« Kafka et la bicyclette » de Szilárd Borbély

Traduction de Anna Maros, récompensée par le premier prix du concours de traduction de l’Institut Liszt 2024.

Lorsque Franz était étudiant en droit et la famille habitait encore l’immeuble “Aux Trois Rois”, dans sa chambre d’une simplicité monacale qui donnait sur une rue animée et ne comportait en dehors du lit qu’une table et une étagère pour les manuels de droit indigestes, un vélo occupait un coin de la pièce. Le père a longtemps résisté à ce que Franz dépense son argent de poche pour s’offrir cet appareil selon lui inutile et informe. Lors de ses disputes avec son fils, Hermann qualifiait l’invention de superflue, fruit d’imaginations débridées, qui avait pour unique but de rompre la paix entre les hommes. C’était sans conteste, selon lui, une idée des libéraux, et aussi des francs-maçons, qui passaient leur temps à repenser l’ordre établi. Pourtant il suffisait de bien faire usage de l’ancien puisque s’il avait bien fonctionné jusque là pourquoi cela ne pourrait-il se poursuivre de même, maugréait Hermann.

Mais enfin, papa, les libéraux veulent justement aussi abolir les privations de droits visant les juifs, ce qui offre au moins une raison de les soutenir. Mais Hermann ne l’acceptait pas : la concurrence sert précisément à ce que parmi les commerçants aussi ne gagne que le meilleur. La supériorité des juifs réside dans la nécessité pour eux de faire leurs preuves deux fois plus que les autres. Si tel n’était pas le cas, s’ils n’étaient pas relégués au rang de parias, ils ne seraient pas les meilleurs. Et quand on y pense, tu verras que cela va mal se terminer si un jour tout cela prend fin. Les juifs resteront un peuple tant qu’on ne les laissera pas vivre comme les autres, déclamait Hermann d’une voix de plus en plus forte assourdissant la voix basse et délibérément contenue de Franz. Franz employait néanmoins contre son père toutes ses compétences fraîchement acquises à la faculté de droit et, comme il avait réussi à conserver son calme, il espérait avec raison pouvoir pousser ce dernier à faire marche arrière sous peu.

Lorsqu’il fut quasiment acculé par Franz, Hermann sortit son argument ultime : de toute façon, ce n’était pas quelque chose de juif, dit-il. Et cet argument, absolument illogique et sans rapport avec la discussion précédente, était d’autant plus étonnant venant d’Hermann dont le jugement concernant les nouvelles inventions n’avait jusque-là jamais été influencé par son appartenance religieuse, auxquelles lui-même accordait d’ailleurs peu d’importance. Puis il ajouta à la hâte, puisqu’il lui venait à l’esprit une raison évoquée essentiellement par les rabbins, que par ailleurs cela ne figurait pas dans la Torah non plus. L’homme était fait pour se déplacer comme il avait été créé : à pied. Mais si cela lui déplaisait à ce point, alors il pouvait tout au plus aller à cheval ou à dos d’âne. Ou en tramway hippomobile, ajouta-t-il, mais il s’arrêta net au milieu de sa phrase car à partir de là pouvaient s’ouvrir d’autres possibilités comme le train ou le bateau et en moins d’une semaine on entendrait encore parler dans les journaux d’un nouvel appareil volant. Mais Hermann s’aperçut qu’il arrivait là en terrain glissant et incertain pour lui, où son fils pourrait rapidement prendre le dessus et le vaincre, à bout d’arguments à opposer aux propos enthousiastes de Franz. Car Franz, lorsqu’il prit conscience que l’évocation du vélo suscitait aussi l’agacement de son père, fût encore plus obstinément attiré par l’objet. Qui plus est, pour accélérer le processus, il choisit au hasard une annonce qui offrait des cours de cyclisme avec un professeur expérimenté et fiable. Il se rendit à l‘adresse indiquée, remonta la rue mais repéra déjà de loin l’enseigne représentant une femme penchée de manière affriolante et coquette sur une bicyclette. Elle portait une tenue légère de cyclisme, qui favorisait la fluidité des gestes, empêchait de trop s’échauffer, laissait les poumons travailler librement, et garantissait néanmoins aux cyclistes de conserver dignité et bienséance même en pédalant. Franz était impressionné par l’élégance avec laquelle ces dames et ces messieurs évoluaient sur ces gracieuses structures en métal. A cette époque, Franz n’adressait plus la parole directement à Hermann depuis longtemps car, après les déceptions de l’enfance, Franz l’adolescent et Hermann remplacèrent (mots manquants) par une intermédiation affichée. Que peut donc avoir à redire mon père à ce que j’essaie le vélo comme le font depuis peu la majorité de mes camarades, demanda Franz à Julie à sa gauche à la table du dîner, faisant pivoter son buste vers elle et se dérobant ainsi au champ visuel d’Hermann assis à sa droite. Hermann ne regarda pas son fils, qui employait déjà cette méthode depuis un bon moment pour l’agacer, depuis la fois où il le fit sortir de ses gonds et qu’Hermann ne put se maîtriser, lançant d’affreuses injures à Franz. Cette attaque extrêmement dure et imparable avait eu raison de la gaieté et de la bonne humeur de Franz qui se figea, ne bougea plus pendant longtemps, fixant son regard sur la table. Il lui fallut manifestement du temps pour retrouver ses esprits, pour ne pas pleurer comme il l’avait fait en de maintes occasions similaires dans son enfance. Franz ne versa pas de larmes, mais dit simplement à voix basse à Julie que son père aurait sans doute mérité un meilleur fils, néanmoins cela ce n’était peut-être pas la faute du fils mais celle de la mère. Puis il mit sa serviette sur la table et la quitta le dos voûté. Là encore il posait la question à la mère, mais celle-ci était évidemment adressée au père, à Hermann. Selon l’usage désormais acquis le père adressa la réponse à Julie, regardant par-dessus la tête de Franz comme si celui-ci ne se trouvait pas avec eux à table. Le vélo n’était pas fait pour les juifs, il n’y avait pas à en discuter, mais si le jeune homme était d’un autre avis, il n’avait qu’à faire ce que bon lui semblait. Qu’importe ce que dit mon père, ce fripier inculte. C’est comme si je n’existais pas. Ce n’est pas la peine de m’écouter. Que monsieur l’universitaire, le futur docteur en droit, fasse comme ses amis, de toute façon il ne fait que traîner avec eux au mépris des événements familiaux. Je l’ai aperçu l’autre jour avec ces gringalets, tous des fils de bonne famille, quasi aucun juif parmi eux. Mais même ces quelques juifs étaient des convertis, et non de véritables goys, qui se donnaient de grands airs. Ils voudraient ressembler aux jeunes libéraux qui s’enthousiasment pour tout ce qui peut irriter les vieux et aussi les curés. Mais à ma connaissance les rabbins n’apprécient pas non plus cette nouvelle machine. Il n’est pas naturel pour l’homme, qui a été créé avec deux jambes, de se déplacer sur des roues. Mon père laissait de côté un fait évident : même si cela était moins frappant, en tramway hippomobile l’on se déplaçait toujours sur deux roues, de même qu’en empruntant un vulgaire fiacre. Si évidemment père voulait bien croire ses propres yeux, puisqu’il ne veut pas me croire car il a décidé que quoi que je fasse ou souhaite faire ce serait de toute façon bas, vil voire la folie d’un dément, ajouta Franz de nouveau tourné vers sa mère, comme si son père n’était pas comme toujours assis là derrière son dos, à sa droite.

Finalement Franz acheta quand même le vélo et il eut l’impression que c’était le plus beau jour de sa vie. Il appréciait même son odeur, il ne pouvait plus le quitter des yeux, y compris depuis son lit, dans sa froide solitude appuyé contre le mur. Franz avait envie de lui dédier des poèmes, de l’exposer à la fenêtre pour le faire admirer et montrer qu’il avait son propre vélo. Il sentait l’odeur du métal et de la graisse avec laquelle on avait enduit les essieux dans le magasin et qu’il faudrait souvent appliquer par la suite. Les chaînes en particulier devaient être traitées de même sous peine de les voir rouiller si l’on n’en prenait pas suffisamment soin. A la pensée de ces chaînes un sentiment désagréable étreignit Franz qui sentait qu’une contrainte était entrée dans sa vie.

Il retourna au cours de cyclisme, pour montrer qu’il était capable d’apprendre sans difficulté. Mais il était crispé, maladroit et même lourdaud. Il arrivait à se tenir sur une draisienne lancée, il sentait l’ivresse procurée par la caresse du vent et l’élan. Mais les mots du père s’immisçaient lentement dans son esprit comme du poison et lorsqu’Hermann ne s’intéressa plus du tout à ce que faisait son fils, reconnaissant la futilité de la chose, Franz finit aussi par négliger les cours de cyclisme. Mais la vision des femmes échauffées, aux joues rouges, et de leurs tenues de cyclisme le hanta encore longtemps.

La nouvelle Kafka és a bicikli a été publiée initialement dans Kafka fia, chez la maison d’édition Jelenkor en 2021.