Guillaume Métayer, chercheur au CNRS et traducteur littéraire parle de l’anthologie Budapest, 1956, La révolution vue par les écrivains hongrois publiée sous sa direction aux Éditions du Félin, « Les marches du temps », en octobre 2016
Cet automne, nous commémorons le 60e anniversaire de la révolution hongroise de 1956. À part cet événement, qu’est-ce qui vous a donné l’idée de publier une anthologie d’œuvres littéraires hongroises autour du thème de la révolution ? Quelle est votre relation avec cette dernière ?
J’appartiens à une génération qui a connu les deux blocs. Je venais de passer le bac lorsque le mur est tombé. Nous avons été élevés avec cette angoisse d’un monde coupé en deux, et je me souviens très bien de l’étrange fascination qu’exerçait sur moi ce monde de l’Est écrasé par la dictature. Lorsque nous avons étudié au Lycée le soulèvement hongrois de 1956, la plupart de nous avions spontanément, je crois, une grande sympathie pour le courage et les idéaux des insurgés. Ce soulèvement m’est toujours resté en mémoire comme un événement unique de l’histoire du totalitarisme soviétique et a sans doute façonné mon image de la Hongrie – l’une des premières choses que j’ai faites quand j’ai commencé à m’intéresser à la Hongrie est de regarder le film de Márta Mészáros, Napló apámnak, anyámnak [Journal pour mon père, pour ma mère], où Juli se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une contre-révolution…
Le livre paru cet automne aux éditions du Félin se veut donc avant tout une forme d’hommage à ce soulèvement.
En même temps, j’ai pensé que l’anniversaire était une excellente occasion de faire mieux connaître non seulement les faits historiques, mais la littérature hongroise aux lecteurs français, et de toucher peut-être d’autres cercles que les purs amateurs de littérature, par exemple les générations qui ont vécu, d’ici, ces événements, ou encore des sensibilités plus historiennes.
Dans cette anthologie, vous rassemblez récits et poèmes de différents auteurs hongrois, à partir de Gyula Illyés, Sándor Márai jusqu’à Krisztina Tóth ou István Kemény. Le nombre d’ouvrages publiés sur 1956 dans la littérature hongroise est très important. D’après quels critères avez-vous fait votre choix concernant les auteurs et leurs textes ?
J’ai bien sûr beaucoup lu et consulté autour de moi, mais j’avais un principe simple : la diversité. Diversité des genres littéraires d’abord, et au premier chef, ne pas oublier la poésie, si importante à l’époque, en Hongrie, et si importante tout court. C’est pourquoi le volume s’ouvre sur le célèbre poème de Illyés, « Une phrase sur la tyrannie » (« Egy mondat a zsarnokságról ») qui a été publié en 1956. Ce poème me semble emblématique de ce qu’a pu être le totalitarisme stalinien. Il décrit parfaitement la longue suffocation à laquelle réagit la révolution de 1956. Outre ses qualités intrinsèques évidentes, il m’a semblé pouvoir intéresser le public français dans la mesure où ces vers proposent une sorte de réplique au tout aussi célèbre poème « Liberté » de Paul Éluard, dont Illyés était l’ami : on voit ainsi se dessiner des liens de solidarité poétique et politique entre la Résistance française et l’insurrection hongroise, bien que le texte du poète magyar soit évidemment beaucoup plus sombre. En général, les textes proposés sont inédits en français, mais j’ai décidé de republier ici l’excellente traduction du grand poète Jean Follain car il m’a semblé que tout un public français pouvait encore ignorer ce texte et qu’il valait vraiment la peine de lui (re)donner à lire. Outre Illyés, on trouve deux poèmes de Sándor Kányádi, intéressants parce qu’écrits à chaud par un poète des confins de la Hongrie, un Magyar de Transylvanie, un poème de György Petri sur Imre Nagy, un poème de Kemény et le célèbre « Mennyből az angyal » de Sándor Márai (« Ange issu du ciel ») ; il me semble que ce dernier poème appartient pleinement au patrimoine littéraire de 1956, qu’il exprime une mouvance importante de la réception de l’événement, et que les lecteurs français peuvent ainsi découvrir une autre facette du célèbre romancier que déjà beaucoup connaissent. À côté de la répartition entre la prose et les vers, on trouve des textes divers par leur style, tantôt récits à la troisième personne, tantôt récits autobiographiques ou autofictionnels, et surtout une diversité de tons, de voix et d’approches politiques des événements. Puisqu’il était par définition impossible d’être exhaustif, je souhaitais au moins donner un échantillon de la diversité et de la richesse de la littérature hongroise sur ce thème essentiel. J’ai souhaité aussi que différents moments liés aux événements soient présents : avant, pendant, juste après (l’amnistie de 1963 avec le texte d’Árpád Göncz) et même bien longtemps après. La permanence de 1956 est ainsi abordée grâce à la manière unique qu’a Krisztina Tóth de remonter le fil de la mémoire en suivant les cicatrices de son père et les chemins de traverse de sa fuite ratée, ou encore la scène de ménage qui, dans le poème d’István Kemény intitulé sobrement « 56 », oppose, cinquante ans plus tard, deux versions des événements au sein d’une même famille.
Dans l’introduction, intitulée Hongrie 1956 : révolution et réalité, vous clarifiez bien, en quelques pages, les principaux éléments de la révolution pour comprendre ses enjeux majeurs et son contexte historico-politique.
Vous soulignez à plusieurs endroits que la réalité de l’insurrection est « minée par le sentiment d’un grand écart entre un rêve d’abord trop facile et trop large et une sanction trop cruelle ». Toutefois, il me semble que pour la majorité des Hongrois à l’époque, la possibilité de changer le système communiste relevait moins de l’ordre d’un rêve ou d’une illusion que d’un choix conscient et d’une opportunité à saisir fondés sur certains événements de la politique mondiale et sur la propagande américaine. Peut-on vraiment considérer cette force intérieure individuelle, ce besoin vital de changement qui s’est transformé en soulèvement populaire national simplement comme un « trop d’irréalisme qui porte le rêve de libération » ?
J’espère que vous ne croyez pas que j’aie en quelque manière voulu juger la révolution de 1956 comme une forme d’irréalisme politique. Cela me semblerait particulièrement mal venu et je ne me permettrai jamais une chose pareille. Pour répondre à votre question, l’introduction évoque un jeu de bascule, sensible dans les textes, entre le « trop d’irréalisme qui porte le rêve de libération » que vous citez et « le trop de réalité qu’est la mort », un entre-deux troublant, trop rapide et trop cruel entre le rêve politique et la réalité de la répression. Ce que j’ai voulu exprimer, maladroitement peut-être, c’est à quel point ces textes me semblent se débattre sans fin et d’une certaine manière sans succès, à l’image de la révolution elle-même, avec la réalité fuyante de l’événement. Réalité fuyante par sa fugacité (moins d’une quinzaine de jours), mais aussi rendue insaisissable par la propagande officielle, ainsi que par les innombrables interprétations contradictoires qui, à l’image des forces qui ont un moment, convergé en un soulèvement unique, n’ont cessé de la travailler de l’intérieur.
Ces textes montrent à l’œuvre un effort de savoir ce qui s’est réellement passé, en le faisant passer au crible de l’expérience individuelle de chacun. C’est le rôle que s’est attribué cette littérature, montrer comment les individus ont vécu ces événements, avec leur part d’incertitude, d’imaginaire, voire d’onirisme.
C’est un peu la revanche de l’individu et de la puissance arbitraire de l’imagination sur la chape de plomb et la langue de bois, une « défense et illustration » de la subjectivité face aux exigences du « réalisme socialiste », en quelque sorte.
Il me semble que le grand enjeu politique de la révolution de 1956 a diminué avec l’effondrement de l’empire soviétique en 1989. La Hongrie, ainsi que tous les pays du bloc de l’Est, est devenu un pays démocratique avec des élections libres et un gouvernement élu par le peuple. Quelle est l’importance de la révolution aujourd’hui ? Et quelle est l’importance de ce genre d’anthologie en terme de mémoire collective d’un pays qui se trouve, encore aujourd’hui, devant la confusion et l’usage politique arbitraire de l’interprétation des évènements de 1956 ?
À vrai dire, comme vous l’aurez compris à mes réponses, j’ai visé, par définition, davantage le public francophone que le lecteur hongrois, qui a, depuis des décennies, tout loisir de lire ces œuvres dans le texte, et pour qui 1956 est un événement fondateur certes controversé, mais bien répertorié. J’ai cherché plutôt ici à lutter contre cette tendance de la culture française à considérer l’Europe centrale, et la Hongrie en particulier, comme une sorte de terra incognita appartenant à l’aire culturelle germanique.
Il m’a semblé que l’événement sans doute le plus important et dont la portée a été la plus universelle de l’histoire hongroise pouvait être un bon moyen de mieux connaître ce pays, mais aussi de découvrir la remarquable richesse de sa littérature.
Je pense avec satisfaction qu’au moment de la fameuse « rentrée littéraire » de l’automne, on a pu trouver en librairie, à côté de romans parfois surfaits et formatés, des textes aussi beau que ceux de Tibor Déry ou d’István Örkény ou d’Ivan Mándy, pour ne citer qu’eux.
György Konrád écrit en 1986 dans Promenades dans Budapest en 1956 lorsqu’il est beaucoup sollicité par les journalistes occidentaux pour donner des interviews sur 1956 : « Il y a un besoin international de pathos, c’est à notre tour de le nourrir un peu. » Les Français ont toujours été très sensibles à la question de la liberté, et l’insurrection de Budapest en 1956 a peut-être rappelé les souvenirs encore très frais de la guerre. Quelle est la réception ou la perception du soulèvement hongrois en France ? Est-ce que l’image de la « Hongrie martyre » est encore présente aujourd’hui ?
Je crois que nous avons vraiment changé d’époque. Il y a toujours un « besoin international de pathos », même si la grande époque des intellectuels indignés, celle qui va, disons, de Voltaire à Sartre en passant par Hugo, Zola et Anatole France, me semble, pour l’instant, révolue, et représentée uniquement de manière épisodique, voire involontairement parodique, pour ne pas dire caricaturale. Au contraire, ce qui domine, me semble-t-il, c’est la difficulté qu’éprouvent les intellectuels non seulement à se mobiliser eux-mêmes, mais à provoquer l’émotion internationale ou à embrayer sur elle. Il y a, dans l’ensemble et malgré tous les efforts, liés à la rapidité des réseaux sociaux, une sorte d’apathie générale, en tout cas un doute évident et explicable face à la capacité des intellectuels à être plus lucides que les autres. En ce sens, 1956 marque peut-être une rupture, que la Guerre d’Algérie nous a peut-être un peu cachée : l’impuissance des grandes protestations face à la terrible réalité des forces en présence. Cela va peut-être changer… En ce sens aussi en tout cas, une littérature qui va chercher l’événement au ras de l’expérience individuelle, comme c’est le cas dans ces textes, est évidemment une réponse de fond à l’indifférence. Par ailleurs, aujourd’hui, avec ce livre, je n’ai pas l’impression d’avoir trouvé beaucoup d’écho dans les plus jeunes générations ici en France. La politique des deux blocs inquiète et donc intéresse beaucoup moins que le « choc des civilisations » réel ou imaginé. On ne connaît pas assez bien ici la politique hongroise pour faire jouer cette mémoire par rapport à l’actualité de la Hongrie. La place de 1956 dans une histoire des luttes antitotalitaires semble appartenir au passé, le lien entre la « religion séculière » athée et les fanatismes du retour au religieux n’est pas si clair ou reste à établir au sein d’une histoire de la liberté à plus grande échelle et aux frontières plus vastes que celle à laquelle nous sommes habitués. En ce sens, 1956 tend à devenir un événement purement historique et purement hongrois. On peut, comme moi, le regretter, tout en comprenant la logique de ce relatif oubli.
Dans les dernières pages de l’anthologie, le lecteur découvre également une chronologie des événements, des cartes de Hongrie et de Budapest avec l’index des rues et des lieux cités dans les ouvrages. En se promenant aujourd’hui dans Budapest, peut-on retracer les événements de la révolution malgré les transformations de la ville effectuées depuis ?
Quand je suis allé la première fois à Budapest, j’ai été frappé par les impacts de balle datant de 1956 que l’on m’a montrés sur les murs. C’est resté aussi un souvenir ineffaçable. Depuis, j’ai repensé aussi à Automne à Budapest de Ferenc Karinthy dont l’un des thèmes obsédant est, cette fois, les séquelles et les cicatrices de 1944 au cœur même de la Budapest qui est en train de se soulever en 1956, à peine douze années après. Mais mon idée n’était pas, avec cette carte, de retracer la mémoire urbaine de Budapest – un sujet passionnant, il est vrai – mais de permettre au lecteur francophone de se reconnaître dans la ville en lisant les textes, cette ville qui ne cesse d’y être évoquée avec une poésie poignante. Je pense au texte de Tibor Déry où l’on voit le professeur errer jusqu’à la gare du Midi (Déli pályaudvar), au texte de Ladányi où les grands boulevards se transforment fantasmatiquement en quartiers d’autres grandes villes européennes, à telle ou telle notation, ici ou là, qui auraient pu perdre le lecteur francophone. Outre la carte, l’index des noms doit permettre de s’y retrouver, d’autant plus que, comme vous le savez, bien des noms ont changé et que les équivalents actuels sont indiqués dans le livre.
Au delà des cartes, des notices bibliographiques des écrivains et des traducteurs font également partie de l’ouvrage. Il est très important de voir qu’il existe de nombreux traducteurs, hongrois ou français, ayant chacun un parcours un peu différent, qui ont contribué volontairement à cette entreprise de faire connaître au public français les meilleures pages de la littérature hongroise. Comment est-ce que vous avez choisi vos traducteurs pour cette anthologie ? Existe-il un réseau important de traducteurs littéraires hongrois en France ?
L’un des objectifs de cette anthologie était d’aider à l’émergence d’une nouvelle génération de traducteurs.
Certains avaient déjà largement fait leur preuve, comme Judit et Pierre Karinthy ou Clara Royer, par exemple. Mais j’ai aussi demandé à des étudiants, parfois très jeunes, de se mettre à la tâche, chacun étant libre de choisir son texte au sein d’une présélection. De mon côté, outre mes propres traductions, je me suis chargé de relire leur travail et de leur faire des remarques, qui ont toutes été l’occasion d’échanges aussi amicaux que féconds. Je tenais aussi à ce que chacun ait droit à sa notice biobibliographique, précisément pour mettre le pied à l’étrier à un certain nombre d’entre eux, mais aussi parce que le rôle du traducteur est souvent minimisé, alors que, dans le cas de langues dites rares comme le hongrois, il est d’une importance capitale. Il m’a semblé qu’il fallait choyer ces passeurs en devenir. Beaucoup ont été, à ce qu’ils m’ont dit, ravis de se lancer, et il me semble que le résultat est convaincant. Une meilleure diffusion et connaissance de la littérature hongroise, aujourd’hui et à l’avenir, passe évidemment par eux, et je suis heureux si ce livre a pu, à sa manière, y contribuer modestement.
Gábor Orbán