Extrait de la nouvelle Ácska, ocska d’Edina Szvoren dans les traductions d’Anne Veevaert et de Gabrielle Watrin, lauréats du concours de traduction de l’Institut hongrois de Paris.
Ounet, Ounette
[…]
Lorsqu’une table se libéra, ils s’installèrent pour jouer aux échecs. Tu as froid Chatounette ? Les figurines étaient fraîches – surtout la reine – mais Chatounette n’avait pas froid. Papa expliqua les règles et ils commencèrent aussitôt à jouer. Papa appréciait la vivacité d’esprit de Chatounette, mais là, Chatounette ne comprenait pas que la tour bouge, puisque, tout de même, c’était une tour. Ce n’est qu’un nom. Et Papounet se mit à lui parler de l’origine indienne du jeu d’échecs mais, apercevant un homme et son épagneul qui ralentissaient en s’approchant de leur table, il s’interrompit brusquement : il aurait aimé dire quelque chose à propos des éléphants. Comme l’homme au chien s’attardait, au bout d’un moment, Papa s’inclina au dessus de l’échiquier et murmura : une ouverture anglaise, c’est comme ça. Il était penché si près que Chatounette sentait l’odeur familière de Papounet. Chatounette se serait bien contentée d’attaquer avec le cheval tant elle aimait son déplacement en zigzag. L’homme au chien posa son sac dans les graviers et s’avança plus près tandis que Papa se caressait la barbe, dans un geste commun à tous les joueurs, barbus ou non, assis aux autres tables. Papounet fit un signe de tête à l’homme au chien qui lui sourit en retour. Dis bonjour au monsieur, Chatounette. A ces mots, l’homme s’enhardit et dit à Papounet que la tour ne pouvait se déplacer en diagonale. Sur le côté, vers l’avant ou vers l’arrière seulement. Vous ne saviez pas ? Le visage de papa s’empourpra légèrement, et ni l’homme au chien, pour qui d’ailleurs le cheval s’appelait cavalier, ni Chatounette ne comprirent ce qu’il marmonnait dans sa barbe. Allons-y.
De quoi c’est fait une odeur ? Réfléchis. D’air, Papounet ? Entre autres, Chatounette.
La mythologie, Papa connaissait bien aussi et parfois, il appelait Chatounette Enkidu. Un jour qu’ils avaient chapardé des cerises dans le village de vacances, dans sa fuite, il avait déchiré son pantalon sur le grillage et, à ce propos aussi, une histoire lui était venue à l’esprit. Et pendant qu’ils faisaient la queue sur la place, il parlait du supplice du Tartare et de la soif éternelle, à voix très basse pour que personne ne corrige. Ils se tenaient par la main. Cette fois, Papa ne prit pas sa boisson habituelle, en revanche il commanda pour Chatounette un lángos(1) à la crème. Papounet, mange toi aussi. La mâchoire de Papa craquait bruyamment, parce qu’à la suite d’une gifle reçue il y a fort longtemps, ses os s’étaient mal ressoudés. À chaque bouchée, la douleur lui vrillait le cerveau. Papounet s’était évanoui une fois à cause d’une tartine de pain grillée. Lorsque le lángos fut terminé, il lui fit observer en chuchotant que l’écorce des arbres était plus fortement crevassée du côté nord. Il aurait fallu y prêter attention, Chatounette.
Ils parvinrent au métro.
En bas, le vent soufflait, et ça sentait le caoutchouc brûlé. C’est bizarre, non ? Oui, c’est bizarre. Une femme aux cheveux courts et un homme à cheveux longs traversaient précautionneusement les voies, main dans la main, quand un haut-parleur crachotant les rappela à l’ordre. Peine perdue, ces deux-là simplement riaient, s’embrassaient. Les voilà couverts d’eau probe, expliqua Papa. Ils achetèrent le ticket de Papa et le sien dans une guérite à la fenêtre fermée par une nappe en guise de rideau : lorsque le petit guichet en aluminium s’ouvrit pour les laisser payer, l’ouverture semi-circulaire exhala une odeur de nylon chaud qui leur fouetta le visage. L’effet de serre, expliqua Papounet. Ils s’engouffrèrent dans le métro et Papa expliqua pour la énième fois combien la pauvreté était grande là-bas dans son village tout en longueur : avec son frère, ils partageaient une unique paire de bottes. Il y avait de la neige, Papa? Elle nous arrivait aux genoux Chatounette. Et pour aller à l’école, Papa ? Un jour, j’ai voulu sortir mon pied de la neige et j’ai perdu une botte. Grand-mère t’a frappé ? Elle m’a roué de coups. Tu as eu mal ? Je n’ai pas pleuré, Chatounette.
Place Madách, le temps était meilleur qu’au Bois de Ville ou que dans les récits de Papa, le soleil faisait même des apparitions entre deux antennes aux formes complexes. Dans le quartier de la synagogue, à la gargote du coin, la patronne complimenta Papa pour son béret marron foncé. Papounet se lissait les poils de barbe tandis qu’il laissait échapper les mots pour lui répondre, mais la télé installée dans un coin et les clameurs des spectateurs du match couvrirent sa voix (tu as dit merci Papounet ?). Elle est jolie cette veste en cuir, et la petite aussi, poursuivit la patronne. Elle a les beaux yeux noirs de son père. Papa leva les yeux pour voir le but, pourtant il n’aimait pas le football, et sans lunettes, il ne pouvait voir que le gazon gris sombre. (Au printemps, Chatounette avait marqué un but contre Papa, ils jouaient avec des inconnus dans un grand pré, Papa était gardien, il était distrait, elle, elle était défenseur, elle avait marqué d’une reprise. Je suis désolée Papounet). Entendu, remettez m’en un, dit Papa à la patronne, et il posa même son béret marron sur le comptoir. Il aida Chatounette à grimper sur le tabouret de skaï rouge : tu es bien assise ? Oui Papounet. La patronne se cala la hanche sur le comptoir pour bavarder avec Papa. Un homme si doux. Papa hochait simplement la tête. Les hommes soudain bondirent, se mirent à hurler, à marteler les tables de leurs paumes, leurs poings, leurs bocks de bière. L’arbitre au vestiaire ! Papounet, qu’est-ce que ça veut dire hors-jeu ? Après quelques hésitations, Papa se pencha vers Chatounette et murmura doucement à son oreille. Sa barbe exhalait son odeur familière. Un si bel homme qui ne sait pas ce qu’est un hors-jeu. Papa ne voulait pas contredire la patronne, il rougit tandis que les ailes de son nez palissaient. Si Papounet avait été capable de contredire, alors peut-être qu’il n’aurait pas eu besoin de fréquenter la rue Sip. Il boutonna son manteau de cuir sale, ajusta la bordure de son béret sur la trace oblique qui barrait son front et ils se mirent en route. L’arbitre au vestiaire !
[…]
Traduction d’Anne Veevaert
(1) Sorte de galette en forme de pizza cuite dans l’huile, très populaire en Hongrie.
Un amour de père
[…]
Quand une des tables d’échecs se libéra, ils s’y installèrent pour jouer. Tu n’as pas froid, colombette ? Les pièces (la reine surtout) étaient fraîches au toucher, mais non, colombette n’avait pas froid. Père lui montra comment manier les figurines et ils se mirent à jouer aussitôt. Colombette comprenait vite et père aimait cela, mais à présent elle ne voyait pas pourquoi la tour bougeait, puisque c’était une tour. C’est juste le nom qu’on lui donne. Papounet dit que le jeu d’échecs était d’origine indienne. Il allait ajouter quelque chose à propos d’éléphants, mais lorsqu’il vit s’attarder près de leur table un homme qui promenait un épagneul, il s’interrompit. Comme l’homme au chien ne s’éloignait pas, père attendit un instant, puis se pencha au-dessus des pions et chuchota : c’est ce qu’on appelle une ouverture anglaise. Il s’était penché si près que colombette pouvait sentir son odeur familière. Elle aurait bien attaqué avec le cavalier seul, dont le saut en zigzag lui plaisait. L’homme au chien posa son cabas sur le lit de gravier et s’approcha. Père se caressait la barbe, comme tous les autres joueurs aux différentes tables, même s’ils n’avaient pas de barbe. Père salua l’homme au chien d’un signe de tête, l’homme répondit par un sourire. Dis bonjour au monsieur, colombette. Là-dessus, le monsieur s’enhardit et fit remarquer à papounet que la tour ne pouvait pas bouger en diagonale. Elle bouge seulement latéralement, vers l’avant ou vers l’arrière. Vous ne saviez pas ? A ces mots, père rougit légèrement et marmonna dans sa barbe quelque chose que ni l’homme, qui d’ailleurs appelait le cavalier un hussard, ni colombette ne comprirent. Allons-y.
De quoi sont faites les odeurs ? Réfléchis. C’est de l’air, papounet ? Entre autres, colombette.
Père connaissait bien les histoires de la mythologie aussi et il s’adressait parfois à colombette en l’appelant Enkidu. Le jour où ils avaient volé des griottes dans le quartier des résidences estivales, le pantalon de père s’était déchiré dans le grillage pendant leur fuite, et même cela lui avait rappelé une de ces histoires. Ils arrivèrent sur la place et quand ils rejoignirent la queue à la buvette, il parla des supplices du tartare et de la soif éternelle, à voix très basse pour ne pas risquer d’être repris par quelqu’un. Ils se tenaient par la main. Père, cette fois, ne prit pas sa boisson habituelle. Pour colombette, il commanda une galette à la crème. Mange toi aussi, papounet. Père avait la mâchoire qui craquait bruyamment, car les os s’étaient mal ressoudés après un gifle reçue il y avait très longtemps. Chaque mastication lui provoquait un élancement dans la tête. Un jour, il s’était évanoui en mangeant du pain grillé. Après avoir fini la galette, papounet fit remarquer à mi-voix que l’écorce des arbres était creusée d’un sillon beaucoup plus profond du côté nord. Voilà ce que nous aurions dû regarder, colombette.
Ils trouvèrent le métro.
En bas, il y avait des courants d’air et cela sentait le caoutchouc brûlé. C’est bizarre, non ? Oui, c’est bizarre. Une femme aux cheveux courts et un homme aux cheveux longs traversaient les voies main dans la main, quand un haut-parleur grésillant les rappela à l’ordre. En vain, car le couple ne faisait que rire et s’embrasser. Ils vont être mis au pilori, expliqua père. Ils allèrent acheter des tickets à la guérite abritée par une nappe servant de rideau. Dès qu’ils déposèrent leur argent au guichet, la petite fenêtre arrondie en aluminium s’ouvrit. Ils reçurent alors en plein visage, s’échappant de l’ouverture, une bouffée d’air chaud qui sentait le bas de nylon. C’est l’effet de serre, expliqua papounet. Quand la rame de métro arriva, père raconta pour la énième fois combien la pauvreté avait été grande là-bas dans le village-rue(1) : son frère et lui se partageaient la même paire de bottes. Il neigeait, père ? On avait de la neige jusqu’aux genoux, colombette. Sur le chemin de l’école, père ? Un jour, en dégageant ma jambe de la neige, je me suis aperçu que la botte n’y était plus. Grand-mère t’a battu ? Des deux mains même. Tu as eu mal ? Je n’ai pas crié, colombette.
Sur la place Madách, il faisait meilleur que dans le Bois-de-Ville ou dans l’histoire de père. Le soleil se mit même à briller entre deux antennes de toit aux formes enchevêtrées. A la buvette près de la synagogue, la patronne complimenta père pour son béret marron foncé. Papounet lissa les poils de sa barbe pour se dégager la bouche et répondre, mais le son de la télévision fixée en hauteur dans un coin et les cris des spectateurs du match couvrirent sa voix. (Tu as dit merci, papounet ?) Vous avez une jolie veste en cuir, poursuivit la femme, et que cette enfant est belle. Elle a les beaux yeux noirs de son père. Le but fit lever les yeux à père. Il n’aimait pourtant pas le football et, sans lunettes, il ne distinguait que le gris foncé de la pelouse. (Au printemps, colombette avait mis un but à père : ils jouaient sur la grand-place avec des inconnus, père était gardien, il n’était pas attentif, elle était défenseur et avait intercepté le ballon qu’il venait de dégager. Pardon, papounet). Bon allez, donnez-m’en un autre, dit père à la patronne, et il posa son béret marron sur le comptoir. Il aida colombette à se jucher sur le tabouret de bar en plastique rouge. Tu es bien installée ? Oui, papounet. La femme appuya sa hanche contre le comptoir pour bavarder avec père. Qu’il est gentil cet homme. Père se contentait de hocher la tête. Soudain, les consommateurs se levèrent d’un bond, se mirent à crier tout en tapant les tables du poing, du plat de la main et avec leur chope de bière. Mets des lunettes, l’arbitre ! C’est quoi hors-jeu, papounet ? Père hésita un instant, puis se pencha à l’oreille de colombette et lui chuchota l’explication. La barbe de père sentait son odeur familière. Un beau garçon comme lui qui ne sait pas ce qu’est le hors-jeu. Père ne voulut pas contredire la patronne, mais il rougit et son nez devint tout blanc. Si papounet était capable de contredire, peut-être même qu’il n’aurait pas besoin d’aller rue Sip. Il boutonna sa veste de cuir crasseuse, ajusta le bord de son béret sur la marque restée en travers de son front, et ils partirent. Mets des lunettes, l’arbitre !
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Traduction de Gabrielle Watrin
(1) Village dont les maisons se succèdent de part et d’autre d’une unique rue. On en trouve en Lorraine et en Champagne-Ardenne.
La nouvelle figure dans le recueil Pertu (Editions Palatinus, Budapest, 2010; Editions Magvető, 2017).
Edina Szvoren (Budapest,1974)
Elle publie ses premières nouvelles en 2005. Elles sont réunies en 2010 sous le titre Pertu et publiées aux éditions Palatinus. Son deuxième recueil de nouvelles, Nincs, és ne is legyen, publié en 2012, reçoit le prix Artigus. Le prix de littérature de l’Union européenne la consacre en 2015.
(Photo : Kocsis Zoltán)