qu’il a dit sur notre puits, qu’il est si profond que de l’intérieur je peux voir en plein jour les étoiles et le ciel noir, je fais vibrer la corde sol si fort que j’en ai des fourmillements dans le menton et dans toute la tête, je m’imagine que tout là-haut, le ciel devient noir et laisse apparaître le manche de la Grande Casserole.

En me remontant, mon père me demande si j’ai vu les étoiles, je pense au ciel bleu, puis je réponds que oui, j’ai vu les étoiles, alors mon père me sourit, ses dents étincellent dans la lumière comme si elles étaient d’or massif, il passe ses doigts courbes dans mes cheveux, puis il dit que tout va bien, que tout va très bien, qu’il est désormais certain qu’il n’y aura pas de problème.

(La nouvelle Vasvonó a été publiée dans le recueil Oroszlánkórus, aux Éd. Magvető, en 2015)

Photos : Fortepan