Macskakő (Pavé) de Péter Lengyel, Szépirodalmi Könyvkiadó, 1988
« Le chat a neuf vies, nos pavés en ont sept : s’ils sont usés d’un côté, on peut encore les tourner, cinq fois. Quand le sixième côté sera également usé, ils amortiront avec leur propre corps de basalte la mort qui nous est destinée. » (extrait du livre)
« Pour le faire très simple : d’un côté, il y a ce narrateur, qui, restant toujours un peu dans l’ombre, raconte à la première personne du singulier comment il a organisé avec ses compagnons un grand vol de bijoux pendant l’année du millénaire(1). De l’autre, il y a son adversaire, le commissaire Dajka d’une sensibilité et d’une logique étonnante. Puis, il y a l’écrivain qui ressemble étrangement à Péter Lengyel. De temps en temps, celui-ci interrompt l’action pour s’adresser à un témoin extérieur, sa petite fille qu’il élève seul : il lui parle de la Préhistoire, qui mène à sa propre « préhistoire », de son enfance à Óbuda que d’autres ouvrages de Péter Lengyel nous ont rendu familière, de ses tribulations familiales et il partage également des commentaires concis et ironiques sur le monde qui l’entoure aujourd’hui. La relation entre ces deux dimensions temporelles est mystérieuse mais intimement organique, elle permet au narrateur d’enjamber un siècle entier d’une phrase à l’autre. Pourtant, c’est l’histoire ancienne, claire, aventureuse qui semble la plus mystérieuse. Budapest de la fin du siècle, le casse, le meurtre par jalousie. La vie de la boîte de nuit Csacska Macska [‘le chat bébête’ – NDTR], sorte de « café chantant » hésitant entre le restaurant élégant et le bordel raffiné. Les pièces à conviction des romans policiers traditionnels n’ont ici qu’une logique apparente, elles ne sont que des accessoires au service de l’ironie, une manière de tourner en dérision la crédibilité. Le conteur et même le concepteur, l’organisateur de ces crimes d’antan n’est autre que le narrateur, soit, pour le formuler un peu grossièrement, l’auteur lui-même, Péter Lengyel. Le romancier en tant que personnage de roman meurt mais il continue à vivre comme narrateur. Mais ici on entre sur le terrain marécageux de la théorie du roman. Péter Lengyel évoque cette attitude ancienne mais aujourd’hui méprisée qui voit dans l’écrivain quelqu’un qui à l’image de Dieu, sait tout. »
1 Grandes célébrations de 1896 commémorant le millénaire de la conquête de la Hongrie.
Imre Szász : Az író mint a rablóbanda feje (L’Ecrivain comme chef de la bande de cambrioleurs) = Új Tükör, 1989/4.
« Péter Lengyel est à l’aise dans plusieurs registres. Il parle avec la même facilité le style archaïsant et la langue (en partie journalistique) de la fin du siècle. Il maîtrise le langage littéraire actuel, la boutade enfantine, le graffiti obscène, la phrase musicale ; dans le domaine des genres : le conte romantique, l’histoire d’horreur, la scène de genre, la chronique journalistique, la description sociologique, l’autobiographie à moitié voilée, la vulgarisation, sous forme d’essai, de la physique, de l’anthropologie et de la géographie. Le rythme du texte, malgré sa diversité, reste inébranlable, ce qui fait oublier l’une des fragilités de sa composition, les traces que le temps de l’écriture a laissées sur le roman, les grands intervalles de temps, ainsi que sa longueur légèrement exagérée. »
Tamás Tarján : Macskakő (à R. J. T.) = Népszabadság, 15 avril 1985
« On peut tout autant affirmer que ce roman se lit facilement, et donc, que sa lecture est accrocheuse, et qu’il faut le lire au moins deux fois car la relecture nous apporte beaucoup, et donc, que sa lecture est difficile. Ceci à cause de sa trame tissée de motifs qui semblent inépuisables, de la structure complexe du texte et du raffinement de sa composition. « Qu’une histoire soit une salle spacieuse et aérée, où l’on peut vivre, aller et venir, que l’on peut contempler à son aise. », peut-on lire au début du livre et il en sera ainsi. L’histoire est effectivement ainsi, et il est agréable d’y vivre. Le lecteur parcourt du regard l’univers sinueux et familier du roman, il se déplace à son aise entre ses différentes strates. Des strates, il y en a au moins trois qui s’offrent à l’analyse. Ce roman est à la fois un récit de transmission paternelle, une histoire policière excitante sur un fond historique et une recherche sur l’essence du métier d’écrivain. »
Csaba Károlyi : « Ellakni, nézelődni » (Vivre, parcourir du regard) = Csaba Károlyi :Ellakni, nézelődni, Pesti Szalon, 1994
« […] Péter Lengyel est le poète de la mémoire locale. Selon lui, qui veut se reconstruire soi-même ne peut y parvenir qu’en reconstruisant le lieu où il se sent chez lui, et seule cette identité locale permet d’être vraiment chez soi. Et comme pour lui le locus est Budapest, au bout d’un processus compliqué où, une nouvelle fois, la dette, la fidélité et l’espoir jouent les premiers rôles, Péter Lengyel a immortalisé par la poésie la ville pour que, grâce à lui, elle demeure dans notre mémoire. Déry, Mándy, Vas et Nádas ont écrit des pages merveilleuses sur Budapest mais si l’on me demandait qui aura été le poète de Budapest des cinquante dernières années, je nommerais Lengyel sans la moindre hésitation. »
Sándor Radnóti : Az adósság, a hűség és a remény (La dette, la fidélité et l’espoir) = Az Egy és a Sok, Jelenkor, 2010
« Péter Lengyel affirme quelque part avec un conservatisme obstiné son art poétique profondément moderne : ″Les esthètes prétendent qu’aujourd’hui le narrateur ne peut plus être un dieu qui sait tout et qui est partout. Ce n’est plus possible. C’est cela leur métier, ce ce n’est plus possible. Ils disent également : le roman est mort. Qu’il se repose en paix, quand j’aurai temps, je ferai son deuil, mais là j’ai à faire : je dois l’écrire.″ Cela paraît obstiné et conservateur, mais, en même temps, c’est Péter Lengyel qui affronte le plus consciencieusement possible la question suivante : une histoire peut-elle être racontée, en l’occurrence, celle d’un casse bien préparé dans son intégralité c’est-à-dire : peut-elle être racontée de telle façon qu’elle provoque un sentiment de plénitude chez le lecteur ? Et cela veut dire d’autres choses aussi. Par exemple, l’écrivain peut-il entretemps se permettre le luxe de donner son opinion sur un tas de choses, des choses d’hier et d’aujourd’hui et des choses qui remontent à des centaines, de milliers d’années, sur Budapest au temps du millénaire (le lieu du grand cambriolage), sur l’époque de l’homme au silex, sur les scandales de 1944 et de 1956, sur le fait de rebaptiser les rues et ce qui se cache derrière. »
Jenő Alföldy : A kőkocka hét élete (Les sept vies du pavé) = Élet és Irodalom 1989. 9. 1.
Traduction : Gábor Orbán et Anne Veevaert